Le film Tchernobyl : l’abîme (Chernobyl : Abyss) a pris l'affiche en Russie. Notre correspondante à Moscou Tamara Alteresco a pu le voir en compagnie de véritables héros de l’époque, pour qui ce premier long métrage se veut un hommage.

Quand nous avons rencontré l’acteur et réalisateur Danila Kozlovsky en plein tournage de son film Tchernobyl il y a deux ans, il nous avait promis une version patriotique de la pire catastrophe nucléaire de l'histoire.
Un récit digne des hommes et des femmes qui ont sacrifié leur vie ou leur santé pour la mère patrie et à la demande de celle-ci.
Danila Kozlovsky, qui est la coqueluche du cinéma russe, savait très bien que son long métrage, le premier en Russie qui aborde l'accident, serait comparé à la très populaire minisérie de HBO qui, à l'époque, venait d’être récompensée aux États-Unis.
Mais pour lui, c'était un devoir de mémoire de raconter et de porter au grand écran ce chapitre épouvantable et déterminant de l’histoire de l’ex-Union soviétique. Le film est sorti juste à temps pour le 35e anniversaire, et les attentes étaient énormes.
Nous avons retrouvé Danila Kozlovsky sur le tapis rouge pour la grande première à Saint-Pétersbourg, au mois d’avril. Il est arrivé souriant avec le sentiment du devoir accompli.
Je suis très fier, c'est notre histoire et elle est unique, mais ce sera au public de juger
, a dit Kozlovsky, qui s’est arrêté nous parler quelques minutes, le temps de nous confirmer aussi que son film a trouvé preneur au Canada et aux États-Unis, sans toutefois préciser la date de sortie en Amérique du Nord.
Vendre un film russe à l’étranger n’est jamais facile, mais disons qu'avec un sujet comme Tchernobyl, l'intérêt y était d’avance
, nous a confié le producteur Alexander Rodnyansky. Il est connu du monde entier pour les grands films qu’il a réalisés et produits au fil des ans, comme Léviathan et Stalingrad. Il voit dans Tchernobyl : l'abîme une œuvre utile et nécessaire pour ne jamais oublier le sacrifice de ceux que l’on a baptisés les liquidateurs
.
Le film Tchernobyl suit ainsi l'histoire d’Alexey, un pompier de 28 ans, qui se porte bénévole avec trois autres hommes pour vider l’eau du sous-sol du réacteur numéro 4 durant les heures qui ont suivi l’explosion du 26 avril 1986.
Une course contre la montre alors qu’une deuxième explosion est presque inévitable, et dont les conséquences auraient été de contaminer une bonne partie de l’Europe.
Le long métrage est beau et magnifiquement tourné.
Le cinéaste rend bien l’ambiance de la petite ville de Pripiat, aux abords de la centrale (que nous avons visitée il y a quelques années pour un reportage).
Mais la majeure partie du film se passe à l'intérieur du réservoir de la centrale, puisque la mission-suicide des quatre hommes est au coeur de l’action du long métrage.
Contrairement à la série de HBO, qui expose en cinq épisodes la gestion catastrophique et secrète de l’accident par le régime soviétique, les personnages de Tchernobyl : l’abîme sont fictifs et le film n’aborde pas une seule fois la campagne de désinformation des autorités qui auront tenté de cacher la gravité de l'accident au reste du monde.
« Nous avons aimé la série HBO. Elle raconte bien la machine à mensonge de l’État. Et c'était une enquête importante pour beaucoup de gens. Mais nous, nous essayons de raconter l'histoire des gens qui se sont sacrifiés eux-mêmes pour le désastre. »
Mais cette mégaproduction tant attendue rend-elle véritablement hommage aux liquidateurs de l'époque et à l’horreur qu'ils ont vécue?
Ce film est mauvais et ne nous apprend rien, les cinéastes avaient l’occasion de montrer l’ampleur de cet accident et le travail qui a été fait par un demi-million de soldats
, nous a confié le général Nikolai Tarakanov avant même qu’on lui pose la question.
Tarakanov est un monument vivant.
Il nous a reçus dans son appartement à Moscou, qui a des airs de musée et où, dans les bibliothèques, s’empilent les livres qu’il a écrits sur Tchernobyl depuis qu’il y a mené la pire mission de sa vie.
À 86 ans, il se souvient du mois d’avril 1986 comme si c'était hier, alors qu’il était mandaté par le régime soviétique pour diriger les travaux de nettoyage des débris nucléaires.
« La première tâche que j’ai assignée aux soldats, ça a été de déblayer autour de la centrale 300 000 tonnes de terre contaminée par la radioactivité. Vous imaginez? Pour moi, les héros sont les soldats, c’est justement ce qu’ont très bien montré les Américains dans la série HBO. Même si nous n’avons pas de très bonnes relations, quoi qu’il en soit, ils ont montré la vérité. »
Le général Tarakanov est d’ailleurs incarné dans l’épisode numéro 3 de la série de HBO, où il envoie ses soldats terrifiés sur le toit du réacteur.
Tout est documenté! Regardez
, nous dit le général en sortant une boîte dans laquelle les souvenirs défilent en noir et blanc.
Des dizaines de clichés de l'époque le replongent dans la peur du moment, et il explose en sanglots quand il nous parle de la mission quasi impossible qu’avaient ces hommes, exposés à des niveaux exceptionnels de radiations.
