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Illustration de deux personnes assises sur la banquette arrière d'une voiture.
Radio-Canada / ICIJ / Rocco Fazzari

Un texte de Frédéric Zalac, Zach Dubinsky, Paul Émile d’Entremont et Consortium international de journalistes d’enquête (ICIJ)

Le service de hélage électronique Uber a entravé le travail d'enquêteurs, exploité la violence envers ses chauffeurs et secrètement bénéficié de l'appui d'Emmanuel Macron dans sa campagne de lobbying, selon une fuite de documents internes transmis au Guardian et partagés avec l'ICIJ et l’émission Enquête.

Au printemps 2015, des agents de Revenu Québec enquêtaient depuis des semaines sur le service de hélage électronique Uber lorsqu’ils se sont rendus aux bureaux de l’entreprise à Montréal. Des agents ont accédé au bâtiment en se faisant passer pour des chauffeurs potentiels ou pour des comptables qui représentaient des chauffeurs.

Une équipe de filature a même suivi le directeur général d’Uber au Québec depuis sa résidence jusqu’à ses bureaux, situés dans le Vieux-Montréal.

Revenu Québec soupçonnait qu’Uber ne percevait pas la TVQ et aidait ses chauffeurs à faire de même.

Le 13 mai 2015, les enquêteurs ont obtenu deux mandats de perquisition. Le lendemain, ils ont commencé à fouiller simultanément à deux adresses liées à cette entreprise.

Cependant, à 10 h 40, les enquêteurs présents aux deux endroits ont remarqué que les ordinateurs portables, les téléphones intelligents et les tablettes de l'entreprise avaient tous redémarré soudainement au même moment.

Craignant que les données ne soient manipulées à distance, les enquêteurs ont immédiatement éteint les appareils. Ils ont saisi 14 ordinateurs, 74 téléphones et quelques documents, selon un rapport au dossier déposé à la cour qu’a consulté l'émission Enquête de Radio-Canada.

Le directeur général d'Uber à l'époque, Jean-Nicolas Guillemette, a déclaré aux enquêteurs qu'il avait contacté des ingénieurs du siège social de l'entreprise à San Francisco et que ceux-ci avaient crypté toutes les données à distance.

Ce qui s’est produit à Montréal était loin d'être un incident isolé : c'était plutôt une tactique bien établie pour barrer la route aux autorités, fiscales ou autres, dans plusieurs pays où l’entreprise tentait de s’établir, selon des documents provenant des Uber Files, une fuite de documents internes de cette entreprise californienne.

Les documents de la fuite montrent comment l'entreprise, d’abord lancée comme service de transport de luxe à San Francisco en 2010, a tenté de surmonter les obstacles juridiques et politiques grâce à une stratégie de lobbying intense et de recrutement d’alliés, y compris Emmanuel Macron à l'époque où il était ministre, tout en esquivant les autorités et, dans bien des cas, en méprisant les règles.

Un camion de Revenu Québec.
Pendant que des enquêteurs de Revenu Québec exécutaient un mandat de perquisition dans les bureaux d'Uber dans le Vieux-Montréal le 14 mai 2015, des ordinateurs et des appareils électroniques ont été redémarrés à distance et leurs données ont été cryptées depuis San Francisco par des ingénieurs au siège social d'Uber dans cette ville.Photo : Radio-Canada

La fuite contient 124 000 fichiers, dont 83 000 courriels, des textos entre les plus hauts dirigeants d'Uber ainsi que des notes de service, des présentations et des factures. Ces fichiers, qui vont de 2013 à 2017, mettent en lumière une période où Uber se développait de manière agressive et s’imposait souvent en faisant fi de la réglementation sur l'industrie du taxi dans de nombreuses villes du monde, y compris au Canada.

Les fichiers ont été transmis au quotidien The Guardian (Nouvelle fenêtre) et communiqués au Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ) (Nouvelle fenêtre), basé à Washington, dont les partenaires médiatiques incluent CBC/Radio-Canada, le Toronto Star, le Washington Post, la BBC, Le Monde et Radio-France.

