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120 000 automobilistes utilisent le pont Pierre-Laporte chaque jour.
Radio-Canada / Marc-Antoine Lavoie

Inquiet de l’état du lien principal entre Québec et Lévis, ce professionnel veut donner l’heure juste à la population.

Des suspentes de moins en moins résistantes

Les suspentes du pont Pierre-Laporte, à Québec, sont de moins en moins résistantes et certaines pourraient céder à tout moment, d’après des informations obtenues par l’émission Enquête. Malgré des données préoccupantes et les signalements répétés de ses experts, il n'y a pas d'urgence selon le ministère des Transports (MTQ), qui n’envisage toujours pas de remplacement complet à court terme.

À la demande du MTQ, les cinq suspentes retirées du pont Pierre-Laporte puis remplacées au cours des deux dernières années ont été testées dans les laboratoires de Polytechnique Montréal.

Chaque suspente est composée de deux câbles d'acier verticaux qui relient les deux immenses câbles porteurs au tablier du pont.

Enquête a obtenu des vidéos et les résultats des essais qui ont présenté les résistances les plus faibles jamais vues depuis les premiers tests réalisés en 2015 sur des câbles de suspentes.

Deux des cinq suspentes ont été remplacées en urgence l’automne dernier et un des câbles avait perdu 57 % de sa résistance d’origine. Il ne lui restait que 43 % de capacité, soit le pire résultat obtenu à ce jour.

Le test consiste à tirer progressivement sur chaque câble jusqu’à ce qu’il cède, ce qui permet de connaître sa résistance résiduelle.

Des suspentes ont été testées à Polytechnique Montréal au cours des derniers mois

Un rapport signé par deux ingénieurs du MTQ produit à la suite de ces tests et obtenu par Enquête dévoile des résultats qui montrent une diminution importante et accélérée de la résistance des suspentes. L’endommagement et la perte de capacité évoluent et continueront d’évoluer de façon accélérée, lit-on.

On apprend dans ce document que les câbles des 160 suspentes du pont Pierre-Laporte sont vérifiés lors des inspections générales du pont, mais que certaines parties étant inaccessibles, il est impossible de connaître leur état réel sans les enlever.

Les dernières inspections visuelles et les récents tests le confirment : ces câbles sont de plus en plus rouillés.

Une page tirée d'un rapport.
On peut voir des fils d'acier qui sont cassés à la page 43 du rapport du MTQ.Photo : Radio-Canada

Ce rapport, de plus de 100 pages, a été transmis à des gestionnaires et à de hauts fonctionnaires du Ministère le 21 avril. Selon nos informations, ils avaient toutefois été informés des faibles résultats des tests de résistance bien avant de recevoir le document.

Les auteurs recommandent le remplacement de toutes les suspentes. Le plus tôt sera le mieux, écrivent-ils, certaines doivent l’être à court terme pour éviter les remplacements en urgence ou des impacts importants au niveau de l’exploitation du pont.

Ils évoquent également dans le rapport le risque de rupture en cascade étant donné l’incertitude quant à l’état des suspentes. Les ingénieurs expliquent que si un câble cède, les câbles voisins doivent être en mesure de supporter cette charge.

La redistribution de charge à des éléments voisins endommagés peut causer la rupture de ces derniers éléments, et ainsi de suite, jusqu’à causer une potentielle rupture généralisée des suspentes.

« Il faut absolument éviter la rupture d’une ou de plusieurs suspentes avec comme finalité, peu probable, mais potentielle, une catastrophique rupture en cascade [...] pouvant ultimement causer l’effondrement de l’ouvrage. »

— Une citation de  Extrait du rapport sur le système de suspension du pont Pierre-Laporte

La rapidité avec laquelle les dommages progresseront est quasi impossible à estimer. La gestion du risque de rupture de suspentes n’est pas acceptable sur une longue période.

Pas au courant, soutient le MTQ

Nous avons invité le MTQ à commenter nos révélations. Il nous a offert une entrevue avec l’ingénieur qui est coordonnateur en structures majeures à la direction territoriale de Chaudière-Appalaches pour le ministère des Transports.

Christian Mercier affirme qu’il n’a pas eu accès au rapport préoccupant signé par deux ingénieurs du MTQ.

Christian Mercier répond aux questions de la journaliste Marie-Pier Bouchard.
Christian Mercier est coordonnateur en structures majeures à la direction territoriale de Chaudière-Appalaches pour le ministère des Transports du Québec.Photo : Radio-Canada

On savait qu’il y avait un rapport global sur la gestion de l’ouvrage qui s’en venait, mais on ne savait pas qu’il y avait urgence en la demeure comme vous le dites. Ça, j’étais pas au courant, affirme M. Mercier.

Ce dernier est à la tête de l’équipe qui assure la gestion et la planification des travaux ainsi que les inspections du pont Pierre-Laporte.

