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Des billots de bois et du bois d'œuvre.
Radio-Canada / Priscilla Plamondon-Lalancette

Grâce au prix record du bois d'œuvre en 2020-2021, l’industrie forestière a enregistré des profits monstres et le gouvernement a rempli ses coffres de redevances. Mais le coût exorbitant des matériaux a plombé le portefeuille des Québécois et révolté des producteurs de forêts privées qui n’ont pas vu la couleur de cet argent. Enquête se penche sur un système jugé intenable, particulièrement au Bas-Saint-Laurent.

En marchant sur ses terres à Biencourt, le producteur forestier Jeannot Beaulieu ne décolère pas.

Je vois ça comme un manque de respect de la part de l'industrie de ne pas vouloir nous faire profiter de ce qu’ils reçoivent, se désole celui qui fournit une partie de la matière première aux usines de sciage.

Le producteur dans un sentier forestier.
L'entreprise familiale dirigée par Jeannot Beaulieu, le Domaine de Beaufor, est constituée de 1200 hectares de forêt privée.Photo : Radio-Canada / Priscilla Plamondon-Lalancette

La hausse du prix des matériaux s’est étalée de janvier 2020 à juin 2021. Les scieries ont alors empoché jusqu’à 300 % de plus pour leurs produits finis, comme les fameux 2x4, les planches et les panneaux de contreplaqué. Mais Jeannot Beaulieu, comme bien des producteurs au Québec, n’a obtenu que 15 % d’augmentation pour ses billots, après des mois d’attente.

Je trouve ça épouvantable. Le partage de la richesse, c’est important pour moi, explique le copropriétaire du Domaine de Beaufor.

Le prix du bois d'œuvre est maintenant revenu au prix d’avant la pandémie, mais plusieurs producteurs forestiers conservent un goût amer de cet épisode.

Les compagnies forestières ne sont pas seules à avoir joui du prix record du bois d'œuvre. Le ministère des Forêts du Québec a aussi garni ses coffres grâce au bois des terres publiques vendu aux industriels. En 18 mois, ses redevances ont explosé de 140 %.

« Notre plus gros compétiteur, c’est la forêt publique. »

— Une citation de  Jeannot Beaulieu

En effet, l’État produit 80 % du bois rond de la province. Le ministère fixe le prix payé par les scieries pour les arbres récoltés en forêt publique. Et contrairement aux producteurs forestiers, ce prix est indexé à celui du marché.

Cette concurrence est jugée déloyale par les propriétaires de boisés privés, puisque c’est le compétiteur qui fixe les règles. Dans le passé, le ministère des Forêts a enregistré des déficits récurrents, notamment parce qu’il subventionne la construction des chemins forestiers utilisés par l’industrie.

Si je gérais ma forêt comme ça, je n’existerais plus depuis longtemps. Ce n’est pas normal que dans un contexte où le ministère ne fait pas une cenne avec le bois de la forêt publique, l'industrie devienne milliardaire, s'indigne Jeannot Beaulieu.

Cette frustration s’ajoute à celle vécue par les Québécois, dont les travaux de rénovation ou de construction ont coûté les yeux de la tête. Ils ont payé trois fois plus cher pour du bois qui provient principalement des forêts qui leur appartiennent collectivement.

Avec l’industrie forestière et le gouvernement dans le clan des gagnants, et les consommateurs québécois et les producteurs forestiers dans le camp des perdants, la situation est intenable, selon le professeur de politique forestière à l’Université Laval Luc Bouthillier.

Sans dire qu’il va y avoir des émeutes, je pense qu’il y a un sentiment, chez les citoyens québécois, que le Québec est riche de forêts, mais qu’il y a juste certains groupes de la société qui en bénéficient, soutient-il.

Un chemin qui sillonne une forêt.
Un chemin qui sillonne une forêt.
Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette
Photo: Luc Bouthillier estime que l'industrie aura davantage besoin du bois des forêts privées dans les prochaines années, parce que les forêts publiques ne repoussent pas aussi vite que prévu.   Crédit: Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette

Un système archaïque

Luc Bouthillier assure que la frustration des propriétaires de forêts privées est légitime et que des changements s’imposent, puisque l'industrie aura davantage besoin de leurs billots dans les prochaines années.