Dans une déclaration à l'ICIJ, Jill Hazelbaker, porte-parole d'Uber, a reconnu qu’il y a eu des erreurs et des faux pas qui, il y a cinq ans, ont abouti à une des remises en question les plus tristement célèbres de l'histoire du monde des affaires américain, mais que l'entreprise avait changé ses pratiques depuis 2017.

Déjouer les autorités

Les fichiers révèlent qu’un outil informatique appelé le kill switch, ou coupe-circuit, ainsi qu’un logiciel de cryptage ont également été utilisés en France, aux Pays-Bas, en Hongrie, en Roumanie et en Inde alors que les autorités gouvernementales, fiscales ou autres, effectuaient des perquisitions dans les bureaux de l'entreprise.

Ce coupe-circuit interrompait à distance l'accès aux serveurs de l'entreprise situés à San Francisco, ce qui empêchait les autorités gouvernementales d'avoir accès aux fichiers de l'entreprise sans donner l’impression que le personnel sur place refusait de collaborer.

Selon un courriel interne datant de 2015, rédigé par un directeur juridique d'Uber en Europe, l'entreprise était particulièrement préoccupée par le fait que les autorités pourraient avoir accès à sa liste de chauffeurs, ce qui ferait en sorte qu'il serait beaucoup plus facile pour le fisc, pour les autorités et pour la police de terrifier ses chauffeurs et de leur demander des comptes.

Si nous leur remettons la liste des chauffeurs, nous sommes cuits, a-t-il ajouté.

Une des premières utilisations du fameux coupe-circuit a eu lieu lorsque des agents de la Direction générale de la concurrence en France ont effectué une perquisition dans les bureaux parisiens de l'entreprise en novembre 2014. Le directeur juridique européen d'Uber à l'époque a envoyé un courriel intitulé Coupez l’accès à Paris maintenant à 15 h 14, heure locale. Treize minutes plus tard, un responsable de l'informatique a répondu : C'est fait.

Lors d'une perquisition menée par les autorités fiscales françaises en juillet 2015, Mark MacGann, le chef lobbyiste d'Uber en Europe à l’époque, a conseillé à Thibauld Simphal, alors directeur d'Uber France, de demander aux employés de feindre la surprise lorsque le coupe-circuit était mis en marche, selon des textos provenant de la fuite.

Essayez quelques ordinateurs portables, paraissez confus lorsque vous ne pouvez pas y accéder, dites que l'équipe informatique est à [San Francisco] et qu'elle dort profondément. Le gestionnaire français a rétorqué : Oh oui, nous avons utilisé cette stratégie tellement souvent que le plus difficile, maintenant, c’est de continuer d’avoir l’air surpris!

MacGann a dit au Guardian qu'il ne faisait qu'obéir aux ordres. Chaque fois que j'étais personnellement mêlé aux activités de coupe-circuit, j'agissais sous les ordres directs de ma direction à San Francisco, a-t-il déclaré.

Simphal, désormais responsable mondial du développement durable chez Uber, a déclaré que tous ses échanges avec les autorités publiques étaient faits de bonne foi.

Microphone à la main, Travis Kalanick regarde au loin.
Travis Kalanick, cofondateur et PDG de Uber, a démissionné de l’entreprise en 2017 après une série de scandales. Il affirme n'avoir jamais autorisé d'activités qui auraient entravé la justice.Photo : Getty Images / Money Sharma

Lors d'une perquisition menée en avril 2015 dans ses bureaux d'Amsterdam, le responsable d'Uber pour l'Europe de l'Ouest a envoyé un courriel à un ingénieur de l'entreprise : Coupe-circuit à [Amsterdam] dès que possible s'il vous plaît. Le cofondateur et PDG d'Uber à l’époque, Travis Kalanick, a été inclus dans la chaîne de courriels. Sept minutes plus tard, il a répondu ceci : S'il vous plaît, appuyez sur le coupe-circuit dès que possible... L'accès doit être coupé à [Amsterdam].

