À la fois police provinciale et police municipale en dehors des grandes villes comme Calgary et Edmonton, la GRC fait partie du paysage albertain depuis 1932. Et la Fédération de la police nationale (FPN), le syndicat créé en 2019 qui représente les 3500 agents dans la province, a bien l’intention de convaincre les Albertains de conserver les services de la GRC pendant encore longtemps.
Depuis janvier et jusqu’en mars, la FPN effectue une grande tournée en Alberta, s’arrêtant dans plusieurs des 116 communautés où se trouve un poste de police de la GRC.
C’est à Pincher Creek, petite ville au pied des Rocheuses tout au sud de la province, près de la frontière américaine, que nous rejoignons la tournée syndicale.
Par un matin glacial de janvier, une vingtaine de résidents de la petite communauté se sont déplacés dans une salle de conférence d’un hôtel pour écouter ce qu’a à dire le syndicat sur la possibilité de remplacer la GRC par une police provinciale.
Coûts plus élevés, recrutement difficile de nouveaux agents ou encore temps de réponse aux urgences pas nécessairement plus rapide avec une police provinciale, le portrait brossé par la FPN n’est pas rose.
Des arguments convaincants pour Kimberly Hurst, qui ne veut pas voir la GRC disparaître.
Ils font un bon travail, ils sont bien formés et ils se soucient de la communauté qu’ils servent
, répond la résidente de Pincher Creek lorsqu’on lui demande de décrire le travail des policiers chez elle.
Réponse semblable de Dave Cox, un autre résident, qui ne voit pas non plus d’un bon œil cette idée de remplacer la GRC par une police provinciale.
Je suis en faveur de conserver la GRC. Cette proposition [de créer une police provinciale, NDLR] n’est pas très réfléchie. [...] La province essaie de créer un conflit en dépeignant le reste du Canada comme un ennemi, la GRC n’est qu’un prétexte
, indique-t-il à son tour.
Aussitôt la présentation terminée à Pincher Creek, pas de temps à perdre pour la petite équipe de la FPN, qui doit répéter le même exercice en après-midi à Lethbridge, à un peu plus d’une heure de route vers l’est.
Ce n’est qu’une fois cette deuxième présentation terminée dans l’amphithéâtre de la bibliothèque municipale que Kevin Halwa a le temps de prendre son souffle et de nous parler.
S’il sillonne l’Alberta du nord au sud, c’est pour convaincre les Albertains, mais aussi pour les écouter. Le directeur régional du syndicat reconnaît que la qualité des services offerts par la GRC pourrait être améliorée, surtout dans les petites communautés.
On pourrait engager plus d’agents pour desservir les régions rurales, absolument
, admet celui qui se décrit d’abord et avant tout comme un fier Albertain qui a fait toute sa carrière dans la province.
Mais, selon lui, si la province veut mieux servir les communautés rurales, elle n’a qu’à embaucher plus d’agents de la GRC.
Une solution beaucoup moins dispendieuse que de créer un nouveau corps policier.
« L’Alberta ne paye que 70 % de la facture, alors que le fédéral paye les 30 % restants. Alors si on veut plus de policiers, ça peut être fait facilement à un coût beaucoup plus bas. »
De Sherwood Park à Fort McMurray, en passant par Okotoks, Brooks, Red Deer, Drumheller, Grande Prairie, Peace River et des dizaines d’autres villes, Kelvin Halwa espère que son message sera entendu au fil des milliers de kilomètres parcourus.
J’adore tous les coins de la province!
, dit-il en riant.
L'histoire de la GRC en Alberta
Quand l'Alberta et la Saskatchewan deviennent officiellement des provinces canadiennes en 1905, elles engagent la Royale Gendarmerie à cheval du Nord-Ouest (RGCN-O), l'ancêtre de la GRC, comme service de police. Le gouvernement fédéral annule les contrats en 1917 et les deux provinces créent leurs propres services de police provinciale. En 1932, en pleine Grande Dépression, l'Alberta et plusieurs autres provinces n'ont plus les moyens de conserver leur police provinciale et font de nouveau appel à la GRC.
Source : Gendarmerie royale du Canada
Le prix de l’autonomie
Dans un rapport produit à la demande du gouvernement albertain, la firme PricewaterhouseCoopers estime que le modèle actuel coûte environ 783 millions de dollars par année.
De ce montant, l'Alberta paye environ 70 % de la facture et le gouvernement fédéral les 30 % restants.
Toujours selon les estimations de la firme comptable, une police provinciale propre à l'Alberta coûterait annuellement un peu moins cher avec une facture variant entre 735 et 759 millions de dollars. Sauf que la province perdrait du même coup la contribution fédérale, qui se chiffre autour de 185 millions de dollars annuellement.
C’est aussi à l'Alberta que reviendrait la facture unique de 366 millions pour faire la transition entre la GRC et une police provinciale.
