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Sombrer en amour

Publié le 28 octobre 2021

La fraude aux sentiments représente plusieurs millions de dollars au Canada. Enquête expose la descente aux enfers qui attend les victimes de ce crime, révèle les limites du travail policier devant ce phénomène et décrit le fonctionnement d’un réseau d’arnaqueurs bien implanté au Québec.

J’ai perdu ma mère même si elle est toujours vivante. Chantal et Sylvain décrivent de la même façon le lavage de cerveau qu’ont subi leurs mères, respectivement âgées de 70 et 75 ans. Des fraudeurs à l’amour ont volé bien plus que leur argent. Auparavant des grands-mères aimantes et des femmes autonomes financièrement, Diane*, la mère de Chantal, s’est retrouvée en situation d’itinérance. Tandis que Gisèle, la mère de Sylvain, a été retrouvée dans un coma diabétique parce qu’elle n’avait plus d’argent pour se payer nourriture et médicaments. Diane et Gisèle ont coupé les ponts avec certains de leurs proches.

Au Canada en 2020, un peu plus de 600 victimes d’arnaques à l’amour ont porté plainte pour un montant de 18 millions de dollars. Cette fraude est, parmi toutes les arnaques, la plus importante en ce qui concerne les sommes perdues. En plus, il est estimé que 90 % des victimes ne signalent pas l’arnaque. Certaines parce qu’elles ont honte, d’autres parce qu’elles ne s'estiment pas victimes, croyant vivre un amour véritable.

Les récits des victimes et de leurs proches démontrent que la fraude amoureuse, bien pire qu’un crime économique, est un crime violent qui a de graves conséquences. Au Québec, nos recherches dans des rapports du Bureau du Coroner permettent de lier six suicides à cette fraude dans les dernières années.

L’Ordre des psychologues et l’Ordre des travailleurs sociaux ont participé à notre démarche journalistique en menant un sondage auprès de leurs membres, les résultats démontrent que c’est un problème plus répandu qu’on ne pourrait le croire.

D’Abidjan à Québec, nous nous sommes plongés dans une rare enquête policière qui a permis en 2020, grâce au projet Pourriel de la Sûreté du Québec, l’arrestation de suspects.

Enquête a également exploré le rôle des sites de rencontre, de Facebook, des institutions financières et des entreprises qui transfèrent de l’argent à l’étranger. Suivez-nous dans notre enquête sur un crime encore tabou, un mal de notre temps.

*nom fictif.

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

Tout abandonner par amour…

Avril 2021. Nous rencontrons Chantal pour parler de sa mère de 70 ans, Diane. Nous arrivons au rendez-vous, près de la gare de Saint-Jérôme, avec l’appréhension d’avoir déjà tout entendu sur les fraudes amoureuses et avec très peu d’intention d’en faire le sujet d’un énième reportage.

Mais le récit de la descente aux enfers de Diane nous a glacés au point d’oublier le vent frisquet qui nous fouettait, assis sur les bancs publics.

Tout a commencé en 2017. Chantal explique à sa mère, alors âgée de 66 ans, comment naviguer sur les sites Internet de rencontre, dans le but de trouver un compagnon. Diane, une femme autrefois archisociale, était confinée à la maison par un accident de travail qui l’a privée de son travail de conductrice d’autobus.

Avoir su, laisse tomber Chantal, le regard plein de regrets en pensant à la suite de l’histoire. Diane présente par la suite à sa fille, via Skype, son nouvel amoureux, Patrick Perrin. À ce moment, elles ne savent pas qu’il s’agit de l’un de ces milliers de faux profils qui gangrènent les réseaux sociaux et les sites de rencontre.

Un portrait incrusté dans un dessin.
Un faux compte Facebook de « Patrick Perrin », qui repend une photo d'Uwe Hubertus Knoedsleder, un artiste allemand qui n'a rien à voir avec la fraude.Photo : Facebook

Dans la vraie vie, cet homme est un chanteur de charme allemand des années 80, Uwe Hubertus Knoedsleder, dont l’identité a été usurpée pour créer de faux profils qui ont dupé des femmes partout dans le monde. Le soi-disant Patrick a convaincu Diane qu’il a besoin d’argent pour soigner sa fille malade, un grand classique de l’arnaque amoureuse.

Puis à l’hiver 2018, Diane se fait expulser de son appartement. Loyers impayés. Chantal précise que sa mère vit d’une petite pension, mais qu’elle s’est toujours débrouillée. Or, elle semble s’enfoncer dans les dettes et sollicite régulièrement l’aide de sa fille. Lorsqu’elle visite sa mère, Chantal remarque que le réfrigérateur est vide, qu’elle semble absente, mais pianote sans arrêt sur le clavier de son téléphone. Au fil des mois, Diane se désintéresse de ses petits-enfants qu’elle a pourtant toujours chéris et couverts de cadeaux.

En mars 2019, Diane subit une opération. À l’hôpital, elle demande à sa fille d’aller faire une transaction. Munie de sa carte de guichet, Chantal fait imprimer les relevés bancaires de sa mère et découvre qu’elle transfère des sommes colossales d’argent à des destinataires inconnus, en Côte d’Ivoire.

Puis son frère, propriétaire d’un garage, répare le véhicule de sa mère et retrouve un sac rempli de relevés de transfert Western Union, Moneygram, Ria et autres entreprises de services financiers. Chantal, comptable de formation, compile et constate. Diane a envoyé plus de 50 000 $ au fil des années à des fraudeurs, alors qu’elle touche un revenu d’environ 1600 $ par mois.

