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Les glaces de Rimouski.
François Gagnon

Un texte de Ariane Labrèche

À seulement 18 ans, Léa* essaie de trouver ses repères après une enfance où elle était sous la responsabilité de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Prise au confluent de la violence conjugale et d’une grave crise du logement qui frappe Rimouski de plein fouet, elle rêve de rebâtir sa vie loin de tout ce qu’elle a connu.

L’odeur de cigarette chatouille les narines dès qu’on entre dans la cage d’escalier de l’immeuble d’appartements. Les marches de terrazzo usé rappellent des souvenirs de corridors de polyvalente, ou de vieux presbytère. Léa les gravit sans se presser. Les baskets qu’elle porte en plein janvier crissent sur les petites roches laissées par les bottes des autres locataires.

Je m’excuse pour le bordel, je n’ai pas vraiment eu le temps de ranger encore , indique la jeune femme de 18 ans en poussant la porte d’entrée. Le logement exigu est composé d’une cuisine étroite et d’une pièce faisant à la fois office de salon et de chambre à coucher, où trône un divan élimé sur lequel sommeillent deux chats.

À part quelques boîtes au sol et une vanité débordant de petits pots, la pièce est vide. Je dors sur le divan pour l’instant, mais ce n'est pas grave. Au moins, j’ai ma propre place maintenant , dit-elle.

Ce texte fait partie d’un dossier portant sur l’itinérance cachée. Le phénomène est généralement reconnu comme le fait d’être hébergé temporairement chez d’autres personnes, dans un hôtel ou un motel, dans une roulotte, ou encore dans une maison de chambres, sans avoir de domicile fixe. Selon l'Institut de la statistique du Québec, 7 % de la population de 15 ans et plus a vécu un épisode d'itinérance cachée au cours de sa vie.

Léa s’installe nonchalamment sur le divan et tire sur sa vapoteuse. Son attitude décontractée ne le laisse pas transparaître, mais la jeune femme est au pied du mur. Tout juste sortie du système de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), elle n’a pas de dossier de crédit ni de famille pour l’endosser. Sa recherche d’un appartement se solde donc systématiquement par un échec depuis des mois.

Elle a bien un copain stable, mais sa consommation et la violence dont il fait preuve lui font de plus en plus peur. Le comble, c’est que c’est un proche de son conjoint qui a fini par signer le bail de cet appartement-là, à son nom à lui, pour donner à Léa un endroit où rester.

Léa y vit donc en fantôme, face à un choix impossible : vivre dans la crainte des coups en ayant un toit sur la tête, ou se libérer de la violence et finir dans la rue.

                               Un bâtiment enneigé.
À Rimouski, l'itinérance se vit principalement derrière des portes closes.Photo : Radio-Canada / François Gagnon

Du centre à la marge

L’itinérance, Léa la connaît trop bien. Enfant, elle a vécu tantôt avec sa mère, tantôt avec son père, qui s’est souvent retrouvé sans domicile fixe. Je suis devenue une petite crisse, je n’ai pas honte de le dire. Avec le temps, j’ai développé des problèmes d’anorexie, de drogue, d’automutilation… Disons que je foutais le trouble , raconte-t-elle en lâchant un petit rire.

Prise en charge par la DPJ au début de l’adolescence, elle a vogué de famille d’accueil en famille d’accueil, en plus de faire des séjours en centre jeunesse. En troisième secondaire, elle a abandonné l’école et s’est trouvé un boulot comme concierge, qui payait 20 $ de l’heure.

Léa était aussi épaulée par le Programme qualification jeunesse (PQJ) de la DPJ, qui lui assurait une allocation de 650 $ par mois.

En plus de soutenir les jeunes financièrement, le PQJ vise à leur apprendre quelques aspects de la vie autonome, comme faire l’épicerie ou payer les factures.