Il dit ne pas savoir pourquoi le document, que des gestionnaires et hauts fonctionnaires du MTQ ont en main depuis près de deux mois, ne lui a pas encore été transmis.

D’autres tests, mais pas d’urgence

Nous, on suit les recommandations qu’on reçoit. On n’a pas eu de recommandation qu’il fallait remplacer les suspentes à très court terme.

Christian Mercier et son équipe s’appuient sur l’expertise d’une firme américaine qui mène des tests supplémentaires sur les suspentes.

Un fil d'acier montre des signes de rouille.
Derrière les fils jaunis de ce câble de suspente du pont Pierre-Laporte, on remarque des brins d'acier cassés. Il s'agit de la partie de la suspente située près des culots d'ancrage, qui se trouvent sous le tablier du pont.Photo : MTQ

Il explique que les résultats des tests de résistance réalisés à Polytechnique Montréal ont été transmis aux experts de la firme, en plus d’échantillons de fils prélevés sur les suspentes qui ont été remplacées.

M. Mercier s’attend à recevoir l’analyse complète de ces experts externes et leurs recommandations sous peu.

Moi, je peux pas tirer de conclusion, je suis pas un expert en ponts suspendus.

Le remplacement complet des 160 suspentes du pont Pierre-Laporte n’est pas prévu à court terme. Le MTQ prévoit le faire sur un horizon de 5 à 15 ans, selon des documents consultés par Radio-Canada.

Les suspentes sont remplacées lorsqu’une inspection visuelle en démontre l’urgence et seulement 15 d’entre elles ont été changées à ce jour. Il en reste ainsi 145 à remplacer.

« Dans un monde idéal, on serait déjà en travaux. »

Pourtant, un ingénieur bien au fait du dossier s’inquiète de l’état du pont et de ce qu’il considère comme de l’inaction de la part du MTQ.

Dans un monde idéal, on serait même déjà en travaux, soutient-il. Ce dernier estime qu’il faudrait avoir changé toutes les suspentes du pont Pierre-Laporte d’ici quatre ou cinq ans maximum.

Je dirais qu’il est minuit moins une. Plus il y a de corrosion, plus ça va accélérer le phénomène. Donc, à un moment donné, on perd un peu le contrôle.

Si on n’agit pas à temps, il pourrait être trop tard. [...] Trop tard ne veut pas nécessairement dire que le pont se ramasserait dans le fond du fleuve, mais on ne peut pas se permettre de le fermer plusieurs semaines. Ce serait impensable.

Il s’est confié à Enquête après avoir tenté de se faire entendre auprès des autorités concernées. Nous avons accepté de protéger son identité parce qu’il craint de subir des représailles.

« Visiblement, le message ne se rend pas, parce que si le message se rendait, on n’en serait pas là. »

— Une citation de  Un ingénieur bien au fait du dossier

Ailleurs dans le monde, dès qu’on découvre une suspente endommagée, on va commencer le remplacement de toutes les suspentes. Pas 10, 15, 20... Une suspente endommagée, fait valoir notre lanceur d’alerte.

Vue à partir d'une rive du pont Forth Road, en Écosse.
Le pont Forth Road, en Écosse.Photo : Getty Images / PAUL ELLIS

Plusieurs ponts suspendus ont subi un premier remplacement complet de suspentes avant leurs 50 ans. C’est le cas du pont Golden Gate, à San Francisco, du pont Forth Road, en Écosse, et du pont d’Aquitaine, en France. Ces travaux se sont échelonnés en moyenne sur deux ans.

Le pont Pierre-Laporte a 52 ans et on n’avait jamais procédé à l'inspection complète d’une suspente avant ses 45 ans.

Des travaux d’urgence

Des échanges de courriels obtenus par Enquête nous apprennent que depuis 2016, des ingénieurs au sein du MTQ martèlent qu’il est urgent de planifier le remplacement complet de toutes les suspentes afin d’éviter les travaux d’urgence.

Les premiers échanges que nous avons remontent à 2016, après le remplacement de deux premières suspentes sur le pont Pierre-Laporte. L’une d’elles avait perdu près de 40 % de sa résistance d’origine.

Des ingénieurs ont continué de manifester leur inquiétude à l’interne et, avec le temps, l’état des suspentes a continué de se dégrader. Ce que certains experts craignaient s’est concrétisé : le MTQ a dû procéder à des travaux d’urgence l’automne dernier pour remplacer deux suspentes endommagées.

Pendant des semaines, la voie de droite a été interdite aux camions lourds dans les deux directions pour éviter de surcharger les suspentes abîmées et des câbles temporaires ont été installés en attendant le remplacement des suspentes.

Photo de câbles abîmés par la rouille. Quelques brins sont visiblement usés.
Le MTQ a dû remplacer d'urgence deux suspentes endommagées l'automne dernier.Photo :  Ministère des Transports du Québec

Malgré tout, Christian Mercier dit attendre les recommandations de la firme externe. Questionné sur le besoin de documenter davantage le dossier avant d’aller de l’avant avec un plan de remplacement complet à court terme, il répond que le MTQ souhaite connaître la durée de vie d’une suspente.