Dans une déclaration envoyée à l'ICIJ, Kalanick dit n'avoir jamais autorisé d'activités ou de programmes qui auraient entravé la justice dans quelque pays que ce soit.

Selon son porte-parole, Devon Spurgeon, Uber utilisait des protocoles technologiques pour protéger la propriété intellectuelle et la vie privée de ses clients et pour garantir le respect d'une procédure régulière en cas de perquisition extrajudiciaire.

Il affirme que les protocoles n'entraînent pas la suppression d'information et que les décisions en ce qui a trait à leur utilisation ont été approuvées par les services juridiques et réglementaires d'Uber. Et il ajoute que l'ex-PDG n'a jamais été accusé d'entrave à la justice.

Après la perquisition menée dans ses bureaux de Montréal, Uber s'est adressée aux tribunaux pour contester la validité des mandats obtenus par Revenu Québec.

En 2016, un juge de la Cour supérieure du Québec a statué que les mandats de perquisition étaient valides. Il a également mentionné que le redémarrage à distance des appareils électroniques et le cryptage à distance de leurs données pendant l'exécution des mandats revêtaient toutes les caractéristiques d'une tentative d'entrave à la justice et qu'un juge pouvait raisonnablement conclure que l'entreprise voulait soustraire la preuve de sa conduite illégale à l’attention des autorités fiscales.

On ignore comment s'est conclue l'enquête. Une porte-parole de Revenu Québec a déclaré à Radio-Canada que l'agence ne pouvait pas commenter quant à ses activités d’enquête actuelles ou passées puisque tant la confidentialité fiscale que le privilège de l’enquête s’appliquent.

Uber a par la suite conclu une entente avec Revenu Québec selon laquelle la société californienne perçoit, à même sa plateforme, la TPS et la TVQ au nom des chauffeurs, puis remet les montants au fisc tous les trimestres.

Un édifice en verre.
Le siège social d'Uber à San Francisco, en Californie.Photo : Getty Images / Justin Sullivan

La valeur totale d’Uber sur le marché boursier s'élève à 42 milliards de dollars américains. La compagnie dit mener des activités dans plus de 10 000 villes et plus de 70 pays. Son nom est devenu synonyme d'applications de hélage électronique sur les nombreux marchés où elle domine. La firme s'est aussi diversifiée dans la livraison de repas et de nourriture.

Toutefois, la fuite des Uber Files montre à quel point l'ascension fulgurante de cette entreprise était loin d’être assurée après son lancement à San Francisco en 2010.

La stratégie agressive d'Uber pour s'établir lui a aussi causé bien des maux de tête. Dans une présentation datant de 2014, la société a qualifié ces problèmes de pyramide de la merde, formée par des couches de litiges, de procédures administratives, d'enquêtes réglementaires et de poursuites contre les chauffeurs.

Un dessin d'une pyramide avec des annotations.
Diapositive d'une présentation faite au siège européen d'Uber à Amsterdam en 2014 et intitulée « Europe : la meilleure défense est l'attaque ».Photo : Uber Files / The Guardian / ICIJ

Uber a recruté de nombreux alliés politiques pour l’aider à surmonter ces obstacles et pour continuer son avancée.

Contourner Montréal en passant par Québec

Lorsque le service UberX a été lancé à Montréal, en 2014, le maire Denis Coderre a immédiatement déclaré que bien sûr, c'est illégal.

En coulisses, le responsable des politiques d'Uber au Canada n’était pourtant pas inquiet. Il a envoyé un courriel interne qui disait ceci : C’était parfaitement anticipé et connu, mais nous travaillons avec la province et la Ville de Québec comme voie officieuse pour contourner Montréal.

