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Au sud des villes de Skagway et de Haines, en Alaska, dans le canal Lynn, se trouve une sentinelle, seule face à l'océan depuis le jour où ses derniers gardiens l'ont quittée, en 1973.
Abandonné aux assauts du temps, le phare d'Eldred Rock a pourtant survécu. Après presque 50 ans de solitude, une association et ses bénévoles se sont lancés dans des travaux de restauration pour le ramener pleinement à la vie et, avec lui, tout un pan de l’histoire de la région.
Au pied des montagnes entrecoupées de nuages, le rocher sur lequel il trône semble minuscule. La tour, construite au point culminant de l'île, toise les visiteurs qui l’approchent, même si elle n’est plus habituée à recevoir de la visite. Depuis près d’un demi-siècle, le phare vit reclus. Un hiver, des loutres auraient élu domicile au deuxième étage, mais sinon, seuls les goélands font escale sur son toit, tandis que les phoques se prélassent sur les rochers de l’île.
Le phare d'Eldred Rock, dans le canal Lynn en Alaska, est l'un des derniers témoins de la ruée vers l'or qui a transformé la région jusqu'au Yukon.Photo : Radio-Canada / Vincent Bonnay
Or, depuis une semaine, le phare a retrouvé la vie : une dizaine de personnes sont venues vivre et travailler entre ses murs. Après deux ans de démarches, l'Association pour la préservation du phare d'Eldred Rock a obtenu un bail de la part de la garde côtière des États-Unis, en 2020, et travaille à sa restauration.
L’objectif est de pouvoir accueillir des visiteurs sur l’île dès l’été prochain, et, à terme, de pouvoir les héberger, y organiser des événements (comme des mariages) et ainsi financer une présence humaine sur le site.
La tâche s’annonce toutefois colossale, tant les défis sont nombreux; à commencer par le simple fait d’accéder à cette île, isolée à environ 100 km de Juneau, où les courants et les vents sont maîtres.
La météo est un défi de planification et de réalisation, confirme Sue York, directrice de l’association. Sur 10 voyages prévus pour des travaux de restauration sur l’île, seulement 3 se réalisent.
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En raison de l’isolement et des conditions météorologiques, il peut être difficile d’accéder au phare. Ici, Larry Talley, le capitaine du bateau qui amène l'équipe de bénévoles sur l'ïle, manœuvre autour de l'île.
L’île d’Eldred Rock et son phare se trouvent dans la partie la plus venteuse et la plus imprévisible du canal Lynn. Les vents peuvent se lever et atteindre 130 km/h en une heure, selon un ancien gardien.
Une vingtaine de personnes sont venues vivre et travailler entre les murs du phare d’Eldred Rock, pour se consacrer à la restauration de l’endroit.
De gauche à droite : Sue York, Sean Lynch, Ed Page et Oliver Price. Ils font partie des passionnés qui travaillent à restaurer le phare.
1/ de 4En raison de l’isolement et des conditions météorologiques, il peut être difficile d’accéder au phare. Ici, Larry Talley, le capitaine du bateau qui amène l'équipe de bénévoles sur l'ïle, manœuvre autour de l'île.Photo : Radio-Canada / Vincent Bonnay
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En raison de l’isolement et des conditions météorologiques, il peut être difficile d’accéder au phare. Ici, Larry Talley, le capitaine du bateau qui amène l'équipe de bénévoles sur l'ïle, manœuvre autour de l'île. Photo : Radio-Canada/Vincent Bonnay
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L’île d’Eldred Rock et son phare se trouvent dans la partie la plus venteuse et la plus imprévisible du canal Lynn. Les vents peuvent se lever et atteindre 130 km/h en une heure, selon un ancien gardien. Photo : Radio-Canada/Vincent Bonnay
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Une vingtaine de personnes sont venues vivre et travailler entre les murs du phare d’Eldred Rock, pour se consacrer à la restauration de l’endroit. Photo : Radio-Canada/Vincent Bonnay
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De gauche à droite : Sue York, Sean Lynch, Ed Page et Oliver Price. Ils font partie des passionnés qui travaillent à restaurer le phare. Photo : Radio-Canada/Vincent Bonnay
À ce problème lié à l’isolement de l’édifice s’en ajoute un autre, invisible ou presque : les peintures à l’intérieur du bâtiment contiennent du plomb. À l’époque à laquelle ces phares ont été construits, les préoccupations n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui, fait valoir Ed Page, fondateur directeur de Marine Exchange of Alaska, un organisme à but non lucratif qui travaille à restaurer le phare. Il s’agit donc de décontaminer ce dernier avec précaution, pièce par pièce, avant de pouvoir le restaurer.