La crise familiale éclate. Diane refuse que ses enfants prennent le contrôle de ses finances. Chantal et son frère accèdent à son ordinateur et lisent la manipulation et le mensonge du fameux Patrick.

D: Ils voulaient même voir mon cellulaire. Pour voir mes affaires. Et là, ils auraient tout vu là ce que tu m’écris et ce que je t’écris. Et aussi ce que le notaire m’écrit.
P: Et là, il ne faudrait pas céder à leur pression. C’est sûr. Tu n’es pas une enfant. Et personne ne peut te contrôler comme il veut.
D: Ça je le sais. Mais là, faut faire quelque chose, car ça va trop mal.
P: Oui mon amour, mais il ne faudrait pas leur donner accès.
Il ne faut pas céder à la pression de l'entourage. Photo : Radio-Canada

Rien n’y fait, Diane croit en cet amour dur comme fer. Elle s’isole de plus en plus. Chantal s'aperçoit que sa mère a sollicité tout le monde, même des connaissances éloignées, pour emprunter de l’argent. Ses enfants, malgré leur sentiment de culpabilité, ont décidé de ne plus lui en prêter. La septuagénaire, qui a toujours été autonome, dort maintenant dans des chambres de motels miteux et emprunte à des gens peu recommandables. Chantal vit constamment dans la peur qu’il n’arrive un grand malheur à sa mère.

Portrait de Chantal.
Chantal a mené un combat pour sortir sa mère de cette spirale destructrice.Photo : Chantal

Chantal a multiplié les démarches. À la police, on a pris sa plainte en lui expliquant que comme les suspects sont à l’étranger, c’est à peu près impossible de remonter jusqu’aux fraudeurs. Aucun suspect n’a été accusé dans cette affaire.

D’ailleurs, Chantal a pu lire dans les échanges entre sa mère et Patrick, qui l’a déjà mise en garde contre une éventuelle enquête policière.

D: Je te le dis, c’est sérieux, ils veulent appeler la police pour qu’ils viennent me voir.
P: Est-ce que je t’ai dit qu’il ne faut pas que tu cèdes à leurs pressions? Ils ont toujours cela, alors il faut que tu sois forte.Tu ne dis rien à la police, est-ce que tu es une voleuse?
D: Oui mais comment là je peux aller chez MoneyGram, car là, je suis surveillée.
P: C’est du chantage, ils peuvent appeler la police,mais le problème c’est toi, la police ne peut rien faire si tu restes sur ta position.
Patrick insiste pour que Diane ne dise rien à la police.Photo : Radio-Canada

Chantal et son frère se sont également butés aux limites du réseau de la santé. Ils ont obtenu une ordonnance du tribunal pour faire évaluer leur mère, mais le psychiatre a conclu que Diane n’est un danger ni pour les autres ni pour elle-même.

Auprès de l’institution financière de leur mère, la démarche fut aussi vaine. Même s’il s’agit clairement d’une fraude, Diane est une adulte libre et consentante qui fait ce qu’elle veut avec son argent, a-t-on répondu à Chantal. Les années de démarches de ses enfants se sont soldées par un échec.

D: Tu vas-tu pouvoir m’aider un peu à la fin du mois, car là, la propriétaire veut me mettre dehors, c’est très sérieux. Là je voudrais que tu m’aides un peu. Car 700 $ et 600 $ le loyer, ça fait beaucoup. Il va me rester 200 $ pour le mois d’avril, c’est tout. Peux-tu m’aider un peu? Es-tu là?
P: Oui je suis là mon amour, franchement avec la maladie de Lyse, c’est très compliqué pour moi, elle va deux fois à l’hôpital par semaine.Et vraiment ce n’est pas facile du tout.
D: Mais trouve un moyen.
Diane n’arrive plus à payer son loyer. Elle demande de l'aide à Patrick. Il refuse.Photo : Radio-Canada

Entre-temps, Diane tombe toujours plus bas. En mars 2021, par une journée glaciale, Chantal reçoit un énième appel de sa mère qui l’implore de l’héberger. Elle prétend vivre dans sa voiture. Lasse de toujours voler au secours d’une mère qui ment constamment et se comporte de façon toujours plus désagréable, Chantal refuse.

« J’ai raccroché, y’annonçaient froid, comme moins 30. Ça n'a pas d’allure. Toute la nuit j’entendais le vent, je croyais pas ça. »

— Une citation de   Chantal

À l’aube, le doute l’assaille. Chantal part sillonner les rues de Saint-Jérôme. Elle aperçoit la voiture de sa mère dans le stationnement de l’église Sainte-Paule et sa silhouette dans les fenêtres givrées. Cette fois c’était vrai. La femme de 70 ans avait dormi dans sa voiture avec son chien. Chantal cogne doucement, réveille sa mère et lui dit de venir trouver refuge chez elle. Depuis ce temps, Diane s’est promenée d’un hébergement temporaire à l’autre.

Nous avons communiqué avec Diane, qui nous a dit que cette relation était terminée et qu’elle ne voulait pas en parler. Ayant entendu cette version plus d’une fois, Chantal n’y croit pas. Je pense qu’on va toujours avoir ce nuage noir au-dessus de nos têtes, il faut que je fasse le deuil de retrouver ma mère telle qu’elle était avant la fraude, dit-elle.

Le reportage de Marie-Maude Denis et de Jacques Taschereau est diffusé à Enquête le jeudi à 21 h sur ICI Télé.

