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Rémi Francoeur, Robert Perreault et Emily Lavertu
Radio-Canada

Leurs ancêtres ont traversé la frontière vers la Nouvelle-Angleterre pendant la plus importante migration canadienne-française de l’histoire, un pan largement oublié du public. Plusieurs générations plus tard, tristes de voir leur langue maternelle mourir à petit feu, Emily, Rémi, et Robert ont pris les grands moyens pour continuer de vivre en français au quotidien.

Texte : Denis Wong | Photos : Denis Wong et John Tully | Design : Marie-Pier Mercier

Madawaska, Maine
Radio-Canada
Photo: Madawaska, Maine  Crédit: Radio-Canada

Quand Emily Lavertu parle de Madawaska, son village natal situé dans le nord du Maine, elle évoque un décor bucolique aux forêts verdoyantes et aux collines qui ondulent dans la vallée du fleuve Saint-Jean. Son enfance s’est écoulée à cinq minutes de la frontière, juste en face de la ville d’Edmundston, au Nouveau-Brunswick, au cœur de la région acadienne. 

Ce que j’aime de ma région du Maine, c’est qu’elle est considérée comme l’une des seules régions francophones aux États-Unis, explique celle qui habite aujourd’hui Montréal. Il y a une petite poche de cinq villages qui est considérée comme franco-américaine. Il y a beaucoup de gens qui ne le savent pas.

Elle porte toujours la région dans son cœur, et chaque fois qu’elle y retourne, les souvenirs de sa jeunesse défilent dans sa tête : les traversées du pont pour aller magasiner en sol canadien, les virées de ski au Nouveau-Brunswick, les fêtes familiales à Edmundston. Elle traversait si souvent la frontière que les gardes frontaliers reconnaissaient son visage.

Il n’y a que la rivière St-John [le fleuve Saint-Jean] qui sépare les deux villes et les deux pays, décrit-elle. Beaucoup de familles se sont mariées entre elles, comme celles de mes parents. L’une venait d’Edmundston, et l’autre de Madawaska. Les Acadiens se retrouvent aussi des deux côtés de la frontière.

Emily Lavertu pose devant une clôture, dans un quartier de Montréal.
Emily Lavertu est originaire de Madawaska, un village situé dans le nord du Maine.Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Au fil du temps, la femme de 37 ans dit constater des changements linguistiques importants dans sa ville natale du Maine et dans les petites communautés francophones enracinées du côté américain du fleuve Saint-Jean.

Ce sont uniquement les personnes âgées qui parlent en français à Madawaska. Ça s’est beaucoup perdu avec ma génération. Les enfants comprennent un peu, mais c’est en train de se perdre. Il y a un programme d’immersion qui aide, mais les jeunes ne parlent pas en français à la maison, et c’est très important.

Rémi Francœur pose le même constat à propos de Manchester, sa ville natale du New Hampshire. Âgé de 39 ans, il a lui aussi grandi dans un foyer francophone, et dans le quartier ouvrier de son adolescence, il a assisté à l’effritement inexorable de sa langue maternelle. Dans cette ville industrielle, on trouvait il y a quelques décennies à peine une communauté francophone bien établie.

Ma langue maternelle est le français, dit celui qui s’est installé à Montréal il y a plus de cinq ans. Je n’ai pas commencé à apprendre l’anglais avant l’âge de 3-4 ans avec les émissions de télévision et la maternelle. C’était un vieux français des années 1960, similaire à ce qu’on lit dans les livres de Michel Tremblay et aussi dans les entrevues de l’écrivain Jack Kerouac. Il y avait beaucoup de vieilles expressions, et c’était la manière de parler pour la plupart du monde dans le quartier.

Rémi Francoeur pose dans un parc de Montréal.
Rémi Francoeur est originaire de Manchester, dans le New Hampshire, mais il vit à Montréal depuis plus de cinq ans.Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Pour des raisons socio-historiques et politiques, l’identité des francophones de son quartier s’est transformée, et la place qu’occupe la langue française dans cette identité s’estompe au fil des générations. Cette transformation, on peut la constater dans plusieurs familles franco-américaines.