Quand les prix sont très bons pour les produits, le producteur de bois n’a pas sa part dans le système actuel. On l’a montré de façon éclatante, souligne Luc Bouthillier.

Il y a 134 000 propriétaires de forêts privées au Québec. Mais seulement 30 000 décident de couper et de vendre leur bois chaque année.

En arpentant le sentier familial bordé d’érables à sucre et de sapins, Jeannot Beaulieu insiste sur le fait que le principe de résidualité n’est pas toujours respecté au Québec et que cela nuit aux producteurs forestiers. Surtout, dit-il, dans un contexte où le ministère met aux enchères du bois subventionné en raison des ravages de la tordeuse des bourgeons de l’épinette.

Ce principe de résidualité qui existe depuis 1986 et qui est inscrit dans la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (Nouvelle fenêtre), signifie que l’industrie devrait faire le plein en forêt privée avant de prélever dans les forêts publiques, explique Luc Bouthillier. Mais en réalité, ce serait autre chose.

Et pour cause, le ministère a confirmé à Enquête qu’il tenait compte du bois disponible en forêt privée avant de garantir aux scieries des volumes provenant des forêts publiques. Mais la Loi n’oblige pas les industriels à acheter les bois provenant des forêts privées à la hauteur de ce qui est inscrit au scénario d’approvisionnement. Les compagnies n’ont donc pas à respecter ce qui était prévu.

C'est un système qui a été conçu il y a 35 ans, rappelle le professeur Bouthillier. Il est temps de l'actualiser. Et il faut revoir le système de façon à ce que le propriétaire privé ait sa part.

Or le ministère rappelle que le gouvernement n’intervient pas dans les prix payés aux producteurs de forêts privées puisqu’il s’agit d’un libre marché qui se négocie entre clients et fournisseurs.

Pourtant, il devient urgent de modifier le régime, insiste le professeur, parce que l'indignation suscitée par le prix du bois d'œuvre a alimenté la méfiance grandissante du public envers le ministère des Forêts. Cette crise de confiance résulte de l’apparence de favoritisme envers l’industrie forestière, du blocage des projets d’aires protégées et du manque de transparence du ministère, souligne-t-il.

« Si on ne fait pas ce passage, la population qui a l'impression d'être flouée, ce qu'elle va exiger, c'est qu'on sorte l'industrie de la forêt. »

— Une citation de  Luc Bouthillier
La famille assise autour de la table de la salle à manger.
Ces trois générations de la famille Beaulieu vivent de la forêt au Bas-Saint-Laurent.Photo : Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette

Ce n’est évidemment pas ce que souhaite la famille de Jeannot Beaulieu. On cultive la forêt de nos enfants et de nos petits-enfants parce qu’il y a de la relève pour la prochaine génération, explique le producteur.

Jeannot Beaulieu est enraciné à la terre de ses ancêtres, qu’il a rachetée dans les années 1980. Il espère qu’une cinquième génération pourra en vivre. Toute sa vie, il a pris soin de ses arbres. Les forêts qu’il arpente quotidiennement font sa fierté.

Photo en noir et blanc de Jeannot Beaulieu lorsqu'il était plus jeune.
Jeannot Beaulieu est producteur forestier depuis près de 40 ans. En 1976, il plantait des arbres sur la terre agricole de son grand-père pour y faire pousser une forêt. Photo : Gracieuseté

Aujourd’hui, son fils Yvan et sa fille Weena travaillent d’ailleurs à ses côtés. Pour que l’entreprise fondée avec sa femme Marjolaine perdure, il martèle qu’il faut un virage majeur.

« Ce n’est pas un héritage qu'on veut laisser à nos enfants, d'avoir l'impression qu'on se fait exploiter. »

— Une citation de  Jeannot Beaulieu

Dans le village voisin à Auclair, le propriétaire de forêt privée Jean-Marie Gilbert abonde dans le même sens. Celui qui est président de la Coopérative de développement agroforestier du Témiscouata n’en peut plus de vendre des arbres au rabais.