Lorsque Unifor, le plus grand syndicat du secteur privé au Canada, a demandé au gouvernement de l'Ontario d'intervenir après le lancement d'UberX à Ottawa, en octobre 2014, le même responsable des politiques d'Uber a écrit : Nous avons rencontré et continuons de rencontrer les ministres provinciaux concernés afin d’éviter ce problème... Nous rencontrons les ministres provinciaux responsables dans toutes les provinces du Canada.

John Tory derrière un lutrin.
Le maire désigné John Tory prend la parole devant l'hôtel de ville de Toronto à la fin d'octobre 2014 au lendemain de son élection.Photo : La Presse canadienne / Chris Young

Le mois suivant, la Ville de Toronto a décidé d’obtenir une injonction contre Uber pour avoir enfreint ses règlements sur les taxis et sur les limousines.

Pourtant, quelques heures plus tard, le maire désigné John Tory a publié un communiqué de presse qui appuyait l’entreprise californienne : Uber est une technologie dont le temps est venu et qui est là pour de bon.

Une note interne provenant de la fuite suggère que l'équipe politique d'Uber avait travaillé pour obtenir [la] réponse extrêmement positive du maire désigné dont le mandat officiel allait débuter quelques semaines plus tard.

Le bureau de John Tory n'a pas répondu à nos questions.

Le 4 octobre 2014, John Baird, le ministre fédéral des Affaires étrangères du Cabinet Harper, s'est plaint sur Twitter et sur Facebook d'avoir attendu 75 minutes pour avoir un taxi à Ottawa. Il a publiquement appelé la Ville à autoriser Uber, qui avait commencé à fonctionner illégalement dans la capitale.

Quelques jours plus tard, l'équipe politique d'Uber a affirmé s’être assurée de l’appui du ministre des Affaires étrangères du Canada en tant que sympathisant, selon une note interne.

Le porte-parole de John Baird, Michael Ceci, a déclaré que l'ancien ministre n’a aucun souvenir que le personnel d'Uber Canada l'ait contacté.

Uber a également cherché à influencer les élus et l'opinion publique en Alberta.

À Edmonton, lors du lancement d'UberX, en décembre 2014, l’équipe politique d’Uber s'est vantée dans un courriel interne d’avoir convaincu l’ancien maire de la ville Bill Smith d’être son tout premier passager, d’avoir décroché un article d’opinion favorable dans l'Edmonton Journal de la part d’un homme d’affaires connu dans la région et ami du maire, d’avoir obtenu des gazouillis favorables d’un conseiller municipal et d’avoir rencontré le chef de cabinet du maire, qui leur avait confirmé qu’il était d’accord avec l’arrivée du hélage électronique dans sa ville.

Quelques mois plus tôt, un autre article d’opinion pro-Uber était paru dans l'Edmonton Journal. Ce texte était signé par David MacLean, alors vice-président de l'Alberta Enterprise Group, une organisation de lobbying d'entreprises. Un courriel interne d'Uber une semaine plus tard suggère que l'équipe de politique et de communication de l'entreprise avait travaillé avec MacLean pour la rédaction de l'article.

David MacLean n'a pas répondu à nos demandes de commentaires.

Lorsque certains conseillers municipaux de Calgary ont fait pression afin que soit instauré un cadre réglementaire pour les services de hélage électronique, Uber n’a pas voulu attendre l'adoption de nouvelles règles.

En anticipant que le cadre réglementaire rendra difficile notre fonctionnement, nous prévoyons un lancement jeudi, indique un courriel interne.

Un porte-parole d'Uber a déclaré à Radio-Canada qu’à ses débuts, Uber rencontrait les élus pour les informer au sujet de la technologie et que chaque fois que quelqu'un exprimait son soutien à une réglementation de cette industrie, c'était noté.

Katie Wells, une chercheuse postdoctorale à l'Université de Georgetown à Washington, D.C., qui a publié des articles sur Uber, estime qu'une grande partie du comportement de l'entreprise est la résultante d'une vision libertarienne du monde, qui préfère un gouvernement de petite taille et un pouvoir concentré entre les mains d'entreprises.