« Chaque fois, j'avais le sentiment de ne plus respirer; vous imaginez, envoyer mes soldats dans ce combustible radioactif [...] aucun n’a refusé d’y aller, aucun. »
Trente-cinq ans après les faits, il dit qu’il se réveille encore la nuit avec ces images en tête. Il y a ceux qui sont morts sur place, puis d'autres qui ont succombé à des maladies, avec le temps. Ils ont donné leur vie et leur santé. On mérite mieux
, dit-il d’un film fait par les plus talentueux du cinéma russe.
Des héros oubliés
Nikolai Tarakanov n’est pas le seul déçu. Nous avons pu revoir le film Tchernobyl le lendemain de la grande première, mais cette fois dans la petite ville atomique de Sosnovy Bor et en présence de liquidateurs, à qui le film était présenté en privé par le réalisateur Danila Kozlovsky.
Si Kozlovsky a été applaudi dès son entrée dans la salle, nous avons pu être témoins du grand malaise qui a suivi lors d’une séance de questions.
« Des 1400 bénévoles qui sont partis de Sosnovy Bor, seulement la moitié ont survécu, et vous en avez plusieurs devant vous dans cette salle. C'est à eux que le film devait rendre hommage, non? »
Vassily Karpenko est le président de l'Association des liquidateurs de Sosnovy Bor. Il avait même en main son dosimètre de l'époque, ce petit appareil qui mesurait la dose radioactive à laquelle ils étaient exposés en temps réel.
Danila Kozlovsky a beau défendre son choix artistique, et d’avoir concentré son oeuvre sur l’escouade-suicide, ces échanges en disent long, pas nécessairement sur le film, mais sur les frustrations que ces héros oubliés ont accumulées au fil des ans.
Des maladies pulmonaires aux cancers de la thyroïde et au traumatisme psychologique dont on parle peu.
Si la plupart des liquidateurs étaient autrefois récompensés par le régime soviétique avec des appartements, des voitures et une pension, leurs avantages ont été coupés de moitié depuis la chute de l’Union soviétique, dit le général Tarakanov.
« C’est un crime envers nous, envers ces hommes, soldats et civils, que j’ai vus mourir avec les années, et j’ai dit à Poutine en personne : "On a fait ça pour vous, le peuple". »
Le bilan réel des victimes de Tchernobyl, y compris les liquidateurs, est au cœur des débats depuis 35 ans.
D'abord sous-estimés par les autorités soviétiques à quelque 40 décès, plusieurs études ont conclu, dont une de Greenpeace, que 200 000 décès auraient été constatés en Russie, en Ukraine et au Bélarus depuis 1986.
Roman Kanyuk, un autre liquidateur que nous avons rencontré après le film, s'estime heureux d'être encore en vie et en santé.
Décoré de l'ordre du Drapeau rouge pour son travail à Tchernobyl, il était chef adjoint d’une des équipes qui ont construit le tout premier sarcophage, érigé d'urgence en 1986 pour recouvrir le réacteur sinistré et contenir les radiations.
« Si nous ne l'avions pas fait, qui l'aurait fait? Nous sommes tous partis pour Tchernobyl à titre bénévole, personne ne nous a obligés. »
Roman dit qu’il a eu la chance d'avoir été testé et soigné avant de quitter Tchernobyl, mais il précise que des milliers de liquidateurs ne l’ont pas été.
« Nous étions des milliers et des milliers et il n’y avait pas suffisamment de médecins pour tester les niveaux de tout le monde. Beaucoup de liquidateurs sont rentrés à la maison malades et sont morts beaucoup trop tôt à cause de la radiation. »
Il est sorti du film ému même s’il ne s’y est pas reconnu, en ajoutant que le sacrifice des pompiers qui y sont incarnés a bel et bien été déterminant pour éviter des millions de décès durant les heures qui ont suivi l'explosion.
Honnêtement, on travaillait sans vraiment réfléchir au danger, car la peur nous aurait paralysés
, ajoute un de ses collègues, Vladimir Grigoriev, qui pendant longtemps ne se considérait pas comme un héros.
Car à l'époque on avait l’impression d'être bien équipés et protégés, mais beaucoup de choses nous ont été cachées et on a appris la vérité beaucoup plus tard.
Pour lui, le film Tchernobyl : l'abîme ne se veut pas un documentaire.
Ce n’est ni un chef-d'œuvre ni une gifle, dit-il, mais la preuve que la société, russe en particulier, est incapable de parler de Tchernobyl à juste titre : un désastre monumental.
Et 35 ans plus tard, l'industrie nucléaire, selon lui, est toujours dans le déni des risques qu'elle comporte et pas seulement en Russie, en faisant référence entre autres à l’accident de Fukushima au Japon, en 2011.
Rosatom, indispensable pour le tournage
Rosatom, la Société nationale pour l'énergie atomique en Russie, a joué un rôle clé dans la production du film qui vient de prendre l’affiche en Russie, mais il a fallu la convaincre d'y participer.
« Vous pouvez imaginer que la société d'État dont le rôle est de développer le nucléaire à travers le monde entier ne souhaitait pas particulièrement raconter l'histoire de la plus grande catastrophe de l'histoire de l’industrie. »
Il dit que la collaboration de Rosatom aura aussi été cruciale pour rendre l'authenticité à l'écran ainsi que pour présenter le film en exclusivité dans les villes atomiques de Russie d'où sont originaires la majorité des liquidateurs et où le nucléaire est toujours le principal employeur.
« Nous voulions avoir la réaction de ces gens d'abord et avant tout parce que c’est un hommage à leur travail, et si eux n'apprécient pas le film, eh bien, il perd tout son sens. »