Les rues colorées de Saint-Jean, à Terre-Neuve-et-Labrador, cachent une grisaille économique persistante, amplifiée par la pandémie. Il suffit d’une courte promenade au centre-ville pour constater à quel point les effets des restrictions sanitaires, combinés aux aléas de l’industrie pétrolière, ont causé des dommages. Les affiches à louer
sont nombreuses dans les vitrines de commerçants qui ont aujourd’hui plié bagage.
J’ai survécu, mais je suis chanceux. La circulation dans le centre-ville est probablement à 10 % de ce qu’elle a déjà été
, laisse tomber Tim Earle, un barbier installé rue Duckworth.
Il avait l'habitude d'accueillir de nombreux travailleurs du pétrole sur sa chaise. Je n’en vois plus aucun. Ils vont directement s’isoler à l’hôtel avant de se rendre sur la plateforme. Ils ne viennent plus pour la coupe de cheveux
, explique-t-il.
À Terre-Neuve-et-Labrador, tout est lié, de près ou de loin, à l’industrie pétrolière.
Un espoir se profile au large. La société norvégienne Equinor saura bientôt si son projet d’exploitation pétrolière extracôtier, nommé Bay du Nord, sera approuvé par le gouvernement fédéral. Il deviendrait le cinquième en activité au large de la province.
Avec un maximum de 60 puits, il permettrait d’extraire, à compter de 2028, de 300 millions à 1 milliard de barils de pétrole sur 30 ans. Cela représente l’équivalent de sept ans de consommation de pétrole au Québec.
Equinor se targue d’être le producteur pétrolier et gazier dont la méthode d’extraction a la plus faible empreinte carbone sur la planète. Il promet la carboneutralité d’ici 2050.
L’impact du projet se ferait sentir dans les ateliers de DF Barnes à Saint-Jean, où le bruit des outils a déjà résonné plus fort. Dans cette usine de fabrication, qui a pour principal client l’industrie pétrolière, tous les espoirs sont permis. Si nous obtenions un ou deux contrats importants pour Bay du Nord, nous pourrions doubler, tripler, voire quadrupler notre personnel
, dit le président de DF Barnes, Jason Fudge. Il emploie actuellement quelques centaines de travailleurs.
Sur le plancher de l’usine, le soudeur Corey Keeping se demande de quoi l’avenir sera fait. Ses voyages en mer sur les plateformes extracôtières sont moins fréquents ces dernières années. Les fluctuations des prix du pétrole ont causé des montages russes dans l’industrie. Qu’est-ce que ça veut dire pour nous, si le projet ne va pas de l’avant?
, demande-t-il avec de l’incertitude dans la voix.
« Devrions-nous déménager vers l’Ouest avec nos familles? Devrions-nous penser à une autre carrière? »
Dans le bureau du premier ministre terre-neuvien, une grande toile montre un bateau secoué par d’immenses vagues. Une image qui dépeint bien la situation économique de sa province. Terre-Neuve-et-Labrador est la plus lourdement endettée du Canada, par rapport à la taille de son économie, avec le taux de chômage le plus élevé en janvier : 12,8 %. Nous avons cruellement besoin de ce projet
, souligne Andrew Furey.
« Nous devons profiter de cette ressource pendant qu’elle a de la valeur, sachant que ce ne sera pas toujours le cas. »
Au minimum, Bay du Nord représenterait 3,5 milliards de dollars de plus en redevances pour sa province et la création de milliers d’emplois. M. Furey fait valoir que l'empreinte carbone liée à l’extraction pour ce projet serait une fraction de celle des sables bitumineux, et qu'une transition ne s'opère pas du jour au lendemain.
Si on considère que nous avons besoin de cette ressource pour 10, 20, 30 ans, nous devrions utiliser le pétrole le plus propre et le plus faible en émissions
, ajoute le premier ministre.
L’argument de vente convaincra-t-il Ottawa? Le ministre de l’Environnement et ancien militant écologiste Steven Guilbeault a jusqu’au 6 mars pour donner son feu vert au projet.