Ils pensent qu'ils sont meilleurs que l'État, a déclaré Wells. Ce qu'ils ont fait avec tout ce travail de lobbying, c'est d'essayer d'éviscérer l'État. Ils essaient de l'éluder, ils essaient de le réduire, ils essaient de dire : "Ne vous inquiétez pas de ça, nous nous en occuperons."

Retournée sur le toit, une voiture brûle.
Un incendie près d'une voiture renversée pendant que des chauffeurs de taxi bloquent la porte Maillot à Paris le 25 juin 2015. Des centaines de chauffeurs de taxi ont manifesté contre les chauffeurs Uber en France.Photo : Getty Images / Thomas Samson

« La violence garantit le succès »

De nombreuses municipalités ont tenté de suspendre les activités d’Uber en ayant recours à des injonctions, en saisissant des véhicules et en imposant des amendes aux chauffeurs.

Dans un courriel interne de 2014, la responsable des communications mondiales d'Uber à l'époque, Nairi Hourdajian, a écrit : Parfois, nous avons des problèmes parce que, eh bien, nous sommes f---king illégaux.

Lorsque contacté par l’ICIJ, Mme Hourdajian n'a pas voulu commenter.

Indignée par l’arrivée d’Uber, l’industrie du taxi a organisé des manifestations dans de nombreuses villes, y compris Montréal. Des chauffeurs de taxi ont perturbé la circulation à l'aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau et ont lancé des œufs et des boules de neige vers des voitures Uber.

En juin 2015, Paris a été le théâtre d’une violente manifestation pendant laquelle des véhicules ont été incendiés et des pierres lancées aux chauffeurs d’Uber.

Alors que les chauffeurs de taxi parisiens organisaient une autre manifestation en janvier 2016, Travis Kalanick, le PDG d'Uber à l’époque, a écrit dans un texto que le risque de violence contre ses chauffeurs ne devait pas les dissuader : Je pense que ça vaut le coup. La violence garantit le succès. Il a ensuite ajouté : Il faut résister à ces gars, non?

Je crois que cette instruction particulière de Travis était dangereuse et égoïste, a déclaré un ancien cadre d'Uber au Guardian. Ce n'était pas lui qui était dans la rue, qui était menacé, qui était agressé.

Lors des manifestations de 2016, un avocat parisien qui agissait au nom d'Uber a envoyé un courriel dans lequel il demandait à rencontrer le premier ministre, évoquant le contexte tendu et des actions violentes de la part des chauffeurs de taxi.

Travis Kalanick nie avoir suggéré qu'Uber devrait profiter de la violence au détriment de la sécurité des chauffeurs, selon son porte-parole. Les avocats de l'ancien PDG nient qu’il ait exploité la violence des chauffeurs de taxi pour tenter d'obtenir des changements réglementaires bénéfiques pour Uber.

Kalanick a démissionné de son poste de PDG en 2017, emporté par des scandales de harcèlement sexuel, de discrimination raciale et d'intimidation au sein de l'entreprise qui n'avaient pas été résolus sous sa direction.

Jill Hazelbaker, porte-parole d'Uber, a déclaré à l'ICIJ qu'Uber avait complètement changé ses façons de faire en 2017 après avoir fait face à des poursuites judiciaires très médiatisées et à des enquêtes gouvernementales qui ont conduit au départ de Kalanick et d'autres cadres supérieurs.

Nous n'allons pas chercher des excuses pour des comportements passés qui ne sont absolument pas conformes à nos valeurs actuelles, a-t-elle déclaré, ajoutant que le coupe-circuit n'a pas été utilisé pour contrecarrer les mesures réglementaires depuis 2017 et qu'un tel logiciel ne devrait jamais avoir été utilisé de cette façon.

Emmanuel Macron parle au téléphone.
Le ministre français de l'Économie et de l'Industrie, Emmanuel Macron, lors de sa visite au Mondial de l'Automobile de Paris en octobre 2014.Photo : Getty Images / Miguel Medina

Des amis en haut lieu

En France, Uber faisait face non seulement à des chauffeurs de taxi en colère, mais aussi à un gouvernement hostile qui n'accueillait pas très bien le modèle d'Uber et son attitude cavalière.

