La ville de Glasgow, en Écosse, a longtemps fait parler d’elle pour son taux de criminalité anormalement élevé. Aujourd’hui, elle se targue d’être l’un des endroits les plus sécuritaires au Royaume-Uni. Sa recette miracle : traiter la violence comme une épidémie, en misant sur la prévention plutôt que sur la répression. Autopsie d’une stratégie unique en son genre, qui a fait ses preuves aux quatre coins de la planète. Et pourquoi pas au Canada?
Une approche qui change des vies
Glasgow, un mardi gris d’automne. Il pleut à boire debout. Une dizaine d’étudiants se réfugient au café Street & Arrow, situé au coeur du centre-ville. Leurs rires et leurs murmures résonnent dans ce petit restaurant. Derrière le comptoir, le barista Reece Andrewireland perfectionne sa technique dans l’art de faire mousser le lait. Il est encore en apprentissage à faire des dessins, puisqu’il ne travaille dans ce café que depuis deux mois.
Je fais un peu de tout. J'accueille les clients, je fais de la cuisine. C’est l’occasion pour moi de développer de bonnes aptitudes sociales
, nous explique le jeune homme de 24 ans. Il ajoute fièrement qu’il s’agit de son premier vrai emploi
.
J’étais un sans-abri et j’ai fait beaucoup d’erreurs. Je devais mendier pour trouver de l’argent
, confie l’ancien délinquant qui porte encore les cicatrices des nombreuses batailles dans lesquelles il a été impliqué.
Reece ne compte plus ses séjours en prison. Chaque fois qu’il a été remis en liberté, c’était un retour à la case départ. Un cercle vicieux : itinérance, drogue, violence. Le jeune barista s’est vu offrir une deuxième chance il y a quelques semaines, lorsqu’il a été approché par les agents du corps de police national de l’Écosse.
« C’était un nouveau départ. Je ne pouvais pas dire non. Une porte s’est ouverte grand devant moi, je dois juste continuer à garder le cap. »
Il sait qu'il lui faudra quelques détours pour arriver à son objectif : retrouver une vie normale, bâtir une famille, peut-être même acheter une maison. Mais le jeune homme peut compter sur l'aide d'un important réseau de soutien. Chaque jour, des policiers et des mentors l'accompagnent au café pour l'aider dans son chemin vers la réinsertion sociale; un chemin qui passe souvent par le travail.
J’ai le numéro de mes mentors et quand ça ne va pas, je peux les appeler à n’importe quel moment et parler de mes émotions. Ça aide vraiment
, dit en souriant l’ancien toxicomane.
Reece est comme des milliers de Glaswégiens au passé semblable. Pour être embauché au café Street & Arrow, il faut respecter un seul critère : avoir été condamné à la suite d’un acte de violence.
Ce café illustre la volonté de la police de Glasgow à tirer un trait sur son lourd passé criminel. Passé qui a terni son image.
Traiter la violence comme un virus
Au début des années 2000, une véritable épidémie fait rage à Glasgow. Les meurtres dans les rues de quartiers défavorisés se comptent par dizaines. Les salles d’urgence, elles, débordent de jeunes qui se présentent avec de nombreuses lacérations au visage.
Les attaques à la machette se multiplient et les dossiers d’homicide s’accumulent sur les bureaux des policiers lorsque l’Organisation mondiale de la santé décerne le titre de capitale européenne du meurtre
à cette ville ouvrière.
C’était très choquant, on avait au moins un meurtre chaque fin de semaine
, se remémore, les poings serrés, la psychologue Karyn McCluskey. Face à ce constat, elle prend le taureau par les cornes en suppliant le chef de police de Glasgow de revoir complètement le fonctionnement de son organisation. À l’époque, elle est analyste pour le corps de police local.
Ses collègues et elle se retroussent les manches pour tenter de freiner l’épidémie. C’est ainsi que naît l’Unité de la réduction de la violence (URV).
Dans ce pays où les agents ne sont pas armés, il n’était pas question de faire comme au Canada et de distribuer vestes pare-balles et armes à feu aux policiers. La jeune psychologue s’est plutôt inspirée de la médecine pour s’attaquer à un problème qui n'était jusque-là traité qu'avec une approche pénale.
« Nous avons décidé de regarder la violence comme si c’était une maladie et nous avons changé notre façon de penser. Il faut voir ça comme un problème de santé publique, comme si nous traitions une épidémie de tuberculose. »
Ici, on voit le comportement violent comme une épidémie qui se propage d'une personne à une autre. L’Écosse est le premier pays au monde à avoir choisi de traiter la violence de cette façon.
Une approche perçue comme révolutionnaire, puisque de nombreuses initiatives sociales et communautaires sont directement créées et soutenues par les policiers, contrairement au Canada, où la majorité des programmes sociaux sont des initiatives citoyennes.
