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Deux cargos de l'entreprise Desgagnés se croisent sur le Saint-Laurent
Radio-Canada / Benoît Chapdelaine

Texte et photos par Benoît Chapdelaine

Contrairement aux avions dans le ciel, on ne les voit pas, ou si peu, à moins de vivre près de la rive. Pourtant, chaque année, des centaines de cargos acheminent des milliers de tonnes de marchandises en remontant ou en descendant le fleuve Saint-Laurent. L’un d’eux, le Sedna Desgagnés, a appareillé le 20 août à Sainte-Catherine, en banlieue de Montréal, pour aller livrer des biens à Kuujjuaq et au Nunavut, un voyage de plus d’un mois en longeant la côte du Labrador. Journal de bord des premières heures.

Pendant quatre jours, des débardeurs entassent des centaines de conteneurs, des poteaux électriques, des produits pour l’industrie minière et des produits alimentaires sur le Sedna Desgagnés. Quand tout semble terminé, on ajoute à l’aide d’une grue fixée au bateau de petites embarcations à moteur, des autos, des camions et même une ambulance à destination du Nord canadien.

On a 7300 tonnes de marchandises, ce qui est relativement élevé, précise le capitaine Marc-Antoine Saucier. Si on avait à les transporter par camion, ça ne finirait plus. Ça reste le moyen de transport le plus efficace pour les marchandises.

De toute manière, il n'y a pas de route praticable vers Kuujjuaq et les villages les plus au nord du Québec. Les avions s’y rendent de Montréal en un peu plus de 2 heures, mais ne sont pas appropriés pour transporter tant de marchandises. Ce ne sont pas de gros aéroports, donc ce sont de petits avions très affectés par le poids et la consommation. Les avions transportent cependant les produits périssables comme les fruits et légumes.

Tous les colis doivent être bien identifiés, indique le capitaine en montrant le chargement, pour ne pas qu’on les débarque à la mauvaise place, considérant que certains villages dans l’Arctique ont une à trois livraisons par année.

Camions, pelles mécaniques et ambulance perchés sur un cargo.
Camions, pelles mécaniques et ambulance perchés sur un cargo.
Radio-Canada / Benoît Chapdelaine
Photo: Une ambulance à destination du Nord fait partie de la cargaison.  Crédit: Radio-Canada / Benoît Chapdelaine

« C’est la dernière chose que je veux voir, du cargo qui bouge »

La cargaison est solidement fixée sur le navire. Des courroies passent dans chacune des roues des véhicules déposés sur le pont.

On ne veut pas que ça bouge, explique Zachary Vallée, 23 ans, premier officier et homme de confiance du capitaine. Quand le bateau part comme cela dans le Nord, on peut se faire brasser sur la côte du Labrador. On s’assure que tout est sécurisé sur le pont et qu’il n’y a rien qui bouge. Si le bateau est dans une tempête, en tant que premier maître, c’est la dernière chose de ma vie que je veux voir, du cargo qui bouge, quand je regarde dans ma fenêtre en haut de la timonerie.

Avant d’appareiller, le capitaine offre une visite rapide du navire : cabines, salles des machines, salle de contrôle…

Les pales de l’hélice, explique-t-il, lorsqu’on est à STOP, vont être bien droites, donc ne viendront pas pousser de l’eau ou en tirer, et lorsqu’on va vouloir avancer, lorsque je vais mettre du moteur vers l’avant ou l’arrière, l’orientation des pales va changer. Plus on les fait tourner, plus on ramasse de l’eau, donc plus vite on va aller.

Salle des machines du Sedna avec deux génératrices en arrière-plan.
Salle des machines du Sedna avec deux génératrices qui fonctionnent quand le moteur ne tourne pas.Photo : Radio-Canada / Benoît Chapdelaine

La cuisine du navire est située entre deux petites salles à manger, l’une pour les matelots et les débardeurs, l’autre pour les officiers : On aime bien ça, faire une séparation, c’est pas parce qu’on ne veut pas discuter avec eux, mais c’est comme n’importe quoi, les cadres et subalternes, c’est toujours bien d’avoir un petit moment séparé pour pouvoir évacuer certaines frustrations ou rester entre nous.

La veille du départ, les marins, des hommes âgés en moyenne de 38 ans, se présentent tour à tour sur le quai en face des bureaux de Desgagnés, dans un secteur industriel de Sainte-Catherine, près de la réserve mohawk de Kahnawake. Les 17 membres d’équipage se soumettent à un test de COVID. L’appareillage est prévu à 5 h, le samedi matin.

La nuit, seul le ronronnement des génératrices et de la ventilation perturbe le silence dans les cabines. Mais à 5 h, le navire est toujours immobile. Un autre immense cargo passe lentement, comme une ombre, à quelques mètres du Sedna toujours amarré.

On a attendu que le navire ait passé le quai pour pouvoir quitter, explique le capitaine. C’était plus sécuritaire que de se croiser ici dans le canal.