Mais le géant américain avait un atout de taille. Il bénéficiait de liens privilégiés avec une étoile montante de la politique française, Emmanuel Macron, qui était à l’époque ministre de l’Économie et de l’Industrie.

Le 1er octobre 2014 était entrée en vigueur une nouvelle loi qui resserrait considérablement les règles pour les entreprises comme Uber et qui interdisait Uber Pop, un service qui permettait aux propriétaires de véhicules de petite taille d’offrir leurs services.

Le jour même de l’entrée en vigueur de la loi, les principaux dirigeants d'Uber, dont le PDG Kalanick, ont tenu une réunion confidentielle avec Emmanuel Macron, selon les documents de la fuite.

À leur sortie de la réunion, les dirigeants d'Uber flottaient sur un nuage. En un mot : spectaculaire. Du jamais-vu. [...] Beaucoup de boulot à venir, mais on va bientôt danser ;), a écrit le chef lobbyiste d'Uber en Europe, Mark McGann, dans un courriel à ses collègues. Meeting méga top avec Emmanuel Macron ce matin. La France nous aime, après tout, a-t-il ajouté.

Les fichiers des Uber Files brossent un portrait de Macron agissant non pas uniquement en simple allié, mais pratiquement comme un lobbyiste du géant américain.

Une nouvelle rencontre entre Macron et le grand patron Kalanick s’est déroulée en janvier 2015, pendant laquelle Uber a conclu un plan avec le ministre.

Selon un compte rendu interne de la rencontre, rédigé par un lobbyiste d’Uber en France, nous nous sommes mis d’accord avec Emmanuel Macron sur un processus en deux temps .

La société Uber rédigerait elle-même en coulisses des amendements à une nouvelle loi moins contraignante. Puis, ces amendements seraient déposés pendant l’examen du projet de loi par un député favorable à l’industrie du hélage électronique. En contrepartie, Uber abandonnerait son controversé service Uber Pop.

En fin de compte, les amendements proposés n’ont pas été adoptés par les parlementaires. Mais Emmanuel Macron en a repris l’essentiel en prononçant un décret réduisant considérablement le nombre d’heures de formation requises pour les chauffeurs d'Uber.

Je vais regarder cela personnellement.

En octobre 2015, les autorités régionales de Marseille ont émis un arrêté interdisant aux chauffeurs d'Uber de prendre des passagers dans le centre de la ville et autour des gares et de l'aéroport.

Monsieur le Ministre, nous sommes consternés par l'arrêté préfectoral à Marseille, a écrit Mark MacGann à Macron par texto. Pourriez-vous demander à votre cabinet de nous aider à comprendre ce qui se passe? Respectueusement, Mark.

des textos entre deux personnes
Échange de textos entre Mark MacGann, chef du lobbying pour Uber en Europe, et Emmanuel Macron en octobre 2015. Macron a promis d’aider personnellement Uber dont les chauffeurs s’étaient vu interdire l’accès à certaines zones de la ville de Marseille.Photo : Radio-Canada

Macron a répondu : Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi communiquer tous les éléments factuels et nous déciderons d’ici ce soir. Restons calmes à ce stade, je vous fais confiance à vous.

Ce soir-là, les autorités régionales ont déclaré qu'elles réviseraient l'arrêté, un geste considéré par Uber comme une victoire.

Mark MacGann envoie alors un nouveau texto à Macron : Bonne coopération avec votre cabinet, le préfet de police de la région va modifier son arrêté [...] merci pour votre soutien.

Douze jours plus tard, les autorités ont émis une nouvelle ordonnance qui précisait que l'interdit s'appliquait aux chauffeurs Uber sans permis et non réglementés dans la préfecture.

Les autorités de la région nient avoir fait l'objet de quelque pression que ce soit de la part d’Emmanuel Macron.