Chantal n’en pouvait plus de vivre seule avec cette anxiété et cette impuissance. C’est pour cela qu’elle a écrit à l’émission Enquête pour sensibiliser le public aux ravages de la fraude amoureuse. Alors que nous allions la rencontrer poliment, en nous disant que tous les médias avaient fait le tour de cette arnaque, nous nous sommes dit que nous devions chercher quand même des réponses. Nous allions bientôt découvrir que le cas de Diane était loin d’être isolé par la gravité des impacts sur sa vie et celle de ses proches.

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

« Ils sont venus chercher son âme »

La femme joyeuse que j’ai connue, elle n’est plus là. Il y a une grande tristesse en dedans d'elle. Ils sont venus chercher son âme. C’est ainsi que Sylvain Duguay nous décrit les ravages de la fraude amoureuse dans la vie de sa mère, Gisèle, 75 ans.

Si la promesse d’amour que font miroiter les fraudeurs n’est qu’un mirage, l’amour du fils est en revanche inconditionnel.

Sylvain se bat depuis sept ans pour sortir sa mère du piège dans lequel elle s’est enlisée.

C’est par la messagerie d’un jeu en ligne que Gisèle a rencontré Jean-Pierre Alain. Un faux profil, comme dans le cas de Diane.

Faux portrait de Jean-Pierre Alain.
Les fraudeurs ont volé la photo de cet homme pour fabriquer le faux profil de Jean-Pierre Alain, qui a leurré Gisèle.Photo : Anti­Scam­Forum­NL

Dans la vraie vie, cet homme s'appelle Stéphane. Il a lui-même été victime d'arnaque à l'amour. Les fraudeurs ont volé ses photos et vidéos pour fabriquer de faux profils afin de leurrer des femmes comme Gisèle dans le monde entier.

Sylvain Duguay a d'abord été alerté par sa nièce, qui l’a informé que sa grand-mère lui demandait de l’aider à faire de gros transferts d’argent. Plus tard, lorsque Gisèle demande à son fils de réparer son ordinateur, il comprend enfin la gravité de ce qui se passe.

Portrait de Gisèle.
Gisèle a fait confiance à son amoureux virtuel en lui donnant notamment accès à ses comptes bancaires.Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Je lisais ce qu'ils se disaient entre eux. Elle le considérait vraiment comme son amoureux, elle était prête à faire n'importe quoi pour lui. Sylvain ne peut rien dire qui fera entendre raison à Gisèle. Il lui disait, je pense, des mots peut-être que ma mère n'avait jamais entendus d'un homme. T'es belle, je t'aime, t'es mon amour.

La femme de 75 ans, qui a gagné sa vie modestement comme ouvrière, serveuse et caissière, a liquidé toutes ses économies. Gisèle a envoyé au fil des années au moins 75 000 $.

Son fils Sylvain a tout tenté pour l’empêcher de faire ces virements en Côte d’Ivoire et a multiplié les démarches pour trouver de l’aide pour sa mère.

Portrait de Sylvain Duguay.
Sylvain Duguay a passé plusieurs années à éplucher les transactions bancaires de sa mère.Photo : Radio-Canada

Le soi-disant Jean-Pierre a commencé par isoler Gisèle de ses proches. Il lui disait : "Tout ce qui se passe entre moi et toi, notre amour à nous deux, il faut que cela reste secret", relate Sylvain.

Mais les mots doux se sont progressivement transformés en demandes incessantes d’argent sous des prétextes toujours renouvelés. Un lavage de cerveau, carrément, tranche Sylvain.

JP: Je peux avoir les 800 $ que je te demande?? J’espère que je vais avoir une bonne réponse.
G: Mon amour stp stp stp tu le sais que j’ai pas ça?? STP je t’en prie chéri, crois-moi mon amour je suis désolée, tu le sais que ça me fait mal, chéri, je t’ai jamais refusé!!! Je te le jure que je l’ai pas mon amour, crois-moi, j’ai même pas mes médicaments.
JP: Tu m’as plusieurs fois refusé, tu vas avoir ton chèque jeudi, fais ton possible pour me faire parvenir cette somme.
Des demandes répétées pour avoir plus d'argent.Photo : Radio-Canada

Gisèle s’est laissée convaincre de donner tous ses mots de passe, y compris pour son compte bancaire. Ceux qui se font passer pour Jean-Pierre (ils seraient plusieurs impliqués dans l’arnaque) savent exactement de combien d’argent elle dispose en temps réel.

Si elle refuse de lui envoyer de l’argent, Jean-Pierre menace de couper les ponts. Son fils Sylvain passe de la colère à la tristesse. C'est de l'incompréhension de voir un proche se laisser aller comme ça. Se laisser violenter, se laisser diminuer. Ça ressemble beaucoup à quelqu'un qui tombe dans la drogue ou dans l'alcool ou dans le jeu.

JP: Je pense t’avoir demandé 150 $, j’ai encore rien reçu.
G: Jean-Pierre mon amour, oui je le sais que tu m’as demandé 150, tu vois j’en ai eu de besoin pour mes médicaments, je te jure que ça va pas bien. J’aimerais tellement aller te voir et rester avec toi, mon amour, je suis après devenir folle ici.
JP: Je suis pas là pour tes questions. Tu le fais ou bye.
Toujours les demandes d'argent.Photo : Radio-Canada

Gisèle ira jusqu'à se priver de nourriture et de médicaments pour satisfaire la voracité de Jean-Pierre de crainte de perdre cet amour qui prend toute la place dans sa vie.