Le financement aussi est un vrai défi pour nous, ajoute Ed Page. Toutefois, nous pensons qu'avec le temps, le phare pourra se financer lorsqu’il sera ouvert au public, que les gens réaliseront sa valeur et y contribueront. Le défi, en ce moment, c’est d’en faire un lieu sûr pour que les gens puissent venir, et ensuite, l’argent suivra.
Construit en 1905, Eldred Rock est le seul phare de l’Alaska à avoir pu conserver sa structure originelle octogonale. Photo : Radio-Canada / Vincent Bonnay
Un témoin silencieux de l’histoire de la région né d’un naufrage
De nos jours, le canal Lynn est arpenté par un nombre incalculable de navires de croisière et leurs milliers de passagers qui se rendent à Skagway et à Haines chaque année. Le phare d’Eldred Rock, immobile, salue ces touristes de passage.
Peu d'entre eux se doutent cependant du lourd souvenir qu’il porte. Ils ignorent que, près de cette île qu’ils contournent innocemment, des vies ont été perdues, qu’à l’époque de la ruée vers l’or, des hommes et des femmes ont péri dans les mêmes eaux, sur la même route que celle qu’ils empruntent aujourd’hui, et que c’est pour cette raison qu’un phare y a été érigé.
Le samedi 5 février 1898, le nom de cette île inoccupée est tristement entré dans l’histoire maritime lorsque les récifs qui entourent ce territoire ont arraché une centaine de vies. Le Clara Nevada, l’un des nombreux bateaux à vapeur qui assuraient la liaison entre le sud et le Yukon, puis l’intérieur de l’Alaska, s'est perdu dans l’obscurité de l’hiver. Faisant face à des conditions dantesques, il a sombré sans laisser derrière lui le moindre survivant parmi les 40 membres d'équipage et les 40 à 60 passagers qui l’occupaient.
Le Clara Nevada et ses passagers revenant du Klondike se sont échoués sur les récifs au nord de l'île d’Eldred Rock.Photo : Alaska State Library - Historical collections ASL-P87-1594
Un halo de mystère entoure toujours le naufrage. Officiellement, le Clara Nevada a pris feu et explosé, car des passagers auraient transporté des explosifs. Si des flammes vues depuis la côte étaient cette théorie, des rumeurs rapportées dans certains journaux de l’époque laissent toutefois entendre que ce qui semblait être un accident ne l'était pas. Un canot du Clara Nevada aurait été retrouvé sur la terre et son capitaine, C. H. Lewis, ainsi qu’un autre membre d’équipage auraient été vus bien après le naufrage, ce qui laisse croire qu’ils auraient volontairement mis le feu au navire pour dérober l’or des prospecteurs revenant du Klondike. Le feu et l’océan pouvaient alors habilement emporter toute preuve de leur crime.
Quoi qu’il en soit, c'en était trop pour le gouvernement américain. Une décision a alors été prise : un phare allait être érigé sur Eldred Rock. C’est en 1906 que la tour en question a vu arriver ses premiers gardiens.