On veut savoir par quelle suspente on va commencer, par quelle suspente on doit terminer, combien de temps on a, explique l’ingénieur.

Il affirme que le MTQ a fait appel à une firme externe pour une bonne planification des travaux : On veut éviter de se lancer dans des travaux de remplacement en urgence qui ne sont pas requis.

Il assure cependant que si d’autres suspentes devaient être remplacées en urgence, le MTQ agirait. Un contrat de trois ans est notamment sur le point de se conclure avec un entrepreneur qui devra se rendre disponible à tout moment si d’autres suspentes devaient être changées rapidement.

Des voitures sur un pont, immobilisés à cause du trafic.
Des voitures sur un pont, immobilisés à cause du trafic.
fournie par un automobiliste
Photo: Le pont Pierre-Laporte a 52 ans et on n'avait jamais procédé à une inspection complète d'une suspente avant ses 45 ans.  Crédit: fournie par un automobiliste

Le coût de trop attendre

En plus des véhicules lourds, les vents et les tremblements de terre peuvent aussi compromettre l'intégrité des suspentes déjà affaiblies par la corrosion.

Selon plusieurs experts, la rupture d’une seule suspente forcerait la fermeture du pont, le temps d’inspecter toute la structure, ce qui pourrait prendre plusieurs jours ou même des semaines.

En mai 2021, les automobilistes de la région de Montréal ont dû composer avec la fermeture du pont de l’Île-aux-Tourtes, un lien important entre l’ouest de l’île et Vaudreuil-Dorion, à la suite d’une erreur humaine lors de travaux.

En Mauricie, les automobilistes doivent faire un détour en raison de la fermeture complète du pont des Piles, qui enjambe la rivière Saint-Maurice à Shawinigan. Des travaux de renforcement entraînent la fermeture du pont sur lequel passe la route 155.

Considérant que plus de 125 000 véhicules franchissent quotidiennement le pont Pierre-Laporte et qu’il s’agit du seul lien permettant aux camions lourds de traverser le fleuve à l’est de Trois-Rivières, une fermeture du pont les forcerait à faire un détour de près de 300 kilomètres.

Notre source aurait pu se tourner vers l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ) ou se prévaloir de la loi protégeant les lanceurs d’alerte, mais cette personne nous confie qu’elle doute de l’efficacité et de la confidentialité de ces processus.

J’ose espérer que juste en voyant ce qui va sortir dans le reportage, le gouvernement va réagir pis qu’il va dire : mettons le pied sur l’accélérateur.

C’est une question, selon lui, de sécurité, mais aussi de saine gestion des fonds publics. Il considère que le manque de planification du MTQ dans ce dossier et les travaux d’urgence coûtent beaucoup plus cher aux contribuables.

Après avoir vu le ministère des Transports se faire rassurant sur l’état du pont Pierre-Laporte après la sortie alarmante des ingénieurs du gouvernement en grève, il souhaite que la population sache qu’il y a bel et bien une urgence.

L’ingénieur souhaite aussi que l’information se rende au gouvernement : Si des gestionnaires du MTQ disent au gouvernement que le pont est sécuritaire, ben le gouvernement va dire que le pont est sécuritaire. Moi, très honnêtement, je n’irais pas à blâmer le gouvernement.

Le ministre dit l'avoir appris mardi

Dans une déclaration transmise à Radio-Canada, le ministre des Transports du Québec, François Bonnardel, affirme n'avoir appris que mardi « l'existence » du rapport et prendre « très au sérieux » le témoignage de l'ingénieur. Je trouve inacceptable le fait que je n’ai pas été informé plus tôt de ce rapport. Mon sous-ministre va faire toute la lumière sur le processus qui a mené à ce cafouillage. Il a déjà posé des gestes.

« Une firme externe sera mandatée pour examiner le processus qui a mené à ces erreurs! Je le répète, je trouve inadmissible que l’information ne soit pas remontée jusqu’au cabinet avant hier. »

— Une citation de  François Bonnardel, ministre des Transports du Québec

Le ministre Bonnardel soutient que le ministère prévoyait déjà remplacer les suspentes d'ici 15 ans. Nous allons accélérer la cadence, ça ne prendra pas 15 ans, assure-t-il maintenant, ajoutant qu'une quarantaine de suspentes seront consolidées dès cet été.

Le pont demeure sécuritaire et nous prenons les moyens pour nous assurer de la sécurité des usagers. On le répète depuis quelques temps, le pont est vieillissant et nous investissons des montants importants pour la rénovation du pont, dit encore le ministre.

« Je veux rassurer les citoyens, le ministère m’assure que le pont est sécuritaire en ce moment, et assurer les citoyens que si nous avions le moindre doute, nous n’hésiterions pas à le fermer le temps de faire les travaux. »

— Une citation de  Le ministre François Bonnardel

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