Gagner la confiance… des criminels
L’URV a pour mandat de réunir les membres de la communauté et les organismes afin de s'attaquer aux causes profondes de la violence.
Les gens croient que c’est facile, mais ce ne l’est pas du tout. Il faut créer un mouvement, nous avons besoin que tout le monde finisse par s’engager
, répond-elle, lorsqu’on lui demande la clé du succès de Glasgow.
Des médecins, des infirmières, des dentistes, et même des barbiers sont mobilisés pour former un premier rempart face à la violence. Ils ont pour mandat d’interrompre sa transmission en dirigeant les criminels vers des intervenants qui gagnent leur confiance et qui, à leur tour, interrompent une prochaine éclosion.
Les membres des gangs ont dès lors eu un choix simple : renoncer à leur mode de vie et obtenir de l'aide pour s’éduquer et trouver un emploi, ou faire face à la tolérance zéro dans la rue. Après de nombreux séjours en prison, notre jeune barista Reece a choisi la première option.
On a encore besoin du renforcement policier lorsqu’il le faut. Mais on doit également regarder plus loin que ça et développer une relation [avec un jeune criminel] et c’est ce que l’URV fait
, lance d’emblée Alastair Muir, l’inspecteur en chef de l’Unité de la réduction de la violence.
C’est sans écusson, chapeau, ni habit de policier qu’Alastair Muir s’est présenté à notre rendez-vous. Les autres policiers de son département ont reçu la même consigne vestimentaire, puisque ces uniformes nuisent au développement des relations avec les criminels.
« Notre habit de policier est une véritable barrière lorsque vient le temps de rencontrer des gens, c’est pourquoi je ne le porte pas. »
Le département d’Alastair Muir reçoit son financement de la police nationale de l’Écosse. L’URV a adopté une vaste approche tentaculaire qui s’attaque de toutes parts à la violence, par le biais de nombreux programmes sociaux. Par exemple, certains ont pour objectif d’encadrer un criminel afin de l’aider à quitter la rue et à se réorienter vers un cercle social sain. C’est le cas du café Street & Arrow.
Les résultats du programme sont remarquables. En une dizaine d’années, le nombre de crimes a diminué du tiers. Plus de 200 membres de gangs ont participé directement aux projets de l’Unité.
En 2007-2008, un peu moins de 70 000 crimes ont été enregistrés dans la ville écossaise; en 2016-2017, ce chiffre avait diminué de 37 % pour atteindre 43 903. La possession d'armes a diminué de 85 %.
Ottawa et Toronto font-elles fausse route?
Une tendance qui tranche nettement avec celle de l’Ontario. Ottawa et Toronto constatent pour leur part une recrudescence des crimes violents depuis quelques années. Les fusillades et les meurtres y marquent de plus en plus l’actualité. Pour y remédier, des policiers en uniforme ont été ajoutés dans les rues lors des dernières années, dont plus de 200 dans la Ville Reine.
À Ottawa, il suffit de se promener aux abords du marché By pour voir ces agents supplémentaires patrouiller dans le quartier à toute heure du jour ou de la nuit. La capitale canadienne envisage même de s’inspirer de Toronto et d’y installer des dizaines de caméras de surveillance.
Ce n’est pas la solution pour résoudre le problème. On nous a déjà demandé si on préférerait ajouter 1000 policiers dans les rues ou 1000 travailleurs sociaux. Je choisirais les travailleurs sociaux
, répond Karyn McCluskey. Elle enjoint d’ailleurs au Canada de suivre son modèle.
« C’est une question de priorités. Vous avez d’excellents programmes sociaux au Canada, mais passez à une étape de plus. Vous avez besoin de plus de travailleurs sociaux spécialisés en santé mentale. »
Londres, Édimbourg, Saskatoon : des dizaines de villes ont décidé de s’inspirer du modèle de Glasgow, à la vue de son succès.
Les policiers d’Ottawa, quant à eux, ont reçu le mandat de présenter un plan d’action au conseil municipal d’ici la fin de l’année prochaine afin de renverser la vapeur. Dans cette optique, le nouveau chef de police, Peter Sloly, a donné un coup de fil à la créatrice de l’URV quelques jours avant notre passage à Glasgow. C'est l’occasion idéale de s’inspirer de l’approche écossaise, selon de nombreux intervenants et experts dans le domaine.
Mais ça prend du temps. L’argent est une partie du succès, mais surtout les ressources qu’on y met
, ajoute le directeur de l’Unité écossaise, Alastair Muir, fier de voir le chemin parcouru par Glasgow.
Quand des coups de couteau mènent à un déclic
L’importance du travail social et de la sensibilisation, la Dre Christine Goodall l’a comprise à force de revoir les mêmes patients se présenter à sa clinique. Cette chirurgienne maxillo-faciale s’est retrouvée aux premières loges de l’épidémie de violence de Glasgow.