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

Les limites du travail policier

On a retrouvé Gisèle dans pratiquement un coma diabétique, raconte Nathalie Langevin. Elle avait cessé d'acheter ses médicaments, cessé de s'alimenter convenablement parce qu’elle n’avait plus les sous pour sa survie. Si on n’était pas intervenus il serait arrivé quoi?, s’interroge la policière de Châteauguay.

L’agente sociocommunautaire s’occupe de prévention. Elle a été confrontée dans sa seule municipalité à plusieurs cas de fraude amoureuse dans les dernières années. Ce crime est à mes yeux et dans mon cœur parmi les plus crapuleux parce que les gens que j'ai vus être victimes étaient complètement anéantis, complètement détruits.

Portrait de Nathalie Langevin.
Nathalie Langevin a développé une expertise en intervention auprès des personnes victimes notamment de fraude amoureuse. Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Pendant des années, Nathalie Langevin a fait équipe avec Sylvain Duguay pour tenter de sortir Gisèle des griffes de son fraudeur. Son cas n’est pas isolé, ni même extrême dans l’expérience de la policière. Elle nous parle d’un homme âgé, endeuillé de sa femme, qui est tombé amoureux sur le web pour être siphonné de toutes ses épargnes. Il a dû retourner sur le marché du travail à 68 ans, soupire-t-elle. Ou encore de cette femme qui a donné près de 400 000 $ à son fraudeur et qui refuse de porter plainte, même après avoir perdu sa maison.

Il faut que ce soit la victime qui porte plainte. Si la victime, elle, est bien dans cette situation, le policier a bien beau aller la voir, elle va lui fermer la porte puis dire : "Regarde, moi, j'ai pas appelé la police, j'ai pas demandé vos services, puis laissez-moi tranquille."

Alors, Nathalie Langevin visite ses victimes et a appris au fil du temps à ne pas leur dire frontalement que leur amoureux ou amoureuse n’existe pas. Elle pose des questions pour tenter de semer le doute et maintient le lien de confiance. Parfois, elle a du succès, comme chez Ginette, où nous accompagnons la policière.

Ses enfants lui ont offert une tablette pour briser son isolement lors du premier confinement. Ginette s’est fait prendre par le faux profil d’un homme soi-disant père d’un enfant de 4 ans.

Après avoir charmé la dame, le fraudeur a fait appeler un enfant pour faire croire à Ginette qu’ils n’avaient plus d’argent pour manger et implorer son aide. La sexagénaire, qui s’ennuyait cruellement de ses propres petits-enfants, dont elle a été séparée par la pandémie, a bien failli craquer et envoyer de l’argent.

Heureusement, un travailleur social et Nathalie Langevin lui ont expliqué qu’il s’agissait d’une fraude et ont modifié ses paramètres pour protéger sa page Facebook. Comme c’est souvent le cas, le ou les fraudeurs n'ont pas été identifiés ni accusés.

Pour la policière, chaque personne qu’elle empêche de tomber dans le piège est une victoire. La prévention est à peu près le seul espoir. La réalité, c'est que c'est une fraude internationale et que les suspects sont pour la plupart du temps à l'étranger. Ce sont des dossiers qui sont malheureusement fermés parce qu'il n'y a pas possibilité de procéder à des arrestations. En matière de ressources, c'est quelque chose qui n'est pas possible, explique Nathalie Langevin.

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

Quand l’arnaque tue

C’était pas un imbécile et il s’est fait prendre. André Bouchard passe des larmes à la colère en nous racontant l’histoire de son ami Christian Bonneville. Lorsqu’André l’a connu, Christian venait de prendre sa retraite comme enquêteur à la GRC en Estrie. Ils se lient d’une amitié fraternelle et André découvre que quelque chose ne tourne pas rond dans sa vie.

Lorsque Christian l’invite à prendre un café chez lui, André constate qu’il semble vivre dans la pauvreté. J’ai dit : "Câline, tu as une bonne pension, comment tu fais pour pas arriver?" C’est là qu’il m’a présenté Olivia, sur photo.

Christian est veuf de sa femme qu’il a accompagnée dans la maladie pendant plusieurs années.

Portrait de Christian Bonneville.
Christian Bonneville a fait carrière dans la police fédérale en tant qu'enquêteur pour la GRC en Estrie.Photo : Famille Bonneville

Christian confie à André que son cœur s’est remis à battre pour Olivia, qui viendra bientôt de France pour vivre avec lui. À la demande de son amoureuse, il a déjà trouvé une maison où ils iront s’installer, en Outaouais. Olivia a convaincu Christian d’investir dans son entreprise de soins esthétiques et lui a envoyé des documents à l’appui.

André se souvient avec émotion de l’appel de Christian quelques jours avant l’arrivée prévue d’Olivia. Il m’a dit : "Ti-gars, t’avais raison, je me suis fait avoir."

Christian avoue à son ami qu’il va être expulsé de sa maison, ayant sauté des paiements hypothécaires. André passe à l’action et trouve une aide financière d’urgence pour son ami. Ils conviennent de se rendre ensemble le lendemain chercher l’argent. Je lui ai dit : "Demain matin, sept heures et demie, je m’en viens te chercher." Il m’a répondu : "Parfait Ti-gars, je vais être là devant chez nous."

Mais au matin, Christian n’est pas devant l’entrée de sa maison de Compton. J’ai dit : "Ah non!" J’ai touché à rien, je suis allé au village, y’avait un policier de la SQ. Je lui ai dit : "Viens avec moi, tu as un confrère de la GRC qui ne va pas bien ce matin, je pense."