Le producteur forestier Jean-Marie Gilbert.
Jean-Marie Gilbert a acheté son premier lot à bois en 1978. Il possède 800 hectares de forêt privée.Photo : Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette

Si on prend l'indexation du coût de la vie, on a moins d'argent aujourd'hui dans la vente de bois qu'on en avait il y a 20 ans, a-t-il calculé.

Et ce qui le choque, c’est que quand le prix du bois augmente sur le marché, les producteurs mettent des semaines à obtenir une hausse. Mais lorsque le prix diminue, ils subissent rapidement une baisse.

Une pile de billots de bois.
Une pile de billots de bois.
Radio-Canada / Priscilla Plamondon-Lalancette
Photo: Des billots de bois coupés.  Crédit: Radio-Canada / Priscilla Plamondon-Lalancette

Un quasi-monopole au Bas-Saint-Laurent

Les syndicats de producteurs forestiers de la province sont catégoriques : c’est au Bas-Saint-Laurent, où 50 % de la forêt est privée, que le prix payé pour le bois rond est le plus bas au Québec.

Le quasi-monopole du Groupe Lebel, qui possède 10 usines dans cette région, est montré du doigt. Mais c’est un sujet tabou dont presque personne ne veut parler en raison de l’importance de l’industrie forestière.

Dans les dernières années, la compagnie dont le siège social est situé à Rivière-du-Loup a racheté les petites scieries menacées de fermeture au Bas-Saint-Laurent. Ça a permis de sauver les emplois et les usines. L’envers de la médaille, c’est une concentration du pouvoir d'achat.

Avant on avait plusieurs acheteurs potentiels. Il y avait une certaine compétition entre les acheteurs qui faisait qu’on pouvait négocier le prix. Actuellement, on se sent démuni. On nous dit : "C'est ce prix-là, pis tu acceptes". C'est un monopole, raconte le producteur Jean-Marie Gilbert.

Il y a moins d’acheteurs, mais il y a autant d’usines, se défend Louis-Frédéric Lebel, PDG de l’entreprise. C’est une région de sapin. Ce n’est pas une essence prisée. Elle est plus coûteuse à transformer. Donc, je pense que ça explique un peu pourquoi les producteurs du Bas-Saint-Laurent pensent qu’ils n’ont pas assez cher pour leurs produits, ajoute-t-il.

Pour obtenir plus de revenus, certains producteurs vont pourtant jusqu’à envoyer leur bois dans la région voisine de Chaudière-Appalaches, où il y a de la concurrence.

Des travaux de débardage.
Le tiers des revenus du Domaine de Beaufor provient de la vente de bois rond.Photo : Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette

C’est le cas de Jeannot Beaulieu, qui le vend à une usine située à 230 km de chez lui plutôt qu’aux scieries du Groupe Lebel qui sont juste à côté. Il reçoit 1500 $ de plus par camion. En soustrayant 1000 $ de frais de transport, c’est donc 500 $ de plus qu’il met dans ses poches.

Louis-Frédéric Lebel est au courant. Son entreprise possède aussi des usines dans Chaudière-Appalaches et y offre un meilleur prix qu’au Bas-Saint-Laurent.

Ces usines-là sont ultramodernes, avec des coûts de production inférieurs. Elles sont plus proches des marchés, donc ça explique un peu pourquoi on paye plus cher, soutient celui qui a repris les rênes du Groupe Lebel en 2004.

Louis-Frédéric Lebel promet d’ailleurs que la cagnotte record des derniers mois servira à moderniser son parc de vieilles scieries du Bas-Saint-Laurent d’ici cinq ans. Une cure de jeunesse qui, selon lui, bénéficiera aux producteurs forestiers. On a un projet important de scierie ultramoderne à Saint-Michel-de-Squatec. Un des objectifs, c'est d'augmenter notre capacité de production et automatiquement, on va être plus collé sur les prix du marché.

