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Les Nations unies l’ont qualifié de torture; des tribunaux canadiens, de traitement cruel et inusité. L’isolement carcéral, officiellement aboli par Ottawa en novembre 2019, se poursuit derrière les murs malgré tout. Le Service correctionnel du Canada a du mal à se passer de cette pratique pour maintenir l’ordre dans les pénitenciers du pays.
À l’intérieur des murs, la cellule d’isolement est appelée le trou. Elle mesure 3 m sur 2 m, la largeur d’un espace de stationnement. Elle est identique aux autres cellules. Ni plus grande ni plus sombre. Elle a une fenêtre étroite qui laisse entrer la lumière du jour.
Mais dans le secteur de l’isolement, les détenus restent enfermés dans leur cellule 23 heures sur 24, seuls, sans contact ou presque. Ils sortent le temps de prendre une douche et une courte marche.
C’est une mesure punitive la plupart du temps. Des détenus y sont enfermés parce qu’ils représentent une menace pour la sécurité des autres détenus ou celle du personnel. Certains le sont pour leur propre protection ou encore parce qu’ils ont enfreint des règles.
Pendant des décennies, l’isolement cellulaire a servi d’outil de travail pour le Service correctionnel du Canada, qui a le mandat de réhabiliter les détenus. Frédérick Lebeau, responsable du Syndicat des agents correctionnels du Canada (SACC), affirme que ses collègues et lui ont eu du mal à croire que le Fédéral voulait vraiment interdire l'isolement cellulaire. Ça semblait irréel, surréel de gérer un établissement pénitencier sans ce rempart de sécurité là. Depuis que le monde est monde, cela existe.
Les placements au trou n’avaient pas de limite de temps. Deux semaines, deux mois… les détenus pouvaient y croupir plus d’une année.
Des effets négatifs sur la santé mentale
Des recherches internationales ont démontré que l’isolement peut avoir des effets dommageables sur la santé mentale des détenus après seulement 48 heures.
Kim Pate a dirigé pendant 20 ans la Société Elizabeth Fry, qui défend les droits des détenus, avant de devenir sénatrice. Elle a rencontré des centaines de détenus qui ont connu l’isolement. Je suis allée dans des prisons et j'étais là quand des gens essayaient de se crever les yeux, de se taillader le corps, d'étaler des excréments sur les murs, de se frapper la tête contre le mur.
Elle explique que la privation sensorielle nuit physiquement et neurologiquement.
Au Canada, les sénateurs ont tous accès aux pénitenciers. La sénatrice Kim Pate a constaté sur place que de nombreux détenus deviennent paranoïaques, qu’ils ont peur, qu’ils ne font plus confiance à personne et qu’ils ont des hallucinations. Ils croient que les murs de leur cellule se referment sur eux.
Olivier est incarcéré depuis 2012. Il aurait connu l’isolement cellulaire à une trentaine de reprises.
« Le trou, c'est l'enfer sur terre, je peux vous le dire. L'isolement préventif, ça nous détruit. »
Il dit s’être senti devenir, chaque jour, de plus en plus sauvage et paranoïaque. T'as peur de tout le monde. Tu paranoïes sur tout le monde. Tu deviens vraiment hyper vigilant.
Il a rapidement remarqué des effets sur sa santé mentale. Son anxiété s’est aggravée. Mon cœur commençait à battre vite, j'avais de la sueur, je pensais que j'étais en train de mourir, j'avais des fois l'impression de sortir de mon corps, je ne me sentais pas trop présent. Ma cellule se refermait sur moi.
Olivier serait resté jusqu’à huit mois consécutifs en cellule d’isolement. Comme d’autres détenus placés en isolement, il s’est automutilé à de nombreuses reprises. Il avait besoin de cette douleur physique pour oublier la détresse psychologique. Olivier a également fait deux tentatives de suicide.
Dans les pénitenciers fédéraux, où les détenus purgent des peines de plus de deux ans, le nombre de détenus placés en isolement a varié selon les années.
Selon l'enquêteur correctionnel du Canada Ivan Zinger, on pouvait, bon an mal an, compter une moyenne quotidienne de 800 détenus en isolement. Près de 6 % de la population des prisons fédérales.
Mais à partir de 2014, devant les critiques croissantes, le Service correctionnel a diminué l’usage des cellules d’isolement.