Des slogans écrits sur les fenêtres d'une voiture de taxi.
Une manifestation de chauffeurs de taxi à Paris en janvier 2016 a dénoncé Uber et le soutien accordé par le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, à cette entreprise de hélage électronique américaine.Photo : Getty Images / Thomas Samson

Uber s'est pourtant attribué le mérite de ce revirement en notant dans un courriel interne : L'interdiction a été annulée après une pression intense de la part d'Uber.

En réponse aux questions de l'ICIJ, le cabinet d'Emmanuel Macron a déclaré que le secteur des services était en plein bouleversement à l'époque en raison de la montée en puissance de plateformes comme Uber, qui faisait face à des obstacles administratifs et à des embûches réglementaires. Son cabinet n'a pas répondu aux questions sur les liens de M. Macron avec Uber.

Recrutement auprès du personnel politique

En 2016, Uber avait un budget de lobbying mondial de 90 millions de dollars américains, selon des documents de la fuite.

L’entreprise a embauché une légion d'anciens fonctionnaires et de personnel politique partout dans le monde, y compris au Canada.

Adam Blinick, actuellement directeur principal des politiques publiques et des communications d'Uber, a initialement été embauché par Uber moins d'un an après avoir quitté le gouvernement de Stephen Harper en tant que chef de cabinet adjoint et directeur des politiques du ministre de la Sécurité publique.

Un porte-parole d'Uber Canada a déclaré que M. Blinick n'était impliqué dans aucune affaire liée à Uber pendant qu'il était au gouvernement et qu'il avait vérifié auprès du Bureau du commissaire aux conflits d'intérêts et à l'éthique avant d'accepter son premier emploi à l'extérieur du gouvernement.

Jean-Christophe de Le Rue a été directeur des communications du ministre fédéral de la Sécurité publique de 2013 à 2015 avant de rejoindre Uber en tant qu'associé principal en communication.

Un courriel interne a indiqué qu'il nous aidera à gagner les cœurs et les esprits, en particulier au Québec et en Alberta. Il aura certainement beaucoup de batailles à mener : injonctions judiciaires et procédures réglementaires à Edmonton, descentes des autorités fiscales et centaines de voitures saisies à Montréal.

M. de Le Rue n’a pas répondu aux questions de Radio-Canada.

Les fichiers de la fuite montrent également la portée mondiale des ambitions d'Uber. Des notes de service font état de dépenses de centaines de milliers de dollars en consultants et en lobbyistes dans des pays comme les Émirats arabes unis, l'Égypte, le Ghana, le Kenya, la Jordanie et le Nigeria.

Avec la collaboration de Benoît Michaud, Scilla Alecci, Dean Starkman, Delphine Reuter, Ben Hallman, Jelena Cosic, Fergus Shiel, Mike Hudson, Emilia Diaz-Struck, Miguel Fiandor, Richard H. P. Sia, Hamish Boland-Rudder, Asraa Mustufa, Pierre Romera, Gerard Ryle, Antonio Cucho Gamboa, Joe Hillhouse, Tom Stites, Whitney Awanayah, Margot Williams, Soline Ledésert, Bruno Thomas, Caroline Desprat, Maxime Vanza Lutaonda, Damien Leloup, Adrien Senecat, Elodie Guéguen, Felicity Lawrence, Rob Davies, Jennifer Rankin, Aaron Davis, Robin Amer, Joseph Menn, Douglas Macmillan, Rick Noack, Linda van der Pol, Uri Blau, Dirk Waterval, Karlijn Kuijpers et Sara Mojtehedzade

Pour nous joindre

Vous avez des renseignements à nous faire parvenir au sujet de cette enquête? Vous pouvez joindre Frédéric Zalac par courriel à frederic.zalac@radio-canada.ca, par message privé sur Twitter @fredericzalac ou par téléphone au 604 662-6882.

Illustration de la une : Rocco Fazzari/ICIJ

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