« C’était comme avoir un intérêt commun niché, en voie d’extinction. Je me souviens qu’avant de déménager ici, mes interactions en français étaient de plus en plus rares. Moi et les gens de mon âge qui parlaient en français, on se sentait spéciaux d’avoir vécu les dernières années de ce mouvement. »

— Une citation de  Rémi Francœur

Emily et Rémi ne se connaissent pas, mais leurs parents et leurs ancêtres francophones ont traversé la frontière afin de travailler dans l’industrie textile des États-Unis. L’histoire de leurs familles respectives n’est pas unique. On estime qu’entre 1865 et 1930, une période qui débute avec la conclusion de la guerre civile américaine et qui s’étend jusqu’à la Grande Dépression, près de 1 million de Canadiens et Canadiennes francophones migrent vers la Nouvelle-Angleterre pour se forger un nouveau destin.

Si l’on retrouve aujourd’hui des vestiges francophones et des noms de famille tels que Perreault, Vermette, Lavertu et Francœur dans le nord-est américain, c’est à cause de cette vague d’immigration massive. Cette population constituait une minorité francophone de grande importance à une époque où les manufactures américaines roulaient à plein régime.

Il n’y a pratiquement pas de Québécois francophones qui n’ont pas eu, à un certain moment de l’histoire, des rapports avec la Nouvelle-Angleterre, précise Pierre Anctil, professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa. C’était extrêmement courant. C’est disparu de la mémoire. Des deux côtés de la frontière, il y a une sorte d’amnésie. On est passé à autre chose et on a oublié qu’il y avait un Québec d’en bas et de fortes populations francophones aux États-Unis, tout près de la frontière.

Manchester, New Hampshire
Radio-Canada
Photo: Manchester, New Hampshire  Crédit: Radio-Canada

Au cœur de l'industrie textile

Seulement 400 kilomètres séparent Montréal de Manchester, au New Hampshire. C’est ici que Robert Perreault est né, et il y habite toujours, sept décennies plus tard. L’homme est une figure connue dans les cercles franco-américains de la Nouvelle-Angleterre. Parlant un français impeccable, il a écrit des livres sur l’héritage francophone dans sa ville natale, en plus d’y être guide historique.

Je suis né en 1951 et je me souviens, quand j’étais jeune et qu’on allait en ville, on entendait du français partout dans les rues, les restaurants et les magasins, raconte-t-il. Aujourd’hui, ce n’est plus ce que c’était autrefois. C’est plus privé. C’est surtout dans les maisons, au sein des familles et avec les amis.

Robert Perreault dans le bureau de sa demeure à Manchester, au New Hampshire
Robert Perreault est l'un des rares Franco-Américains à toujours s'exprimer en français à Manchester, au New Hampshire.Photo : Radio-Canada / John Tully

Robert et sa sœur ont grandi en français à la maison, sur la rive est de la rivière Merrimack, qui traverse la ville de Manchester en son centre. Alors que la majorité des autres familles canadiennes-françaises étaient réunies sur la rive ouest du cours d’eau, Robert a grandi dans un quartier mixte.

On était la famille franco-américaine parmi les familles grecques, polonaises, yankees, suédoises, irlandaises. Petit gars, quand je sortais de la maison, j’ai appris l’anglais avec les autres.

À cette époque, les familles franco-américaines avaient accès à un réseau d’écoles paroissiales financées par la communauté. Les enfants apprenaient dans les deux langues : les cours de base se donnaient en anglais, mais au lieu de faire de la gymnastique ou de la musique, par exemple, les jeunes élèves francophones apprenaient la grammaire, l'orthographe et le catéchisme en français. Dès un jeune âge, le petit Robert est devenu complètement bilingue.

Ces écoles sont maintenant chose du passé. Mais si ce modèle éducatif a existé en Nouvelle-Angleterre, c’est qu’à une époque, la population franco-américaine était si importante qu’elle s’était dotée d’infrastructures et d’institutions. On trouvait d’ailleurs des quartiers surnommés Petit Canada dans de nombreuses villes industrielles du nord-est des États-Unis, et il était possible d’y vivre au quotidien en français.

Tableau présentant des villes de Nouvelle-Angleterre avec les plus importantes populations francophones estimées en 1897
Au tournant du 20e siècle, on trouvait d'importantes populations francophones dans plusieurs villes industrielles de Nouvelle-Angleterre.Photo : Radio-Canada / Design / Marie-Pier Mercier

Au tournant du 20e siècle, les francophones composaient de 25 à 60 % de la population dans certaines villes de la Nouvelle-Angleterre. Plusieurs de ces quartiers densément peuplés ont abrité des populations canadiennes-françaises dépassant les 10 000 personnes, ce qui en aurait fait des villes d’importance au Québec à l’époque.