Chaque week-end, elle devait opérer de quatre à huit patients défigurés à l’arme blanche, outil de prédilection des criminels de Glasgow. Lacérations au visage et au cou, mâchoire cassée, reconstruction faciale; des cas tout aussi complexes les uns que les autres.
Au beau milieu d’un quart de nuit, il y a une dizaine d’années, la Dre Goodall a un déclic.
À la suite d’une violente bagarre, un jeune homme se présente à l’urgence pour soigner de profondes blessures au visage. La docteure le reconnaît, malgré ses fractures. Elle l’avait soigné il y a à peine six semaines. La goutte de trop.
Je me suis dit : “Attends. Ce n’est pas normal. Je devrais encore être stupéfaite face à ce type de blessures”
, confie-t-elle.
« J'ai réalisé que c'était commun de voir le même patient revenir quelques semaines plus tard pour que l'on traite le même type de blessures. On a dû le réopérer. Je me suis dit à ce moment : “Il faut faire quelque chose, on doit être capables de prévenir ceci”. »
Moins d’une semaine plus tard, ses collègues chirurgiens et elle ont statué que la meilleure chose à faire était de sensibiliser les jeunes adolescents avant qu’il ne soit trop tard.
Ils se sont donc donné le mandat d’aller à leur rencontre pour déboulonner certains mythes. De là, elle lance le programme Médecins contre la violence, qui sera lui aussi piloté par l’URV.
Les jeunes croient que c’est OK de poignarder quelqu’un dans la jambe, que c’est sans danger. On sait pourtant qu’il y a de gros vaisseaux sanguins dans la jambe et qu’il peut y avoir de forts saignements
, illustre-t-elle.
Pour les inciter à réfléchir avant d’agir, des histoires bouleversantes leur sont racontées, notamment dans les écoles. Tour à tour, ils entendent une victime de violence devenue paralysée, puis une mère de famille endeuillée par la mort de son fils, toutes deux marquées à vie.
Les jeunes ne sont pas impressionnés par les images gores, le sang, etc., mais ce sont davantage les histoires des gens qui les touchent. Ils leur demandent : “Faites-vous encore des cauchemars? Y pensez-vous souvent?”
— preuve qu’ils n’y sont pas insensibles, croit-elle.
Dix ans plus tard, le quotidien de la Dre Goodall n’est plus du tout le même. Moins de traumas et de lacérations, plus de temps pour les opérations de routine. Ce qui est bien, parce que les gens ne souffrent pas trop!
conclut-elle le sourire aux lèvres.
Tendre la main… dès la civière
Dans les urgences de Glasgow, certains employés ont un petit quelque chose de différent avec leur chandail rose bonbon. Leur boulot : repérer les membres de gangs de rue et les criminels admis à l’urgence. On les appelle les navigateurs, un autre programme de l’URV.
Chaque soir de week-end, Eddie Gorman reste aux aguets entre deux civières. Lorsqu’un patient arrive avec des blessures causées par un couteau ou un coup de feu, il tente de l’aider à s’échapper du chaos.
Je lui dis : “Je ne sais pas comment tu te sens, mais je sais comment je me sentais quand je n’avais plus le contrôle de ma vie”
, raconte-t-il avec un calme serein. L’homme de 53 ans l’invite ensuite à aller prendre un café avec lui à sa sortie de l’hôpital. Après tout, il est l’un des mieux placés pour les comprendre. Il a passé près de 18 ans derrière les barreaux pour trafic de drogues.
Je leur dis alors que je ne suis pas de la police, ni un médecin
. Il veut seulement les aider à retrouver le droit chemin.
Eddie et ses collègues du programme les navigateurs
ont aidé des dizaines de criminels à s’en sortir. Ils les accompagnent pendant plusieurs mois, afin de les aider à naviguer vers un mode de vie sans drogue, sans alcool et sans violence.
À la fin de notre rencontre au café Street & Arrow, Eddie tient à nous montrer sur son téléphone les visages de plusieurs jeunes prévenus qu’il a aidés à travers les années. Sur l’écran, les sourires de ces anciens criminels qui défilent font naître chez lui une fierté indescriptible.
Une scène qui donne espoir et qui porte à croire qu’il est possible d’exporter ces programmes à Ottawa, de l’aveu même de leurs concepteurs.
Eddie Gorman fait aussi beaucoup de bénévolat avec les jeunes travailleurs du café. Tous les employés l’apprécient.
Avant de nous quitter, il prend la peine de saluer chaleureusement Reece, qui s’entraîne encore à faire mousser son lait à la perfection.
Équipe : Jérôme Bergeron journaliste; Jérémie Bergeron édimestre; Simon Blais graphiste; André Dalencour réalisateur, projets numérique; Catherine Lanthier première réalisatrice, journalisme d'impact; Martin Labbé designer interactif.