Quand Emily Lavertu parle de Madawaska, son village natal situé dans le nord du Maine, elle évoque un décor bucolique aux forêts verdoyantes et aux collines qui ondulent dans la vallée du fleuve Saint-Jean. Son enfance s’est écoulée à cinq minutes de la frontière, juste en face de la ville d’Edmundston, au Nouveau-Brunswick, au cœur de la région acadienne.
Ce que j’aime de ma région du Maine, c’est qu’elle est considérée comme l’une des seules régions francophones aux États-Unis, explique celle qui habite aujourd’hui Montréal. Il y a une petite poche de cinq villages qui est considérée comme franco-américaine. Il y a beaucoup de gens qui ne le savent pas.
Elle porte toujours la région dans son cœur, et chaque fois qu’elle y retourne, les souvenirs de sa jeunesse défilent dans sa tête : les traversées du pont pour aller magasiner en sol canadien, les virées de ski au Nouveau-Brunswick, les fêtes familiales à Edmundston. Elle traversait si souvent la frontière que les gardes frontaliers reconnaissaient son visage.
Il n’y a que la rivière St-John [le fleuve Saint-Jean] qui sépare les deux villes et les deux pays, décrit-elle. Beaucoup de familles se sont mariées entre elles, comme celles de mes parents. L’une venait d’Edmundston, et l’autre de Madawaska. Les Acadiens se retrouvent aussi des deux côtés de la frontière.
Au fil du temps, la femme de 37 ans dit constater des changements linguistiques importants dans sa ville natale du Maine et dans les petites communautés francophones enracinées du côté américain du fleuve Saint-Jean.
Ce sont uniquement les personnes âgées qui parlent en français à Madawaska. Ça s’est beaucoup perdu avec ma génération. Les enfants comprennent un peu, mais c’est en train de se perdre. Il y a un programme d’immersion qui aide, mais les jeunes ne parlent pas en français à la maison, et c’est très important.
Rémi Francœur pose le même constat à propos de Manchester, sa ville natale du New Hampshire. Âgé de 39 ans, il a lui aussi grandi dans un foyer francophone, et dans le quartier ouvrier de son adolescence, il a assisté à l’effritement inexorable de sa langue maternelle. Dans cette ville industrielle, on trouvait il y a quelques décennies à peine une communauté francophone bien établie.
Ma langue maternelle est le français, dit celui qui s’est installé à Montréal il y a plus de cinq ans. Je n’ai pas commencé à apprendre l’anglais avant l’âge de 3-4 ans avec les émissions de télévision et la maternelle. C’était un vieux français des années 1960, similaire à ce qu’on lit dans les livres de Michel Tremblay et aussi dans les entrevues de l’écrivain Jack Kerouac. Il y avait beaucoup de vieilles expressions, et c’était la manière de parler pour la plupart du monde dans le quartier.
Pour des raisons socio-historiques et politiques, l’identité des francophones de son quartier s’est transformée, et la place qu’occupe la langue française dans cette identité s’estompe au fil des générations. Cette transformation, on peut la constater dans plusieurs familles franco-américaines.
« C’était comme avoir un intérêt commun niché, en voie d’extinction. Je me souviens qu’avant de déménager ici, mes interactions en français étaient de plus en plus rares. Moi et les gens de mon âge qui parlaient en français, on se sentait spéciaux d’avoir vécu les dernières années de ce mouvement. »
Emily et Rémi ne se connaissent pas, mais leurs parents et leurs ancêtres francophones ont traversé la frontière afin de travailler dans l’industrie textile des États-Unis. L’histoire de leurs familles respectives n’est pas unique. On estime qu’entre 1865 et 1930, une période qui débute avec la conclusion de la guerre civile américaine et qui s’étend jusqu’à la Grande Dépression, près de 1 million de Canadiens et Canadiennes francophones migrent vers la Nouvelle-Angleterre pour se forger un nouveau destin.
Si l’on retrouve aujourd’hui des vestiges francophones et des noms de famille tels que Perreault, Vermette, Lavertu et Francœur dans le nord-est américain, c’est à cause de cette vague d’immigration massive. Cette population constituait une minorité francophone de grande importance à une époque où les manufactures américaines roulaient à plein régime.
Il n’y a pratiquement pas de Québécois francophones qui n’ont pas eu, à un certain moment de l’histoire, des rapports avec la Nouvelle-Angleterre, précise Pierre Anctil, professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa. C’était extrêmement courant. C’est disparu de la mémoire. Des deux côtés de la frontière, il y a une sorte d’amnésie. On est passé à autre chose et on a oublié qu’il y avait un Québec d’en bas et de fortes populations francophones aux États-Unis, tout près de la frontière.