Des familles entières ont quitté le Canada, et certaines paroisses ont pratiquement été parachutées aux États-Unis. Les manufactures textiles américaines avaient besoin de main-d'œuvre, et les salaires garantis ont attiré ceux et celles qui ne voulaient plus vivre de la terre. Ces personnes formaient un groupe moins nanti et généralement moins éduqué.

C’est un chapitre de l’histoire du coton qui est vital dans l’histoire des États-Unis, explique David Vermette, auteur et conférencier d’origine franco-américaine. Le pan de l’agriculture dans le sud est bien connu, mais les manufactures textiles dans le nord formaient la plus grosse industrie américaine au 19e siècle. La population canadienne-française était le socle de cette industrie. Elle faisait rouler ces manufactures.

« Mon père a travaillé dans une usine du Connecticut avec son père qui réparait les métiers à tisser. Ils laissaient encore les enfants travailler assez jeunes et mon père avait 13 ans. Quand le patron a appris quel âge avait mon père, il l'a congédié. »

— Une citation de  Robert Perreault

L’entreprise Amoskeag, établie aux abords de la rivière Merrimack à Manchester, détenait la plus grosse manufacture textile au monde pendant la première partie du 20e siècle. À son apogée, plus de 17 000 personnes y travaillaient en même temps, réparties dans un complexe industriel de 30 édifices. Les familles immigrantes étaient nombreuses à s’installer dans la région pour travailler dans cette industrie et venaient de plusieurs pays différents.

Mon père et ma mère se sont rencontrés dans la plus grande usine à Manchester, celle d’Amoskeag, deux ans avant la dernière grève qui a contribué à la fermeture de la compagnie, explique Rémi Francœur. Même si [ma famille] est descendue tard aux États-Unis, c’est une histoire franco-américaine typique.

Des communautés organisées... et stigmatisées

Des sociétés mutuelles comme l’Association canado-américaine ou l’Union Saint-Jean-Baptiste jouaient des rôles de piliers dans les communautés francophones. Ces organisations ont renforcé la solidarité et le niveau de vie de leurs membres à travers des congrès, des activités sociales, divers produits en assurances, des prêts étudiants, etc.

Le grand-père maternel de Robert Perreault, Adolphe Robert, a d’ailleurs été président de l’Association canado-américaine, qui avait des membres dans les six États de la Nouvelle-Angleterre ainsi qu’au Québec.

Il est venu s’établir aux États-Unis comme journaliste de langue française. Il a toujours parlé et écrit le français, il a vécu au jour le jour en français, explique Robert Perreault à propos de son grand-père, qui venait de la région de Joliette.

Robert Perreault tient un numéro du magazine « Le Canado-Américain » où figure un portrait de son grand-père Adolphe Robert.
Adolphe Robert, le grand-père de Robert Perreault, fut président de l’Association canado-américaine.Photo : Radio-Canada / John Tully

Les journaux francophones étaient monnaie courante dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Ces publications étaient alignées idéologiquement avec le Québec et permettaient aux élites franco-américaines d’exprimer leur voix. Ainsi, des liens solides ont été préservés avec le Québec pendant des décennies. Jusque dans les années 1960, plusieurs maires francophones se sont même succédé à la tête de la ville de Manchester.

« Lionel Groulx correspondait avec les Franco-Américains, les principaux écrivains et les principales figures politiques de l’époque aussi, dit Pierre Anctil, professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa. Maurice Duplessis faisait des tournées en Nouvelle-Angleterre. J’ai trouvé des éditoriaux dans Le Devoir où le journaliste Omer Héroux se rendait dans les principales villes franco-américaines dans les années 1930 et 1940. »

Mais à l’extérieur de ces cercles francophones, la population franco-américaine était souvent stigmatisée à cause de sa langue, de sa religion et de sa culture. Cette main-d'œuvre immigrante, qui acceptait des emplois moins bien payés et des conditions de travail difficiles, a été ciblée par la majorité, même si elle était également blanche. Les théories eugéniques en vogue au début du 20e siècle n’étaient pas uniquement basées sur la couleur de la peau. Pour évaluer la pureté d’une race, les origines et les croyances d’une population étaient aussi des critères importants, selon ce courant de pensée.