Malgré une hausse de coûts nets pour les contribuables albertains, les conservateurs au pouvoir soutiennent que l’idée de créer une police provinciale mérite d’être explorée encore davantage.
Les défis ne sont pas insignifiants, mais nous croyons qu’un service de police "fait en Alberta" mérite une évaluation sérieuse
, disait le ministre de la Justice Kaycee Madu en octobre dernier, au moment de présenter le rapport de la firme comptable.
Comme en Ontario et au Québec, un corps policier provincial rendrait l’Alberta plus autonome, soutient le gouvernement Kenney.
Un argument que réfute le président de la FPN Brian Sauvé.
Les décisions de priorité, de combattre les drogues, de faire du crime rural, tout ça vient de la province de l’Alberta, de la division albertaine de la GRC, ça ne vient pas d’Ottawa
, souligne-t-il.
Brian Sauvé insiste pour dire que l’Alberta a déjà toute la latitude nécessaire pour gérer comme elle veut les opérations de la GRC sur son territoire.
« [L’Alberta] ne contrôle pas les avantages sociaux ni la négociation des conventions collectives, mais [elle a] 90 % du contrôle opérationnel. »
Ce désir de remplacer la GRC pourrait-il aussi être motivé par le fait que les agents se sont récemment syndiqués, puis ont obtenu une augmentation de salaire de 20 % avec leur tout nouveau contrat de travail?
Brian Sauvé en doute et ne croit pas que des membres d’une hypothétique police provinciale accepteraient de moins bons salaires.
Les salaires [à la GRC, NDLR] sont maintenant compétitifs avec les services de police d’Edmonton et de Calgary, mais nous ne sommes pas les mieux payés. [...] Avec une police provinciale, je pense que les salaires seraient similaires à ceux d'Edmonton et de Calgary.
Plus d’Alberta, moins d’Ottawa
Aussi autonome soit-elle en Alberta, la GRC demeure une présence fédérale et un symbole canadien fort.
Après un référendum sur la péréquation l’automne dernier, le projet de police provinciale s’inscrit dans une démarche autonomiste assumée du gouvernement Kenney, souligne Jean-Christophe Boucher, professeur adjoint à l’École de politique publique de l’Université de Calgary.
Ça fait partie de la même veine, ça fait partie d’un courant de fond qui est long, ce n’est pas nouveau. Dans le fond, Kenney fait juste reprendre et mettre en mots dans un programme politique les doléances qui sont déjà là depuis très longtemps.
Continuer de mettre de l’avant un projet en rupture avec Ottawa est aussi une façon pour un premier ministre peu populaire de consolider ses appuis.
Ce sont des enjeux qui sont très importants pour la base du Parti conservateur uni, ce sont des enjeux qui sont importants dans les régions rurales
, souligne Jean-Christophe Boucher.
Mais les Albertains ont-ils vraiment envie de remplacer la GRC par leur
police?
Dans le rapport du Fair Deal Panel, un grand rapport commandé par Jason Kenney pour améliorer l’autonomie albertaine un peu à l’image du Québec, seulement 35 % des gens sondés dans la province estimaient qu’une police provinciale donnerait une meilleure place à l’Alberta dans la fédération canadienne.
De 15 gestes autonomistes suggérés par les membres du Fair Deal Panel, remplacer la GRC ne se retrouvait qu’au 14e rang des idées les plus populaires.
Dans les petites municipalités desservies par la police fédérale, l’idée ne soulève pas non plus les passions.
Au dernier congrès de l’Association des municipalités rurales, on nous a demandé de nous lever si on voulait garder la GRC, il n’y avait pas beaucoup de gens assis
, fait remarquer Tory Campbell.
Préfet de la municipalité rurale du comté de Lethbridge, en périphérie de la ville du même nom, l’élu se dit très satisfait des services offerts par la GRC.
« Ils font du bon travail avec les ressources limitées à leur disposition, ils sont à notre écoute, la communication est bonne. »
Et il s’est assuré de se faire entendre, que ce soit lors de l’assemblée publique de la FPN ou ailleurs.
À toutes les occasions, nous avons soulevé la question auprès de nos députés provinciaux, à chaque rencontre avec un élu provincial, nous avons exprimé nos préoccupations
, relate le préfet.
Le gouvernement tiendra bientôt ses propres assemblées publiques et lancera également un sondage auprès des Albertains.
Ce n’est qu’après ce processus qu’on saura si l’Alberta continue d’aller de l’avant avec son projet de police provinciale. Si la province décidait de remplacer la GRC, la transition vers une police provinciale pourrait prendre jusqu’à six ans.
L’opposition officielle néo-démocrate promet de conserver la GRC en Alberta si elle prend le pouvoir en avril 2023.
La Gendarmerie royale du Canada devrait faire partie du paysage albertain pendant encore au moins un certain temps.
Photo de couverture : La Presse canadienne - Jason Franson