Une silhouette de bateau au soleil levant.
Le Sedna sur les traces d'un autre cargo dans la Voie maritime du Saint-Laurent.Photo : Radio-Canada / Benoît Chapdelaine

La longueur du Sedna l'oblige à aller en amont pour faire demi-tour dans le lac Saint-Louis, donc passer deux fois sous le pont Mercier et le pont ferroviaire voisin du Canadien Pacifique. Ces manœuvres délicates alors que le soleil se lève sont dirigées depuis la timonerie au sommet du navire par le pilote Francis Bigué-Morel.

On a l’impression qu’il y a de l’eau partout, mais le chenal de navigation est très étroit. L’enjeu sur le lac Saint-Louis, c’est où on va se virer. C’est un peu plus large, mais pas tant que ça, c’est peut-être deux fois la longueur du navire (139 mètres). Il faut être capable de s’arrêter et tourner sur place rapidement sans se faire prendre par le courant qui va nous déporter sur les hauts-fonds.

L’opération se déroule parfaitement et le bateau descend maintenant la voie maritime, franchit le pont Mercier pour se diriger vers l’écluse de Sainte-Catherine.

On se rapproche tranquillement, indique par radio portative au pilote le premier officier Zachary Vallée, penché sur le pont du navire. À peu près un pied… un demi-pied… et on est en contact.

Entrer dans l’écluse est une nouvelle opération délicate. Le Sedna a 21 m de large, l’écluse fait 24,5 m.

Les plus gros navires ont 24 mètres, donc tu glisses sur le mur puis tu rentres, crrrrrr… ça frotte de chaque bord, explique le pilote. Puis quand on arrive en position, on dit à l'éclusier de sortir les ventouses. Ces systèmes de ventouses vont descendre en même temps que le niveau de l'eau, vont garder le navire en position tout le long de l’éclusage. Quand l’éclusage va être terminé, les portes en avant vont être ouvertes. Il va nous dire qu'on est prêts à être lâchés, puis on va partir.

L’opération se répète pour la deuxième écluse sous le pont Victoria à Saint-Lambert. Un autre pilote prend alors la relève entre Saint-Lambert et Trois-Rivières, un troisième fera de même jusqu’à Québec et un quatrième jusqu’à la hauteur des Escoumins.

Tous les grands navires sont pilotés par des experts entre les Grands Lacs et la Côte-Nord. Le métier date du 19e siècle : la Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central célèbre d’ailleurs cette année ses 150 ans. Chacun a sa zone d’intervention.

Il est environ 11 h quand le navire s’élance en dehors de la voie maritime et navigue sous le pont Jacques-Cartier. Le soleil brille, il n’y a presque pas de vent. Plusieurs bateaux de plaisance circulent sur le fleuve. Ils semblent minuscules entre les cargos comme le Sedna et un autre navire de la compagnie Desgagnés ancré à proximité.

Souvent, on a des conditions plus difficiles, été comme hiver, souligne le pilote François Fugère. La pluie, la neige, la glace, mais aujourd’hui on est chanceux, il fait beau. Quand il y a beaucoup de brume, c’est plus difficile, on doit naviguer au radar, utiliser nos instruments électroniques. Quand il vente beaucoup aussi, la neige, la pluie peuvent réduire la visibilité, ce qui rend notre travail plus difficile.

Dans le cockpit d'un navire.
Dans le cockpit d'un navire.
Radio-Canada / Benoît Chapdelaine
Photo: À bord de la timonerie  Crédit: Radio-Canada / Benoît Chapdelaine

Désertique avec des glaciers

Le navire avance maintenant à une vitesse de 14 nœuds ou 26 km/h. Il passera sous les ponts de Trois-Rivières et de Québec avant de longer la Côte-Nord et la côte du Labrador pour se diriger vers sa destination. De moins en moins de gens, de plus en plus d’eau à perte de vue.

C’est sûr qu'avec le temps, le paysage revient toujours, signale le capitaine Saucier. Dans les premières années, c'est quand même très, très impressionnant. On arrive quelque part et il y a un petit village dans le fond d'une baie. On débarque la marchandise dans des montagnes de roches immenses, avec aucune végétation. C'est quasiment désertique. C'est très, très particulier avec des glaciers entre tout ça.

Le capitaine chérit particulièrement certains moments quand on a la chance d'avoir une superbe météo, une mer d'huile. Là, on s'installe dans la timonerie. On voit le beau coucher de soleil, la mer calme. Il n'y a pas de bruit à l'extérieur. Il y a juste le bruit du moteur, la vibration. C'est excessivement particulier, c'est très paisible.

Le capitaine du Sedna, Marc-Antoine Saucier, devant la timonerie.
Le capitaine du Sedna, Marc-Antoine SaucierPhoto : Radio-Canada / Benoît Chapdelaine

Le Sedna Desgagnés se rend trois fois dans l’Arctique entre juin et la mi-novembre. Les marins travaillent intensément environ la moitié de l’année et sont en congé l’autre moitié, avec des avantages et des inconvénients.