Portrait d'André Bouchard.
André Bouchard a tenté de « sauver » son ami aux prises avec d'énormes problèmes financiers.Photo : Radio-Canada

Le mauvais pressentiment d’André se confirme. Le policier de la SQ trouve le corps de Christian Bonneville inanimé. Les larmes noient les yeux clairs d’André, qui poursuit le récit. Il avait laissé une lettre de suicide. Il avait dit : "Ti-gars, tu étais là pour me sauver la vie. Merci, pour ce que tu as fait pour moi. Mais là, c'est trop. Sont venus me chercher là où ça fait mal, puis j'ai mal."

La Sûreté du Québec a remonté la trace des virements de Christian jusqu’en Côte d’Ivoire, mais aucun suspect n’a été arrêté.

Si André accepte de partager les confidences de son ami décédé, c’est qu’il croit que d’autres victimes vivent dans la honte et vont jusqu’à commettre l’irréparable.

Il a raison, Christian n’est pas le seul que l’arnaque a tué. Nous faisons une autre triste découverte en consultant le Bureau du coroner du Québec.

L’histoire de Christian, nous l’avons découverte en demandant au Bureau du coroner du Québec de faire une recherche avec certains mots-clés en lien avec la fraude amoureuse. Le résultat fend le cœur. Au cours des sept dernières années, six hommes âgés de 18 à 63 ans se sont donné la mort au Québec après avoir été fraudés en ligne.

Cette statistique ne reflète que les cas où les personnes décédées ont laissé des indices du crime dont elles ont été victimes. Dans plusieurs cas, le passage à l’acte est directement lié à des menaces. Des fraudeurs profitent de la confiance et de l’intimité qui se créent avec la victime pour capter des images de nudité et tenter de lui extorquer de l’argent.

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

Une ampleur insoupçonnée

À l’été 2021, Enquête a fait parvenir à l’Ordre des psychologues et à l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ) un questionnaire à soumettre à leurs membres sur le problème des arnaques amoureuses.

L’arnaque à l’amour : un crime violent

Comment expliquer que des gens se laissent convaincre de donner jusqu’à leurs derniers dollars à une amoureuse ou un amoureux qu’ils n’ont jamais vu?

Tout le monde est vulnérable lorsqu’il est question d’amour, prévient Claudine Thibodeau, intervenante à SOS Violence conjugale.

Une relation amoureuse, qu'elle soit virtuelle ou qu'elle soit dans le monde réel, c'est une relation amoureuse quand même. Pour l’intervenante qui a accompagné plusieurs victimes, il est évident que l’arnaque amoureuse est une forme de violence conjugale : Il n'y a pas que la violence économique dans ces relations-là. Il y a beaucoup de violence psychologique, de manipulation, de violence émotionnelle.

Même si la réaction est parfaitement compréhensible, Claudine Thibodeau explique que la confrontation des victimes par leurs proches n’est pas constructive, au même titre qu’une femme qui refuse de quitter son conjoint violent.

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

Comment couper le robinet aux fraudeurs

Chantal et Sylvain Duguay ont multiplié les démarches infructueuses auprès des institutions financières de leurs mères pour tenter de couper le robinet aux fraudeurs. On leur a répondu qu’on ne pouvait pas empêcher un client d’accéder à ses fonds ni communiquer des renseignements aux proches.

Nous avons contacté Desjardins ainsi que la RBC, la Banque Nationale, la CIBC, la BMO, la HSBC, la Banque Laurentienne, la Banque Scotia et Canada Trust (TD).

Dans l’ensemble, les institutions disent prendre la situation très au sérieux. La plupart ont formé leur personnel et produisent des capsules de sensibilisation. Mais cela n’a été d’aucune utilité pour les proches de victimes à qui nous avons parlé.

Entreprises de transfert d’argent

Généralement, les fraudeurs demandent à leurs victimes de transférer de l’argent par Western Union, Moneygram et Ria. Ils demandent parfois aussi des cartes prépayées et impossibles à retracer comme Neosurf, mais les montants sont nettement moins élevés qu’avec les entreprises de transfert d’argent.

Sylvain Duguay a été satisfait de pouvoir inscrire sa mère sur une liste noire chez Western Union, qui empêche maintenant Gisèle de recourir à ce service. Il faut dire que l’entreprise a été condamnée en 2017 à verser 586 millions de dollars américains à des victimes d’arnaques au Canada et aux États-Unis. Western Union a reconnu avoir fermé les yeux sur des pratiques favorisant la fraude à l’intérieur même de sa structure.

Chez Moneygram, Sylvain Duguay a eu une expérience négative. L’entreprise a prétendu ne pas pouvoir agir tant et aussi longtemps que la victime elle-même ne porte pas plainte.

Les services de Moneygram sont offerts dans tous les comptoirs de Postes Canada. À ce sujet, la société fédérale affirme demeurer vigilante afin que leurs services de transfert de fonds soient utilisés à leur véritable fin. Des programmes de formation sont offerts à leurs employés pour les sensibiliser quant à la détection et au traitement des activités frauduleuses.

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

Détecter les arnaqueurs

L’énergie de la colère, je l’ai mise au service de la création de mon site. Fragilisé par un divorce difficile, Gérard a été floué par une arnaque à l’amour il y a dix ans. Lorsqu’on tombe dans leurs griffes, c’est extrêmement difficile de s’en sortir. L’ingénieur de formation a créé le site arnacoeurs.com qui recense les faux profils utilisés par les fraudeurs et publie le témoignage parfois déchirant des victimes.