En 2015, lors d’une refonte des standards internationaux des conditions d’incarcération, les Nations unies ont créé les Règles Nelson Mandela(Nouvelle fenêtre) et déclaré que l’isolement cellulaire qui dure plus de 15 jours équivaut à de la torture.
Puis les tribunaux canadiens ont jugé l’isolement carcéral cruel et inusité. Une pratique qui viole certains articles de la Charte canadienne des droits.
Dans son jugement, la Cour d’appel de l’Ontario précise : Les effets de l’isolement prolongé sont disproportionnés parce qu’il expose les détenus à des séquelles graves et potentiellement permanentes.
Dans le cadre de trois recours collectifs, les tribunaux canadiens ont accordé 28 millions de dollars en 2017-2018 à des milliers de détenus qui ont connu l’isolement cellulaire.
La Cour d’appel de l'Ontario est très sévère et déclare le Canada responsable de négligence en omettant de modifier ses politiques en matière d’isolement préventif malgré les critiques croissantes du milieu médical, d’une commission royale, du Bureau de l’enquêteur correctionnel et de plusieurs agences internationales. Le Canada, conclut la Cour, témoigne d’un mépris flagrant des droits garantis par la Charte.
Selon Me Marie-Claude Lacroix, avocate en droit carcéral, ce sont les recours qui ont amené le changement. Quand un service correctionnel ou le gouvernement canadien se retrouve devant les tribunaux à devoir payer des sommes d'argent considérables à des personnes incarcérées, ça pousse au changement.
Des milliers de détenus qui ont connu l’isolement recevront entre 1000 $ et 35 000 $ chacun. Certains davantage.
« Ça peut choquer, mais je pense qu'il faut aller au-delà de ça. Puis voir ce que ces individus-là ont vécu. [...] N'importe quel être humain qui vit dans des conditions comme ça mérite un certain point un dédommagement. »
Pour certains agents correctionnels, la pilule est difficile à avaler…
C'est une nouvelle mode, raille Frédérick Lebeau du SACC. On fait des recours collectifs contre le service correctionnel à grandes pelletées. Ça devient difficile de voir ça, de voir tous les groupes de pression utiliser la porte des tribunaux et amener des changements majeurs au service correctionnel.
Non seulement les tribunaux ont forcé le gouvernement fédéral à dédommager les détenus, mais ils lui ont donné un an pour mettre fin à l'isolement dans les pénitenciers.
Les unités d’intervention structurée sont créées
Le 30 novembre 2019, la Loi sur les services correctionnels et la mise en liberté sous condition est réécrite. L’isolement est officiellement aboli dans tous les établissements fédéraux et remplacé par les unités d’intervention structurée, les UIS.
Selon la loi, les UIS ne doivent être utilisées qu'en dernier recours et pour une durée la plus courte possible. En théorie, celles-ci permettent aux détenus de passer quatre heures par jour à l’extérieur de la cellule et d’avoir deux heures de contacts humains réels, en plus d’offrir des soins en santé mentale et un accès à des programmes visant à la réinsertion sociale.
Luc Bisson, directeur général au Service correctionnel du Canada, parle de réforme historique. C'était une idée, une initiative très emballante pour le Service correctionnel du Canada... Donc, on nous fournit avec ce nouveau modèle une occasion d'intervenir et vraiment de travailler sur leur réadaptation et leur réintégration en population carcérale régulière.
Le service correctionnel n’a pas respecté la loi pendant la première année
Olivier a connu les unités d’intervention structurée dans plusieurs pénitenciers à la suite de transferts. Pour lui, les UIS sont une forme d’isolement maquillée, mais meilleure que ce qui existait avant. J'ai vu dans des établissements que les UIS, il n'y avait aucun problème, tout marchait vraiment sur la coche. Tu avais deux heures significatives par jour.
Pendant ces deux heures, des agents correctionnels, des travailleurs sociaux venaient lui parler, jouer aux cartes ou à des jeux de société. C'est un contact significatif qui va faire en sorte qu'on va parler, qu'on ne va pas être laissé à nous-mêmes et devenir encore plus fou.
Quelques mois avant la création des UIS, le ministre fédéral de la Sécurité publique a mis sur pied un comité indépendant pour évaluer la mise en œuvre des unités d'intervention structurée.
Deux criminologues ontariens, Anthony Doob et Jane Sproot, ont colligé les données fournies par le Service correctionnel et ont conclu que le service correctionnel n’a pas respecté la loi pendant la première année.