Après la saga de l'achat du pipeline Trans Mountain, le gouvernement fédéral pourrait à nouveau être accusé d’incohérence s’il autorisait le projet. D'autant que les libéraux se sont fixé des objectifs climatiques plus ambitieux (réduction de GES de 40 à 45 % d’ici 2030 par rapport à 2005) et qu’ils ont promis de plafonner les émissions des secteurs pétrolier et gazier.
Refuser ce projet pourrait cependant nuire aux libéraux fédéraux dans une province où ils détiennent six des sept sièges. Ce serait un suicide politique de se débarrasser ainsi de l’industrie pétrolière. Beaucoup de gens en dépendent
, laisse tomber Dave Mercer, un responsable syndical d’Unifor qui représente des travailleurs du pétrole dans la province.
Ottawa a déjà envoyé certains signaux en faveur de l’industrie, comme l’octroi de 320 millions de dollars en 2020 pour appuyer les travailleurs du pétrole en milieu marin.
Si on considère que Bay du Nord est le projet le plus faible en émissions par baril produit jamais proposé, dire non à Equinor équivaudrait presque à refuser tous les futurs projets d’exploitation pétrolière au Canada.
L’absence d’un manteau blanc était frappante au début de février, à Terre-Neuve. Des précipitations abondantes de pluie ont fait fondre la mince couche de neige.
De l'avis de Sarah Sauvé, de la Social Justice Co-operative de Terre-Neuve-et-Labrador, cet hiver inhabituel est une preuve de plus que le climat change rapidement. Elle s’oppose au projet Bay du Nord.
« Je pense qu’on va avoir un impact négatif, dans un monde où on est en crise climatique. On le voit ici même à Terre-Neuve : il n’y a pas de neige au début de février. »
Selon elle, les projets comme ceux d’Equinor profitent surtout à de grandes entreprises étrangères. Sarah Sauvé croit que le moment est venu d’accélérer la transition verte et de diversifier l’économie de la province.
L’économie pétrolière à Terre-Neuve, c’est ce qu’on appelle "boom et bust" [emballement-effondrement]. On voit des gros boom, mais aussi des retours très bas. Il faut avoir d’autres sources économiques, pour ne pas dépendre seulement du pétrole
, expose-t-elle.
Outre la question du climat, les craintes environnementales sont beaucoup plus larges. Même à plus de 1000 mètres sous la surface, là où aura lieu le forage, la vie marine est très riche, souligne la biologiste Annie Mercier, de l’Université Memorial à Saint-Jean.
Dans son bureau qui surplombe l’océan, la scientifique nous montre des aquariums où sont reproduits les milieux marins des grandes profondeurs.
Il y a des champs de coraux, des éponges, toutes sortes d'organismes qui, non seulement créent une biodiversité benthique dans ces endroits, mais parfois jouent des rôles plus vastes et peuvent, notamment, servir de pouponnière à des poissons, lesquels font l’objet de pêche
, explique-t-elle.
Les déchets de forage pourraient détruire des habitats. Les vibrations et les émissions sonores risquent de blesser et de désorienter des poissons et des mammifères marins. La pollution lumineuse provenant des navires et des installations pétrolières pourrait aussi nuire aux oiseaux migrateurs, indique l'évaluation environnementale fédérale. C’est sans compter les risques de déversements accidentels de pétrole.
En 2018, la société Husky Energy avait présenté ses excuses après le déversement de 250 000 litres de pétrole au large de Terre-Neuve-et-Labrador, le plus important de l’histoire de la province.
Malgré tout, l’agence fédérale conclut que le projet n’est pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants
.
Difficile de l’affirmer avec certitude, selon la biologiste Annie Mercier, puisque les connaissances sur les milieux profonds continuent d’évoluer. Je crois qu’à l’image des grandes profondeurs, c’est plutôt obscur. Dire que l’on comprend tous les tenants et aboutissants des potentiels impacts? Non.
Dans cette province en contact si étroit avec la nature, où l’économie est intimement liée au secteur pétrolier, Bay du Nord représente un carrefour.
Deux courants se rencontrent, l’un économique et l’autre environnemental.
Quelle que soit sa décision, le gouvernement Trudeau doit s’attendre à des remous.
Le reportage de Louis Blouin et de Christine Tremblay est diffusé au Téléjournal avec Céline Galipeau à 21 h sur ICI RDI et à 22 h sur ICI TÉLÉ.