Avec son emploi et son allocation, Léa avait réussi à trouver un appartement, dans lequel elle avait emménagé à ses 17 ans. Elle faisait partie des chanceuses, puisque plusieurs propriétaires refusent de louer leurs logements à des jeunes qui ont été sous la responsabilité de la DPJ sans qu’ils soient endossés, ce que l’organisation et bien souvent leur famille ne peuvent faire.

Tout allait pour le mieux, jusqu’à ce que ça dérape.

À la suite d’une dispute chaotique avec des connaissances dans son appartement, son propriétaire l’a sommée de quitter son logement, en septembre dernier. Léa s’est retrouvée sans domicile fixe, comme bien des personnes qu’elle a côtoyées pendant son enfance.

« Quasiment tous les gens que j’ai connus au centre ont vécu de l’itinérance à un moment donné.  »

— Une citation de  Léa

Le constat de la jeune femme est fondé : le bris de service après une sortie d’un centre de réadaptation pour jeunes en difficulté d’adaptation (CRJDA), qu’on connaît familièrement sous le nom de centre jeunesse, est identifié comme un des points de bascule les plus importants menant les jeunes vers la rue, peut-on lire dans le Plan d’action interministériel en itinérance 2015-2020. Selon des données rapportées dans le document, c’est plus de la moitié des jeunes en situation d’itinérance visible dans les rues de Montréal qui proviennent de ces établissements.

L’étude du CREVAJ (Goyette et al., 2019) démontre que près du tiers des jeunes qui sortent des CRJDA serait en situation d’instabilité résidentielle ; 45 % des jeunes qui sont stables considèreraient leur situation précaire. De deux à trois ans après leur sortie de placement, près d’un jeune sur cinq aurait vécu un épisode d’itinérance visible.

    - Tiré du Plan d’action interministériel en itinérance 2015-2020.

Après une vie passée dans un milieu très encadré, plusieurs de ces jeunes ne sont pas capables de gérer une liberté nouvellement acquise à l’atteinte de la majorité, qui vient souvent avec un arrêt soudain de l’accompagnement par les intervenants. C’est quand le choc de la réalité les frappe qu’ils sont le plus à risque de faire de mauvais choix , explique Mélissa Desjardins, directrice de la protection de la jeunesse et du programme jeunesse du CISSS du Bas-Saint-Laurent.

Léa a fini par être hébergée par une connaissance dans un village à une trentaine de minutes de Rimouski. Ce déménagement forcé l’a toutefois privée de bien des occasions : sans permis de conduire, elle ne pouvait plus retourner aux cours pour adultes qu’elle suivait à Rimouski dans l’espoir de finir son secondaire ni trouver du travail.

En attendant, elle continuait sa recherche d’appartement. À force, elle a fini par réaliser que les appartements les plus miteux étaient souvent ceux n’exigeant pas d’enquête de crédit. Toutefois, même en abaissant ses standards, rien n’y faisait, jusqu’à ce qu’un membre de la famille de son conjoint décide de louer à son nom le petit 2 ½ à 600 $ au centre-ville de Rimouski, où elle vit aujourd’hui incognito.

C’est fou, parce que mon ancien appartement, c’était un 4 ½ à 390 $ par mois. En deux ans, les prix ont doublé.

Un point de vue du centre-ville de Rimouski, sous la neige.
Rimouski manque de logements locatifs.Photo : Radio-Canada / Simon Rail

Un désert au bord du fleuve

Rimouski vit une pénurie de logements sans précédent. Selon les chiffres de la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL) publiés en février, le taux d’inoccupation des logements locatifs se situe désormais à 0,2 %.

Ce n’est pas compliqué : de Kamouraska à Gaspé, des logements, il n’y en a plus, affirme Guy Labonté, coordonnateur du Comité Logement Bas-Saint-Laurent.

Dans la région, la crise du logement et l’itinérance invisible avancent main dans la main. Guy Labonté affirme qu’une quinzaine de ménages se sont retrouvés sans logis le 1er juillet dernier. Plusieurs sont atterris chez des amis ou de la parenté, d’autres sont partis sans laisser de traces.