J'ai un petit garçon de deux ans et demi, poursuit le capitaine. Je dois jongler entre la famille et le travail mais, présentement, j'apprécie ça. Donner un petit cinq mois, cinq mois et demi et après cela : sept mois de vacances, on part en van, on voyage. Il n'y a pas grand monde qui peut se permettre ça.

Le capitaine dit se faire beaucoup questionner durant l’hiver. Vous faites quoi dans la vie? Moi, je suis capitaine pour la marine marchande, mais là, je ne travaille pas. Je suis en vacances, j’ai sept mois de vacances. Ils ne comprennent pas, il travaille juste la moitié de l’année? Il ajoute que les marins s'en tirent avec de bonnes conditions de travail et un salaire très décent.

Des hommes sur un bateau.
Des hommes sur un bateau.
Radio-Canada / Benoît Chapdelaine
Photo: Des membres de l'équipage du Sedna Desgagnés  Crédit: Radio-Canada / Benoît Chapdelaine

Les risques de perdre le Nord

Les opérations de ravitaillement dans le Nord sont complexes. Le bateau s’ancre à proximité des villages, mais pas question de débarquer à pied sur une passerelle.

Il n’y a pas de quai, explique le premier officier Zachary Vallée. Tout ce qui est véhicule, conteneur, on prend cela à la grue, on le met sur des barges. Le Sedna dispose d’un camion-remorque qui est souvent déposé sur la première barge. Une fois sur la terre ferme, le camion permet de livrer la marchandise aux clients répartis dans le village.

Encore faut-il bien se rendre à Kuujjuaq, Tasiujaq, Igloolik et dans les autres villages desservis par le Sedna. Les routes maritimes du Nord ne sont pas aussi précises que celles du Sud.

On utilise les cartes papier passé 60 degrés de latitude Nord, précise-t-il. Ce sont de vieilles cartes avec des relevés hydrographiques qui datent parfois des années 1950. C’est vieux, c’est moins fiable, on s’arrange avec cela, mais il n’y a pas de cartes électroniques qui ont été développées pour la navigation.

Le GPS si utile aux automobilistes devient parfois bien futile dans l’Arctique : Dans les latitudes aussi hautes, il se met à y avoir des erreurs de GPS. L’angle d’attaque du signal est plus faible avec la courbure de la Terre et le positionnement géographique devient moins précis. La carte électronique se réfère au signal GPS, donc si ton GPS est moins précis, la position sur la carte est moins précise, donc tu ne sais plus tu es où.

Les navires comme le Sedna ne ravitaillent pas les villages du Nord en hiver, mais les conditions ne sont pas pour autant toujours favorables le reste de l’année.

L’automne, explique devant une carte de l’Arctique Maxime Cormier, 3e officier et fils d’un marin de Rimouski, on peut avoir des vents, de la pluie et de la neige, des grosses vagues et de la mer assez inconfortable par moments. Le Nord, c’est une zone imprévisible.

Une zone parfois inhospitalière où la solidarité des membres d’équipage peut être mise à rude épreuve, surtout qu’ils passent plusieurs mois ensemble.

Quand tu arrives sur un bateau, c’est quasiment comme une seconde famille, dit Zachary Vallée. C’est des gens avec qui tu vis 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, c’est avec eux que tu travailles, que tu manges, que tu dors – ils ne sont jamais bien loin de toi.

Qu’arrive-t-il donc en cas de conflit entre membres d’équipage?

Tu avales la pilule, tu n’as pas le choix, tu ne peux pas changer un membre d’équipage comme ça du jour au lendemain juste parce que tu ne lui aimes pas la face.

À l’inverse, des membres de l’équipage semblent faire l’unanimité, entre autres grâce à leur remarquable sens de l’humour et à leur passion de marin. Chacun a un rôle important à jouer, notamment pour assurer la sécurité de l’équipage.

Antoine, es-tu disponible pour une petite jasette vite vite? demande le capitaine à l’homme en train de vérifier le mécanisme de la grue pour descendre le canot de sauvetage en cas d’urgence.

En tant que troisième ingénieur, Antoine Gagné s'assure que la machinerie continue à fonctionner sans arrêter le navire.

L’eau salée et la rouille détériorent les systèmes beaucoup plus rapidement qu’à terre et demandent un niveau de maintenance supérieur.

L'officier mécanicien de 31 ans a troqué il y a quelques années les chantiers de construction pour le travail à bord des bateaux. Il doit composer parfois avec le mal de mer : C’est sûr que quand ça brasse, c’est le fun pour personne. Après des jours à se faire brasser, tout le monde a le mal de mer. Ça, on apprend à faire avec, mais ça fait partie de la job.

Mais l’amour du large est plus fort. Antoine Gagné se promet de naviguer longtemps. Moi, ce que j’aime de la mer, c’est de perdre l’horizon. C’est immensément grand, on est tellement petits dans l’Univers quand on pense à ça.

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