L’histoire humaine des coasties
Pendant 67 ans, des hommes, membres de la garde côtière américaine, se sont relayés sur ce rocher perdu pour veiller au bon fonctionnement du phare. Ils y venaient pour un an et y vivaient en groupe de quatre. Vingt et un jours de congé leur étaient accordés entre le cinquième et le huitième mois de leur service au phare. Le reste du temps, ils vivaient au rythme de leurs quarts de travail de six heures.
Tom Schmidt avait 28 ans lorsqu’il a posé le pied sur Eldred Rock pour la première fois, en septembre 1971. Il aura été l'un des derniers gardiens du phare. On n'avait pas le choix. Je n’étais pas ravi [d’être nommé à ce poste], avoue-t-il. Il vivait alors en Floride et il se souvient que ses premières pensées étaient pour sa femme et ses filles.
« Quand on nous annonce un tel ordre de mission, on pense d'abord au fait qu'on sera loin de sa famille pendant un an. »
Tom Schmidt, aujourd’hui retraité de la garde côtière américaine, a été l’un des derniers gardiens du phare d’Eldred Rock, entre 1971 et 1972.Photo : Radio-Canada / Vincent Bonnay
La vie de ces gardiens était unique. Sortes de matelots d’un navire immobile, ils vivaient en autarcie aux confins du canal Lynn, dans un huis clos de solitude.
À part nos trois collègues, on n'avait personne à qui parler, se souvient Tom Schmidt. Le seul moment où on pouvait voir quelqu’un d’autre, c’était lorsqu’on nous déposait des provisions, toutes les deux semaines, quand le temps le permettait.
Et il ne le permettait pas toujours. L’isolement d’Eldred Rock n’est pas seulement une question de distance; ensemble, les quatre gardiens faisaient face à des conditions assez extrêmes, précise Tom Schmidt. On pouvait passer du calme plat à 130 km/h de vent en une heure.
Être gardien à Eldred Rock n’était pas de tout repos. À l’isolement du lieu s'ajoutent les conditions météorologiques parfois dantesques et la rudesse des hivers alaskiens. Photo : Tom Schmidt
Pour le gardien, le seul hiver qu’il a passé au phare reste mémorable : Le système de chauffage n’arrivait pas à chauffer le bâtiment suffisamment, alors on devait vivre avec un manteau tout l’hiver. Il explique qu’il fallait même parfois sortir sur la plateforme du haut de la tour pour tenter de retirer la glace qui se formait sur les vitres de la lanterne lorsque les vagues frappaient le phare. Pendant les tempêtes, quand le brouillard dévorait le phare et ses environs, la corne de brume retentissait. Il fallait alors endurer cinq secondes d’un bruit assourdissant chaque minute, pendant des heures, des jours, parfois.
Il se souvient aussi du quotidien de cette vie éphémère, aujourd’hui disparue. Une fois les deux premières semaines passées, plus rien n’était nouveau, avoue-t-il, amusé. Il fallait alors s’occuper. Il y avait la compétition du caillou lancé le plus loin possible, les glissades dans la neige sur la pente entre le phare et l’atelier en chevauchant des pelles, un nombre infini d’heures de lecture, et des projections de films 16 mm dans un cinéma improvisé. À ce jour encore, à 79 ans, soit 50 ans après avoir quitté l’Alaska et le phare, l’ancien gardien révèle d’ailleurs qu’il n’a jamais plus aimé aller au cinéma : il avait vu assez de films pour une vie.
En 1973, après de nombreuses années de service – et un an après le départ de Tom Schmidt –, le phare d’Eldred Rock a été automatisé. Ses gardiens l’ont quitté, et même sa lentille de Fresnel, soit le type de lentille utilisé dans l’éclairage des phares, a déménagé à terre pour reposer au musée de Haines.
La page de la ruée vers l’or est tournée depuis longtemps, ses gardiens sont loin, mais ces bribes de souvenirs – la mémoire de ceux qui ont navigué dans le canal Lynn, de ceux qui y ont péri, aussi – vivent encore dans le phare d’Eldred Rock.