En général, les gens font tout en leur pouvoir pour ne pas afficher ouvertement leur situation d’itinérance. Ici, tout le monde se connaît. C’est clair que si on te voit dans la rue, ça va se savoir! Certaines personnes utilisent les refuges, mais ce n’est que la pointe de l’iceberg de notre problème d’itinérance, souligne le maire de Rimouski, Guy Caron.

Cette invisibilisation est particulièrement forte chez les femmes comme Léa. Elles vont exploiter le plus possible leur réseau et les ressources disponibles pour ne pas finir à la rue, mais avec la pandémie, beaucoup ont choisi de retourner avec un conjoint violent pour des raisons purement économiques, explique Geneviève Lévesque, coordonnatrice et cogestionnaire de La Débrouille, une maison d’hébergement pour les femmes victimes de violence conjugale à Rimouski.

Un immeuble à logements à Rimouski.
Les organismes de Rimouski craignent que plusieurs familles se retrouvent sans logis le 1er juillet.Photo : Radio-Canada / François Gagnon

Des initiatives commencent tout de même à se mettre en branle. À la mi-avril, le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, a annoncé l’ajout de services supplémentaires aux jeunes confiés à la DPJ lors de l’atteinte de la majorité.

Dans son Plan d’action interministériel en itinérance, le gouvernement Legault a également annoncé l’octroi de 100 unités de supplément au loyer destinées aux jeunes les plus vulnérables pour une période de cinq ans pour l’ensemble du Québec, une autre recommandation de la commission Laurent.

Il nous faudrait aussi davantage de logements pour les jeunes, pour faciliter la transition, souligne Mélissa Desjardins, de la DPJ.

Le programme Supplément au loyer permet à des ménages à faible revenu d’habiter dans des logements qui font partie du marché locatif privé ou qui appartiennent à des coopératives d’habitation (COOP) ou à des organismes sans but lucratif (OSBL), tout en payant un loyer similaire à celui d’une habitation à loyer modique. Les locataires qui bénéficient de ce programme paient un loyer correspondant à 25 % de leur revenu.

    - Source : Société d’habitation du Québec

Pour Guy Labonté, les sommes récemment annoncées par le gouvernement Legault pour subventionner la construction de logements sociaux et abordables et l’ajout d’unités de PSL sont toutefois trop peu, trop tard. Face à l'ampleur de la crise, Rimouski est devenue une des seules villes du Québec à avoir mis sur pied un programme d’hébergement d’urgence pour les ménages qui se retrouvent sans logis pendant la saison des déménagements.

« Quand tu n’aides pas les plus vulnérables pendant des années, c’est un problème qui finit par te péter en pleine face. Je suis bien curieux de voir ce qui arrivera le 1er juillet cette année. »

— Une citation de  Guy Labonté
    Des gens se promènent dans la rue.
    Léa rêve de refaire sa vie.Photo : Radio-Canada / Simon Turcotte

    Un chat émerge de sous la grosse couverture, sur le coin du divan de Léa. Je suis tannée de devoir me battre contre des propriétaires pas compréhensifs. Peu importe ce que je fais, j’ai juste l’impression de toujours reculer dans ma vie, dit-elle, en lui grattant la tête.

    En déplaçant doucement le chat, avant de mettre ses espadrilles et de descendre les marches menant à la terrasse de son bloc gris, elle affirme avoir encore malgré tout la motivation d’obtenir son diplôme d’études secondaires. Dehors, le froid est piquant; la rue, silencieuse.

    Ensuite viendra le permis de conduire, si tout va bien, selon ce qu’elle nous dit, adossée à la balustrade.

    Et après?

    Je vais partir d’ici, changer de nom et recommencer ma vie à zéro dans une place où personne ne me connaît.

    Depuis, Léa a réussi à quitter son logement avant d’être hébergée chez de la parenté éloignée au Bas-Saint-Laurent. Elle a porté plainte à la police.

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