L’Église catholique, qui jouait un rôle central et structurant dans ces communautés, était perçue comme une menace dans un pays à majorité protestante. Des théories du complot étaient véhiculées dans le discours médiatique : les catholiques qui parlaient français auraient traversé la frontière afin de disséminer leur religion et prendre le contrôle politique de la Nouvelle-Angleterre. L’organisation du Ku Klux Klan a même pris les francophones pour cible durant les années 1920 et affichait ouvertement sa haine envers ces communautés.

Dans son livre A Distinct Alien Race: The Untold Story of Franco-Americans, qui aborde notamment cette question, l’auteur David Vermette indique qu’il a trouvé nombre d’articles et d’éditoriaux corrosifs à propos de la minorité francophone.

« Des publications nationales comme le New York Times, Harper's et The Nation écrivaient à ce sujet. Il y avait des articles dans des journaux universitaires, indique David Vermette. Il n’y a aucun doute que des théories circulaient et considéraient que la population canadienne-française était arriérée, incapable de s’assimiler à la démocratie américaine et indifférente aux valeurs des États-Unis. C’était un discours courant. »

Extrait traduit d'un éditorial tiré du New York Times, daté du 6 juin 1892.
Des discours xénophobes et anti-immigration étaient publiés dans les pages de journaux importants. Photo : Radio-Canada / Design / Marie-Pier Mercier

Cette discrimination a poussé certaines personnes à renoncer progressivement à leurs racines canadiennes-françaises. Plusieurs familles ont même décidé de modifier leur nom afin d’éviter d’être stigmatisées. Mais pendant de longues décennies, la société franco-américaine a réussi à préserver son caractère distinct grâce à ses institutions et à la volonté de sa population. Durant cette période, la langue et la religion catholique étaient indissociables.

Ils adhéraient à l’idée qu’il fallait maintenir sa langue et ses traditions de la même manière qu’elles leur avaient été léguées, explique David Vermette. Ce concept de “la survivance” des Canadiens français faisait partie de l’héritage du Québec.

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis l’âge d’or franco-américain. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, on assiste à un déclin autant dans l’utilisation du français que dans l’attachement à cette identité en Nouvelle-Angleterre. Lorsque la Révolution tranquille se produit au Québec, le décalage philosophique s’agrandit : la population franco-américaine est peu concernée par les avancées sociales majeures qui se produisent au nord de la frontière.

Le professeur Pierre Anctil est spécialiste de la question des communautés francophones en milieu minoritaire. Il a notamment achevé une thèse de doctorat sur la question franco-américaine à Woonsocket, au Rhode Island, et il continue d’entretenir des liens avec la communauté. D’un point de vue anthropologique, il n’est pas du tout surpris de la situation actuelle.

Dans la plupart des cas, et c’est attendu des immigrants du Québec aussi, les immigrants vont rapidement chercher à faire des transferts linguistiques, précise le professeur. À la troisième génération, la plupart du temps, le transfert linguistique est complet. C’est ce qui s’est passé avec les Franco-Américains. Peut-être ont-ils pris un peu plus de temps que les autres parce qu’ils étaient près géographiquement de leurs origines. Mais dans le contexte américain, c’est la norme, et il n’y a pas beaucoup d’exceptions.

Le spécialiste se reporte à un cadre constitutionnel américain où les droits linguistiques ne sont pas protégés et où l’assimilation culturelle des minorités est attendue, contrairement au Canada, où le droit de vivre et d’être éduqué en français est prévu dans la Constitution.

Bien sûr, protéger une langue nécessite aussi des efforts collectifs et politiques. Ce processus repose également sur la volonté des individus qui composent une société. Cependant, Pierre Anctil estime qu’il serait inexact de créer un parallèle entre la situation du français aux États-Unis et celle qui prévaut au Canada.

Gardien d'une mémoire francophone

L’érosion causée par le temps et les obstacles qui ont parsemé la route franco-américaine ont fait décliner la langue française, au point où sa présence est essentiellement disparue de l’espace public en Nouvelle-Angleterre. Ce contexte rend encore plus uniques ceux et celles qui font survivre cette langue aujourd’hui.