Par exemple, une mère de trois enfants qui n’avait plus rien pour les nourrir après avoir donné tout son argent à son fraudeur, ou un chef d’entreprise qui voulait mettre fin à ses jours après avoir échangé des photos intimes avec celle qu’il croyait être son amoureuse et qui n’était en fait qu’un arnaqueur qui menaçait d’envoyer les photos à tous ses contacts s’il n’envoyait pas d’argent.

Portrait de Gérard.
Gérard a lui-même été victime d'une arnaque amoureuse.Photo : Radio-Canada / Mathieu Hagnery

Gérard a tout entendu et fulmine contre les géants du web et les sites de rencontre qui ne font pas leur part pour éliminer les faux profils qui gangrènent leurs réseaux sociaux. Il se montre également très critique envers les autorités de la Côte d’Ivoire et leurs efforts de répression insuffisants, selon lui. (Voir texte fraude Côte d’Ivoire)

11 classiques de l’arnaque amoureuse

Notre enquête nous a permis de découvrir quelques méthodes typiquement employées par les fraudeurs.

  1. Une personne de belle apparence physique communique avec vous par n’importe quel réseau social : Facebook, Skype, la messagerie d’un jeu en ligne, un site de rencontre, etc. Tout commence généralement avec une salutation gentille et flatteuse.
  2. Si vous répondez, la conversation s'engage. Il/elle vous dira probablement être originaire de France, de Suisse ou du Québec et prétendra être en voyage en Afrique ou y mener des affaires.
  3. Pour communiquer, votre ami(e) vous donnera rendez-vous sur des applications plus discrètes où il est plus facile d’effacer ses traces, telles que Whatsapp. Ne vous fiez pas au numéro de téléphone, des applications gratuites permettent de modifier le numéro qui apparaît.
  4. Votre ami(e) ne pourra pas avoir de conversation vidéo, il(elle) vous dira que sa caméra est brisée. S’il y a une image, elle ne sera pas synchronisée avec le son que vous entendrez. C’est probablement parce qu’on vous présente une vidéo silencieuse. Les arnaqueurs volent les photos et les vidéos de leurs victimes pour fabriquer de nouveaux faux profils pour leurrer d’autres personnes.
  5. Votre nouvel ami(e) vous inondera de messages, de compliments, d’empathie, d’attention et d’amour. Une promesse de rencontre en personne suivra. On vous demandera de rester discrets avec vos proches, qui ne peuvent pas comprendre votre relation.
  6. Les soi-disant problèmes de caméra ou de connexion Internet seront évoqués pour vous demander de l’argent. Si vous êtes moins à l’aise avec la technologie, on vous enseignera comment utiliser les plateformes pour communiquer et éventuellement, envoyer de l’argent.
  7. Votre nouvel amour vous questionnera sur votre vie, vos proches. Il vous a étudié pour savoir quoi dire à quel moment. S’il apparaît sous la forme d’une photo avec un enfant, il y a fort à parier qu’il sera bientôt question d’une maladie ou d’un malheur qui concerne cet enfant. Certains fraudeurs font appeler de vrais enfants pour émouvoir leur victime et leur soutirer de l’argent.
  8. Lorsque vous serez complètement sous le charme, votre amour risque de disparaître pour quelque temps et de vous laisser sur la glace. Cette coupure subite vous causera du stress et de la tristesse. Cela vous mettra dans des dispositions idéales pour ce qui s’en vient: la demande d’argent.
  9. Les fraudeurs les plus habiles sont les plus patients avant de demander de l’argent. Certains attendent jusqu’à six mois pour gagner l’entière confiance de leur victime. On vous racontera un malheur ou un autre : accident, arrestation, attaque, maladie, une banque qui a gelé des fonds, une douane qui a saisi des biens. Souvent, les fraudeurs envoient de faux documents pour rendre leur scénario plus crédible. Ils vous demanderont un transfert d’argent à une tierce personne, via un transfert Interac, Western Union, Moneygram, Ria, ou des cartes prépayées comme Neosurf.
  10. Votre amoureux tentera de créer un moment d’intimité et profiter de votre confiance pour que vous envoyiez des photos intimes de vous ou que vous vous dénudiez devant la caméra web. Il ou elle vous enverra des photos explicites pour vous inciter à en faire autant. Les fraudeurs vous demanderont ensuite de l’argent faute de quoi ils enverront les photos à tous vos contacts. Les fraudeurs utilisent cette forme d’extorsion contre des victimes de tous les sexes et de tous les âges.
  11. Lorsque vous serez triste et en colère de réaliser que vous avez été victimes de fraude, vous serez probablement approché par un enquêteur, ou un service de police bidon, qui prétendra vous aider à retrouver votre argent. C’est une deuxième fraude. N’y croyez pas.

Témoignage d'un ex-fraudeur

La fraude amoureuse a vu le jour au Nigeria au début des années 2000. Elle s’est ensuite propagée dans les pays voisins, dont la Côte d’Ivoire.

Des Nigérians qui résidaient en Côte d’Ivoire ont importé le phénomène. Ils ont légué leur expertise aux jeunes Ivoiriens qui sont devenus maîtres à leur tour, nous informe Ladji Bamba, criminologue ivoirien spécialiste des arnaques amoureuses.

Petit à petit, ces fraudeurs ont fait des victimes dans toute la francophonie. Jean-Luc Kouadio a déjà été l’un d’eux. Il a accepté de nous en parler.

Je l'ai fait avec un profil d'une femme. J'ai pris son nom et j'ai cherché aussi sa photo que je mettais aussi sur ma page de garde. [...] On cherchait à trouver des astuces comment jouer avec les sentiments des clients en disant soit j'ai perdu un parent, j'ai un parent qui est victime d'une maladie grave donc j'ai besoin d'argent.