Dans 28 % des placements en UIS à travers le Canada, les détenus sont sortis moins de deux heures par jour de leur cellule. Ce qui équivaut à l’isolement comme on le connaissait.
De ces placements, 10 % répondent aux critères de torture en vertu des Règles Nelson Mandela. Ils ont eu moins de deux heures de sortie et ils sont restés plus de 15 jours.
L’implantation des unités d’intervention structurée est toujours sous surveillance. L’ancien enquêteur correctionnel du Canada Howard Sapers préside le comité consultatif sur la mise en œuvre des UIS.
Il nous a fait parvenir en primeur des révélations qui seront incluses dans son prochain rapport. Il constate que les unités d’intervention structurée, qui ne doivent être utilisées qu’en dernier recours et pour une durée la plus courte possible, ne le sont pas.
De novembre 2019, jusqu’en août 2021:
1732 détenus placés dans les unités d’intervention (UIS)
8,4 % de la population carcérale en UIS
55 % gardés plus de 30 jours
22,5 %, entre 60 et 552 jours
En entrevue, la sous-commissaire adjointe au Service correctionnel du Canada, Anne-Marie Laballette, reconnaît que le changement de culture auquel fait face le système correctionnel représente un défi quotidien. On y travaille tous les jours. On a eu des avis extérieurs qui nous ont fait des observations, qu'on a pu prendre en considération. On est continuellement en train de s'améliorer.
Le ministère de la Sécurité publique a prévu un autre mécanisme de surveillance en nommant 12 décideurs externes indépendants. Ils sont répartis à travers le pays. Ce sont des avocats, des criminologues et des chercheurs.
Chaque matin, ils reçoivent les noms des détenus qui sont dans les unités d'intervention depuis cinq jours. Ils ont le pouvoir de recommander des changements aux conditions de confinement et ultimement, après 60 jours, le retrait du détenu. Ce qui ne veut pas dire que les détenus sortiront de l’UIS après 60 jours. Ils pourraient rester enfermés à l’UIS si les décideurs externes sont convaincus qu'il n’y a pas d’autres options.
Le reportage de Johanne Faucher et de Jo-Ann Demers est diffusé à Enquête le jeudi à 21 h sur ICI Télé.
Est-ce la fin de l’isolement?
Me Marie-Claude Lacroix affirme qu’il y a des régimes alternatifs qui ressemblent à l’isolement, qui officiellement n’existe pas. Ce n'est pas écrit dans la loi ni dans les directives, [...] n'existe pas sur papier. Donc, il n'y a pas de cadre légal qui régit ça [...], mais c'est un moyen auquel on a encore recours pour gérer le comportement d'un individu.
La sénatrice Kim Pate, qui visite régulièrement des pénitenciers, le constate également. C'est, je pense, scandaleux dans un pays comme le Canada qui se targue d'être un leader en matière de droits de l'homme.
Benjamin, un détenu incarcéré à l’établissement Port-Cartier, se trouve actuellement dans le secteur 1N à l’établissement Port-Cartier. C’est comme un secteur qu’ils ont déguisé.
Le secteur d’isolement où il se trouve est officiellement fermé depuis la création des unités d’intervention structurée. Mais officieusement, une douzaine de détenus y sont actuellement enfermés. Benjamin affirme qu’ils sont enfermés 22 heures sur 24, parfois plus.
« Trente minutes, je vais au téléphone. Des fois, je sors dans la petite cour ici, mais je suis tout seul. »
L’enquêteur correctionnel Ivan Zinger connaît bien le secteur 1N à Port-Cartier. Il l’a visité il y a quatre mois. Nous avons obtenu d'une source le compte rendu de sa visite. Il conclut que le service correctionnel du Canada semble avoir simplement contourné la loi pour les UIS.
Cela mérite, selon lui, une enquête systémique du Bureau de l'enquêteur du Canada.
De son côté, l’ancien enquêteur correctionnel Howard Sapers ne souhaitait pas l’abolition totale de l’isolement cellulaire parce qu’il est convaincu d’une chose : Je pense que les systèmes correctionnels trouveront un moyen d'isoler les prisonniers lorsqu'ils le jugeront nécessaire, que cela soit prévu ou non par la loi. Je voulais que la possibilité d’avoir recours à l’isolement soit inscrite dans la loi pour que nous puissions le surveiller et obliger le service à rendre des comptes.