À Manchester, peu de gens incarnent mieux les efforts pour préserver la langue française que Robert Perreault. Celui-ci enseigne le français conversationnel dans un collège de la ville, au sein d’un programme de littérature et de langues modernes unique en son genre dans le réseau universitaire de l'État. De plus, il s’implique activement auprès du Centre franco-américain de Manchester, qui organise des causeries et des événements en français où les têtes grises sont nombreuses.

Robert Perreault, devant le Saint Anselm College, une institution où il enseigne le français conversationnel.
Robert Perreault, devant le Saint Anselm College, une institution où il enseigne le français conversationnel.Photo : Radio-Canada / John Tully

À sa manière, Robert Perreault fait aussi figure de gardien de la mémoire francophone dans le New Hampshire. Après ses études universitaires, Robert Perreault a décroché un contrat de recherche historique qui lui a permis de réaliser des entretiens avec d’anciens travailleurs et travailleuses francophones de l’entreprise textile Amoskeag. Ces entrevues ont servi à l’écriture d’un livre d’histoire sur le riche héritage manufacturier de la ville de Manchester.

[Les auteurs] m’ont engagé pour faire des entrevues [dans la langue maternelle des travailleurs]. J’ai parlé avec 120 personnes sur les 300 qu’ils ont interviewées en tout, et une cinquantaine de ces personnes étaient des francophones.

Une vue sur les édifices de l'ancienne usine textile Amoskeag à Manchester.
Aujourd'hui, les édifices de l'ancienne usine textile Amoskeag abritent des condos, des restaurants et d'autres entreprises en plein cœur de Manchester.Photo : Radio-Canada / John Tully

Robert a aussi travaillé au sein de l’Association canado-américaine à titre de bibliothécaire-archiviste, ce qui lui a permis d’explorer une riche collection de documents portant sur les rouages de la société franco-américaine. Ces archives présentent un portrait historique saisissant de cette époque.

Presque plus personne aux États-Unis ne peut faire des recherches dans ces archives, parce qu’il faut connaître le français et les conditions québécoises [de ces archives] , se désole Pierre Anctil.

Mais plus que tout, Robert Perreault a fait le choix d’utiliser sa langue maternelle au quotidien. Sa femme et lui ont élevé leur fils unique en français, et celui-ci élève aujourd’hui ses propres enfants dans un environnement bilingue, avec sa femme anglophone. Que le français ait persisté aussi longtemps dans cette famille franco-américaine est un cas d’exception en Nouvelle-Angleterre.

« Je me dis : on peut le faire facilement, et ça ne coûte rien, explique Robert Perreault. Tout ce qu’on a à faire, c’est parler en français. Ça me tracasse des fois quand je rencontre d’anciens camarades de classe du primaire qui parlaient français comme moi [quand ils étaient] tout jeunes. Mais la plupart ont abandonné en se demandant ce que ça donnait de parler en français. Aujourd'hui, ils disent : “Ton fils parle français? Ah, j’aurais dû faire ça moi aussi.” Et ils regrettent, parce que c’est trop tard. »

Portrait de Robert Perreault
Robert Perreault est en quelque sorte devenu un gardien de la mémoire francophone à Manchester.Photo : Radio-Canada / John Tully

La population franco-américaine d’aujourd’hui est principalement restée attachée à son histoire ancestrale et au catholicisme, mais pas à sa langue maternelle, selon le professeur d’histoire Pierre Anctil. La dimension francophone de cet héritage renvoie dorénavant à un passé lointain, souvent même oublié par les descendants et descendantes de cette migration.

On voit des reliques francophones [à Manchester] : des pancartes, des restaurants avec des slogans, des noms de rues, énumère Rémi Francœur. Mais je n’y parle jamais en français, sauf si je fais l’effort d’aller visiter des amis de la famille ou les parents de mes amis. Ils ont tous 70 ans ou plus.

« Le nombre de personnes élevées, comme nous, à parler notre langue ancestrale à partir de la naissance diminue de façon extraordinaire à chaque génération. Mon fils élève ses enfants en français, mais est-ce que ses enfants vont élever leurs enfants en français, après que je serai parti? »

— Une citation de  Robert Perreault
Montréal, Québec
Radio-Canada
Photo: Montréal, Québec  Crédit: Radio-Canada

Boucler la boucle

Aujourd’hui, le Québec se trouve dans une position particulière : la province est une enclave francophone minoritaire au Canada, mais elle est aussi devenue une terre d’accueil pour de nombreuses personnes immigrantes en quête d’une meilleure vie. Y a-t-il des leçons à retenir de l’histoire franco-américaine?