Des Robins des Bois

Au dire de Ladji Bamba, les arnaqueurs bénéficient d’une certaine notoriété en Côte d’Ivoire : Ces enfants-là sont vus par une frange de la population comme des Robins des Bois, ils prennent aux riches pour redonner aux pauvres. Beaucoup les protègent, car ils rapportent de l’argent.

Portrait de Ladji Bamba.
L'arnaque amoureuse est une source de revenus facile pour de jeunes Ivoiriens, relate Ladji Bamba, criminologue.Photo : Ladji Bamba

Également éducateur spécialisé, le criminologue est d’avis que l’arnaque amoureuse nuit grandement à l'image de la Côte d’Ivoire, en plus d'hypothéquer la jeunesse : Beaucoup de jeunes décrochent, car ça représente une source d’argent facile.

Ce sera très, très difficile de faire cesser ce phénomène en Côte d'Ivoire parce qu’aujourd'hui, il y a même des parents qui conseillent à leurs enfants de le faire, ajoute Jean-Luc. Malgré tout, de nombreux Ivoiriens sont eux aussi victimes des cybercriminels et implorent les autorités de trouver une solution.

Répression policière

Une source confidentielle haut placée à la Plateforme de lutte contre la cybercriminalité ivoirienne nous a confié que le Canada demande rarement l’assistance de son pays pour faire enquête. En 2020, seulement 17 demandes officielles du Canada. Nous avons tenté de vérifier cette information auprès de Justice Canada, qui s’est montrée incapable de nous répondre malgré un délai de plusieurs mois.

Notre source à la police ivoirienne explique que, comme les juges ne voient pas les victimes qui se trouvent ailleurs dans le monde, les peines pour les fraudes amoureuses sont souvent clémentes, un incitatif à la récidive. L’autre difficulté, nous a dit ce haut gradé, c’est que les géants du web et les émetteurs de cartes bancaires ne collaborent que très rarement aux demandes de la police.

Pour le criminologue Ladji Bamba, le mal est enraciné et sera difficile à combattre. Il y a des criminels à col blanc impliqués, de hauts cadres de l'administration. Ils ne sont pas visibles. Les petits, ce n’est que le sommet de l’iceberg.

Portrait de Jean-Luc Kouadio.
Jean-Luc Kouadio, ex-fraudeur, se faisait passer pour un homme ou une femme pour frauder des gens qui croyaient avoir trouvé l’amour.Photo : Radio-Canada

À ce sujet, Jean-Luc, qui a quitté le milieu criminel et qui gagne maintenant honnêtement sa vie, ajoute quelques propos préoccupants : [Les fraudeurs] ne craignent pas que la police les [arrête], ils se disent qu'ils ont des personnes bien placées qui pourront intervenir si jamais la police les [arrête].

Lignes dessinées à la main qui s'entrecroisent.Photo : Radio-Canada

La filière québécoise

Faute de possibilité réelle d’arrêter un suspect à l’étranger, les corps de police québécois n'enquêtent presque jamais sur les arnaques à l’amour. Mais l'exception notable, c’est le projet Pourriel de la Sûreté du Québec qui a mené à l’arrestation de trois suspects l’an dernier, à Québec, qui seraient impliqués dans la fraude qu’a subie Gisèle.

Espoir Kouassi, 38 ans, est, selon la théorie de la police, la présumée tête dirigeante d’un réseau de fraudeurs qui opérait simultanément au Québec et en Côte d’Ivoire. Il est actuellement accusé de fraude, tout comme sa conjointe Christelle Semon et l’un de ses amis, Landry N’Cho.

Portrait d'Espoir Kouassi.
Espoir Kouassi aurait réussi à frauder des dizaines de Québécois avec un réseau d'arnaqueurs.Photo : Facebook

Nous avons épluché les documents judiciaires pour en apprendre davantage.

L’enquête a commencé en 2019 par deux femmes de la région de Lanaudière qui sont tombées amoureuses, comme Gisèle, de faux profils sur Internet.

Elles ont envoyé des dizaines de milliers de dollars par la poste à une adresse donnée par leur fraudeur, un appartement de Lévis. La SQ a ensuite organisé une livraison contrôlée d’argent à ladite adresse pour savoir qui recevait l’argent. Une heure plus tard, les policiers ont perquisitionné dans l’appartement et ont arrêté les deux occupants, Espoir Kouassi et sa conjointe.

Dans leurs appareils électroniques, les enquêteurs ont retrouvé des éléments qui permettaient de les lier à une cinquantaine de victimes, principalement au Québec. Des hommes et des femmes qui ont envoyé une moyenne de 50 000 $, pour une fraude alléguée totale de 2,3 millions de dollars.

Des points sur une carte.
Le réseau Québec a fait une trentaine de victimes dans la province entre 2014-2020.Photo : Radio-Canada
Des points sur une carte identifiant des villes.
En moyenne, les victimes ont été fraudées pour 50 000 $.Photo : Radio-Canada

Selon la théorie policière, Espoir Kouassi aurait eu des complices en Côte d’Ivoire qui entretenaient les conversations avec les victimes, tandis qu’il se serait chargé de faire circuler l’argent. À cette fin, Kouassi se serait servi d’une dizaine de compatriotes ivoiriens au Canada qui n’étaient pas au courant qu’il s’agissait d’argent provenant d’arnaques à l’amour et qui ont accepté de faire des transactions.