En restaurant le phare, c’est donc l’histoire de la région et un pan du patrimoine maritime que l'Association pour la préservation du phare d'Eldred Rock souhaite conserver et révéler, avant qu’ils ne disparaissent avec lui sous la rouille.
Quand les hommes étaient là-bas, c'était entretenu, mais une fois que les coasties sont partis, il est abandonné et se détériore. [...] Vous pouvez vous retrouver avec des ruines là-bas, affirme Tom Schmidt. Sue et tous ces gens travaillent fort pour lui rendre sa vie.
« La technologie a remplacé la nécessité d’avoir des phares, mais ce que la technologie ne peut pas faire, c’est perpétuer l’histoire. Si on s'intéresse à l’histoire et à la tradition orale de la mer, le phare va nous permettre d'y accéder. »
Rassembler les communautés autour d’un projet commun
Au premier étage du phare, l’odeur de la peinture fraîche inonde le couloir alors que des bénévoles s'appliquent à redonner ses couleurs d’antan à chaque détail. Un peu plus loin, le parfum du café emplit la cuisine. C’est l’heure de la pause. Les entrepreneurs du bâtiment de Skagway, venus inspecter le toit avant de fournir un devis, discutent avec les membres de l’association de Juneau pendant que les peintres d’un jour, qui ont embarqué à Haines au petit matin, s'offrent un café.
C’est incroyable. Toutes les agences de conservation de l’Alaska ont reconnu que ce phare méritait le temps, les fonds et les efforts qui lui sont consacrés, et les communautés de Juneau, Haines et Skagway aussi. C’est vraiment le joyau du sud-est, se félicite Sue York.
Pour la directrice de l’association, c’est l’un des objectifs de la restauration du phare que de rassembler les communautés autour de lui. Voir toutes les villes environnantes se rassembler au chevet de leur phare est la preuve, s’il faut en trouver une, de l’attachement de toute la région au monument.
Plus que des habitants d’une ville ou d’une autre, nous sommes des résidents du sud-est de l’Alaska; nous sommes tous interconnectés, et voici notre route , affirme le bénévole David Thomas en montrant le canal Lynn. Ce phare est emblématique pour la région, et je pense que ce genre de monument doit être préservé et que tout le monde devrait pouvoir y avoir accès, alors j’ai décidé de participer et de prêter main-forte à l’équipe, poursuit-il.
J’aime cette région du sud-est de l’Alaska. Je l’aime comme elle est et ce phare en fait partie, alors si nous pouvons le restaurer et en être fiers, ça vaut bien tout le temps que j’y consacrerai, explique Paul Graf, un autre bénévole.
Le capitaine du bateau voit la marée descendre. Il est l’heure, pour la vingtaine de bénévoles, de retourner sur la terre et de rendre temporairement à Eldred Rock sa solitude, après une semaine de coexistence. Il faudra encore de nombreux voyages comme celui-ci, les tâches à accomplir et les visages changeront, mais l’histoire est en marche. L’Association pour la préservation du phare d'Eldred Rock a ramené la vie sur le rocher et dans les couloirs du phare.
« L’histoire maritime que symbolise ce bâtiment-là est très chère à notre cœur. »
Sue York souhaite que le phare resserre encore plus le lien qui unit les différentes communautés de la région.Photo : Radio-Canada / Vincent Bonnay
C’est ainsi que Sue York explique l’engagement de tout le monde. Fille d’un membre de la marine américaine qui a commencé sa carrière dans la garde côtière, elle y voit comme une façon de boucler la boucle .
Tous ont leurs raisons de vouloir prolonger la vie de ce phare déjà plus que centenaire, pour que les pages de l’histoire d’Eldred Rock ne finissent pas sous la poussière et les ruines, mais qu’au contraire, elles continuent de s’écrire et se mélangent au présent encore longtemps.