Le Groupe Lebel, qui est actuellement le troisième plus grand manufacturier de bois d'œuvre au Québec, veut poursuivre son expansion pour devenir un leader canadien. En plus du Bas-Saint-Laurent et de Chaudière-Appalaches, il est présent en Gaspésie, dans Charlevoix, en Ontario et dans le Maine.

Un travailleur dans une cour à bois.
Un travailleur dans une cour à bois.
Radio-Canada / Priscilla Plamondon-Lalancette
Photo: Négocier un prix provincial du bois avec l’industrie gagne en popularité auprès des producteurs de bois.  Crédit: Radio-Canada / Priscilla Plamondon-Lalancette

Négocier un prix provincial du bois?

Six des treize syndicats régionaux de producteurs de bois du Québec avaient le mandat de négocier le prix de la matière première avec les manufacturiers de leur coin avant la pandémie. Mais bien des propriétaires de forêt privée se sentent tout de même floués. Personne n’avait envisagé que le prix du bois d'œuvre puisse atteindre un tel sommet. Au Bas-Saint-Laurent, le syndicat n’a pas reçu ce mandat de ses membres.

Mais avec la flambée des prix, l’idée de négocier un prix provincial du bois avec l’industrie a gagné du terrain auprès des producteurs de bois, comme c’est déjà le cas pour les producteurs de lait ou de sirop d’érable.

J’ai des appels de monde qui disent qu’on doit aller plus loin pour s’organiser. Ça n'a pas de sens. C'est un scandale qu'on a vécu là. On devrait avoir une force collective pour négocier, parce que plus t'es fort pour négocier, plus l'autre côté te respecte, déclare Pierre-Maurice Gagnon, qui est à la fois président de la Fédération des producteurs forestiers du Québec et président du Syndicat des producteurs de bois du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

Jeannot Beaulieu comptait sur la manne des derniers mois pour passer l’éponge sur les années difficiles de la crise forestière, qui a frappé fort entre 2007 et 2016. Il fait partie de ceux qui rêvent d’un prix négocié pour réparer une injustice qui perdure depuis trop longtemps.

« Le bois a baissé de 40 % pendant la crise forestière. On ne l’a jamais repris. »

— Une citation de  Jeannot Beaulieu

L’industrie, par contre, a pu renflouer ses coffres grâce aux prix record du bois d'œuvre. Les séquelles sont derrière nous. C’est une remise à zéro, confirme le PDG du Groupe Lebel.

Louis-Frédéric Lebel ne voit toutefois pas d’un bon œil la syndicalisation des bois et préfère de loin le libre marché à une gestion de l’offre avec des quotas.

L’industrie réagit au reportage d’Enquête

Le Conseil de l’industrie forestière du Québec (CIFQ), qui représente les différentes scieries de la province, se dit prêt à entreprendre des pourparlers avec les producteurs de forêts privées, que ce soit à la table du ministère ou dans un autre forum.

Je pense qu’il va falloir qu’on s’assoie pour permettre de garantir les 19 milliards de retombées économiques que génère l’industrie au Québec, a indiqué le PDG Jean-François Samray qui rappelle que des milliers d’emplois en dépendent.

Selon le CIFQ, le principe de résidualité pourrait être revu à condition que les producteurs de forêts privées acceptent de partager les risques du marché du bois d'œuvre. Cette volonté-là doit être au centre des discussions: le partage du risque entre le scieur qui ne sait pas combien il va obtenir pour ses planches et le producteur qui a le choix de couper ou pas en fonction du prix qu’il obtient, ajoute M. Samray.

L’industrie s’oppose à une négociation provinciale des prix du bois avec les producteurs forestiers puisque les essences d’arbres, dit-elle, varient d’une région à l’autre.

Trouver un terrain d’entente s’annonce ardu puisque le CIFQ s’est aussi opposé à des négociations régionales avec les propriétaires de forêts privées en Estrie et à Québec.

Le reportage de Priscilla Plamondon Lalancette et de Martin Movilla est diffusé dans Enquête le jeudi à 21 h sur ICI Télé.

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