En Côte d’Ivoire, notre collaborateur a interrogé l’un des présumés complices d’Espoir Kouassi, Jean-Marcel Ellogne. Celui-ci a prétendu n’être que dans le commerce de voitures avec Kouassi. Mais la SQ le lie à au moins une dizaine de victimes québécoises, dont une dame de 84 ans à qui il aurait conseillé de tuer son mari pour toucher l’assurance vie.

Même si la SQ a transmis son enquête à la police ivoirienne, aucun des présumés complices de Kouassi en Afrique n’a été accusé, ni même interrogé par les autorités, nous a confirmé Jean-Marcel Ellogne.

Espoir Kouassi, Christelle Semon et Landry N’Cho subiront leur enquête préliminaire en janvier à Québec et n’ont pas donné suite à nos demandes d’entrevue.

Parmi les victimes du présumé trio de fraudeurs à l’amour... une femme de 75 ans que nous connaissions : Gisèle, la mère de Sylvain Duguay. La police a retrouvé des cartes de crédit au nom de Gisèle dans le portefeuille d’Espoir Kouassi lors de la perquisition.

Je t’aime tellement mon amour

À la toute fin de notre enquête journalistique, Gisèle, la mère de Sylvain Duguay, a finalement accepté de nous rencontrer. Les présentations se déroulent dans une beignerie, autour de deux cafés dans des tasses de carton. La conversation devient rapidement intime. Après des mois à entendre parler de Gisèle, c’est enfin la femme de 75 ans qui raconte sa propre histoire. Le sujet devient une personne.

Gisèle est parfois interrompue dans le fil de ses pensées par des textos de son fraudeur. Parce que oui, le faux Jean-Pierre communique toujours avec elle. Elle reconnaîtrait sa voix entre mille. On dirait que j'ai besoin encore de lui parler. Je sais pas pourquoi. Pas parce que je l'aime comme je l'aimais avant. C'est comme si je suis pas capable de me défaire de lui, nous explique Gisèle.

Elle raconte comment elle est tombée amoureuse après une relation de couple de 37 ans, dans un grand moment de solitude. J'étais vraiment vraiment prise avec lui, c'était comme infini, j'oubliais même mes amis, j'oubliais même ma famille.

Le faux Jean-Pierre a pris le contrôle de sa vie, l’a isolée de ses proches. A même réussi à la convaincre qu’ils étaient contre son bonheur.

JP: C’est mieux de ne plus parler de moi à quelqu’un, mon amour,
vivons notre amour en secret jusqu’à ce que je te retrouve.
G: Je te le jure chéri xxxxx 
JP: Je t’aime tellement mon amour.
G: Tu peux me dire quand tu vas être avec moi stp
JP: Mon coeur, je ne veux pas te donner de date précise et je ne vais pas respecter ma parole,
mais une chose est sûre, c’est qu’une fois que je règle mon souci, aussi vite je te rejoins.
Laisser croire à la victime que l'amoureux viendra la rejoindre.Photo : Radio-Canada

Il promet à Gisèle de venir la voir. Il invoque une succession de malheurs et de malchances pour qu’elle lui envoie de l’argent. J'étais tellement naïve, fait que j'lui envoyais de l'argent. J'étais obligée d'emprunter à mon beau-frère, à ma famille, pour qu’ils me prêtent de l'argent.

Gisèle a liquidé son REER, ses économies, et lui a donné au cours des sept années qu’a duré la fraude plus de 75 000 $. Je n'avais pas d'argent pour m'acheter beaucoup à manger, fait que tout ce que je pouvais manger, c'était de la soupe. Lorsque Gisèle ne pouvait plus envoyer d’argent, son faux amoureux, mais bien réel pour elle, lui coupait les contacts. Elle plongeait alors dans une grande détresse.

Lorsqu’elle trouve assez de courage pour l’ignorer, le bloquer sur ses réseaux sociaux, il revient sous une nouvelle identité avec un message pénétrant : C’est moi, tu me connais, JP. Gisèle s’avoue impuissante. Aussitôt que j'ai des nouvelles de lui, faut que j'aille le voir.

Pendant toute la journée que nous passons avec elle, nous sommes témoins des tentatives de son fraudeur de convaincre Gisèle d’aller ouvrir un compte de banque et de lui envoyer des cartes de crédit prépayées. Elle joue le jeu pour nous montrer comment, à coups de chérie et de je t’aime, il tente de la manipuler.

Gisèle sait maintenant que Jean-Pierre n’existe pas. Nous lui demandons ce que les fraudeurs lui ont volé. Ma fierté, l’estime de moi-même, répond-elle sans détour.

Notre enquête sur les fraudes amoureuse nous laisse plusieurs questions. Parmi elles, une s'impose : combien d’autres Gisèle y a-t-il dans notre entourage? Hommes et femmes qui souffrent en silence d’être siphonnés de leur argent durement gagné, de leur amour-propre, en échange d’une promesse, même fausse, d’amour.

Besoin d’aide?

Vous croyez être victime d’une arnaque amoureuse?

Centre antifraude du Canada (Nouvelle fenêtre) : 1 888 495-8501

Ligne Aide Abus Aînés : 1 888 489-2287

Centrale de l’information criminelle (Nouvelle fenêtre) : 1 800 659-4264

SOS violence conjugale (Nouvelle fenêtre) : Numéro de téléphone 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 : 1 800 363-9010

Association de prévention du suicide (Nouvelle fenêtre) : Numéro de téléphone pour tout le Québec : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)

Les victimes d’arnaques amoureuses sont invitées à participer à une étude de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) (Nouvelle fenêtre)

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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