La minorité désavantagée d’hier se rappelle-t-elle ce qu’elle a vécu lorsqu’elle devient la majorité? Comment traite-t-on les gens différents, comment les considère-t-on? Ce sont des questions intrigantes. Je n’ai pas la réponse parce que c’est trop compliqué. Mais c’est intéressant d’y penser dans cette perspective, dit David Vermette.

L’auteur aux origines franco-américaines, dont la famille est originaire de Bellechasse, préserve cette mémoire ancestrale à sa façon, en multipliant les conférences sur le sujet aux États-Unis et en restant actif dans la communauté.

Portrait d'Emily Lavertu
Emily Lavertu est la plus jeune de quatre enfants et la seule à encore parler le français au quotidien.Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Pour leur part, Emily Lavertu et Rémi Francœur ont pris une décision unique parmi leurs compatriotes : retourner au Québec pour s’établir dans un milieu francophone. Tout comme Robert Perreault à Manchester, ces deux personnes ont senti le besoin de perpétuer une langue chère à leurs yeux, même si le contexte y était défavorable.

Je connais l’histoire de ma famille grâce à mon père qui a fait beaucoup de recherches [généalogiques], et j’apprécie beaucoup d’où je viens. Je trouve ça très important de préserver la langue française, insiste Emily Lavertu.

Celle qui vit à Montréal depuis une dizaine d’années a pu conserver son héritage linguistique francophone parce qu’elle a étudié en traduction et qu’elle s’est installée en France pendant deux ans pour y enseigner l’anglais dans un lycée. Pendant ce temps, sa sœur et ses deux frères sont plutôt restés enracinés dans le Maine.

Ils s’expriment moins bien que moi en français parce qu’ils sont dans un milieu anglophone. Ils comprennent très bien. Mais entre nous, on parle en anglais 95 % du temps, souligne-t-elle.

Emily Lavertu observe son fils jouer avec un petit tricycle.
Emily Lavertu a décidé que ses enfants allaient grandir dans un environnement polyglotte.Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Emily et son mari, originaire d’Italie, ont décidé d’élever leurs enfants dans un environnement polyglotte, même si cela requiert une gymnastique linguistique exigeante. La jeune famille considère que c’est le moment ou jamais pour que leurs enfants puissent intégrer plusieurs langues dans leur vie.

Avec les grands-parents du côté de mon mari, ça se déroule juste en italien parce qu’ils ne parlent ni anglais ni français, explique-t-elle. On parle avec eux tous les matins par vidéo. On voit que notre fils comprend déjà. Mes parents lui parlent seulement en français. Et nous, on lui parle en anglais parce que mon mari ne parle pas le français. C’est comme ça pour le moment, on n’a pas de règles strictes… mais il va aller à l’école en français.

Portrait de Rémi Francoeur
Rémi Francoeur estime qu'il ne reste que des vestiges francophones à Manchester et qu'il est l'un des derniers franco-américains à parler sa langue maternelle.Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Je voulais vraiment me sentir entouré et vivre une grande majorité du temps avec la langue et la culture dans lesquelles j’ai grandi, ajoute Rémi Francœur à propos de son choix de s’établir au Québec. J’habite à quatre heures de ma ville natale. Ce n’est pas loin, mais il y a une grande différence.

Celui qui travaille dans le domaine des relations publiques à Montréal espère que d’autres oseront suivre le sillage qu’il a tracé. Depuis quelques années, Rémi travaille d’ailleurs sur un manuscrit intitulé Le dernier Franco-Américain, où il raconte en détail le parcours de sa famille dans un français « influencé par des régionalismes de la Mauricie, où ont grandi mon père et mes oncles ». Pour lui, revenir au Québec est une façon symbolique de boucler la boucle, plusieurs décennies plus tard.

Les premiers temps après avoir déménagé ici, on me décrivait comme un saumon. L’histoire qu’on connaît, c’est celle des gens qui allaient en Nouvelle-Angleterre. J’ai fait le chemin inverse. C’est un premier pas. C’est un grand projet que j’aimerais réaliser, de rendre les Franco-Américains fiers de leur parcours et de leur identité.

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