L’Albertain Greg Schmidt était à la ferme familiale dans le nord de la province quand la crise de la vache folle a éclaté. Dès la découverte d’un premier cas en Alberta le 20 mai 2003, les États-Unis ferment aussitôt leur frontière au bœuf canadien. Sans préavis, c’est toute l’industrie qui perd son plus important client.
C’était une période très chaotique [...] nous avons perdu beaucoup de bêtes, mais aussi de producteurs. Plusieurs jeunes ont quitté l’industrie parce qu’il n’y avait pas d’argent à faire à la ferme. On ressent encore le manque de relève aujourd’hui
, a-t-il raconté lorsque nous l’avons rencontré à l'encan animal de Westlock, un petit village à une heure de route au nord d’Edmonton.
Greg Schmidt est aujourd’hui président de l’Association des engraisseurs bovins de l’Alberta. Avec ses quelque 18 000 producteurs et 1,5 million de bêtes destinées à la consommation, la province est de loin la chef de file nationale.
L’Association des éleveurs bovins du Canada, un autre joueur majeur de l’industrie, estime que la crise a fait perdre entre 6 et 10 milliards de dollars à l’ensemble du secteur. Les producteurs se sont lentement relevés de la crise, mais ils en subissent encore des conséquences des décennies plus tard, soutient Dennis Laycraft, vice-président exécutif de l’association.
Certains pays n’ont pas levé encore complètement leurs restrictions sur l’importation de bœuf canadien. Quand des frontières ferment, c’est tout un processus pour les rouvrir
, explique-t-il en entrevue depuis son bureau de Calgary.
Personne en Alberta n'a oublié la crise de la vache folle.
Une terrible maladie
L’encéphalopathie spongiforme bovine, mieux connue sous le nom de vache folle
, est une maladie neurologique qui se transmet par la consommation de viande ou de résidus animaux contaminés.
Si la maladie fait si peur, c’est qu’il n’existe aucun remède, autant pour les animaux que pour les humains, chez qui la maladie porte le nom de Creutzfeld-Jakob.
« Ce genre de maladie est strictement fatal. Fatal pour les bovins, fatal pour les moutons, fatal pour les humains. »
Sommité mondiale en la matière, le chercheur allemand dirige un laboratoire de recherche à l'Université de Calgary et a étudié toute sa vie ce genre de maladies.
Le Canada avait beau avoir banni dès 1997 les additifs à base d’animaux dans l’alimentation bovine, une première vache infectée par la maladie est détectée en Alberta le 20 mai 2003.
Le professeur Schaetzl croit que les autorités canadiennes étaient mal préparées pour affronter la crise.
Le Canada a dû improviser et importer de l’expertise. Les choses allaient très vite, mais l’Agence canadienne d’inspection des aliments a fait un travail remarquable
, souligne-t-il.
Lyle Vanclief est alors ministre fédéral de l’Agriculture dans le gouvernement de Jean Chrétien.
Il admet aujourd’hui que le premier cas de transmission entre vache et humain de l’autre côté de l’Atlantique n’a pas particulièrement alerté les autorités canadiennes en 1996.
Je suis devenu ministre de l’Agriculture en juin 1997, j’avais entendu parler un peu de la maladie dans les médias britanniques, mais est-ce que je pensais qu’il y avait une possibilité que ce problème dépasse les frontières du Royaume-Uni?
, l’ancien ministre laisse la question en suspens.
Réaction immédiate
Dès la découverte de ce premier cas au Canada, l’administration Bush ferme immédiatement la frontière aux importations canadiennes de bœuf.
L’homologue américaine de Lyle Vanclief, la secrétaire à l'Agriculture Ann Veneman, ne prend même pas la peine de l’avertir avant d’agir.
J’étais surpris. Elle n’a même pas eu de conversation avec moi pour me prévenir. Il n’y a pas eu de discussion avec elle
, se rappelle-t-il.
Dans les mois qui suivent, d’intenses efforts de dépistage sont déployés, en plus de l’abattage préventif de plus de 3000 bêtes.
De Jean Chrétien à Ralph Klein, toute la classe politique canadienne se porte à la défense du bœuf canadien en invitant les médias à les voir manger du steak et des hamburgers.
Les ventes de bœuf canadien atteignent des records lors de l’été 2003.
Les Canadiens nous appuyaient, les gens organisaient des barbecues partout au pays
, se remémore Dennis Laycraft.
Des bienfaits malgré tout
Aussi dévastatrice fût-elle, la crise de la vache folle aura aussi eu comme effet d’améliorer la sécurité alimentaire au Canada et dans le monde.
Avec le recul, ceux qui étaient au cœur de la tempête admettent que des changements, notamment la traçabilité améliorée des animaux, sont devenus la norme depuis.
« Les consommateurs veulent de la traçabilité aujourd’hui, et pas seulement dans le bœuf, dans toute l’industrie alimentaire également. »
Même son de cloche pour le Dr Schaetzl, qui souligne que la vache folle a accéléré des changements qui s'amorçaient déjà.
On a fait de grands pas en avant sur la qualité de vie des animaux, comment ils sont transportés, sur la sécurité alimentaire aussi
, ajoute le chercheur.
Preuve que les nouvelles façons de faire sont efficaces, Dennis Laycraft croit que la maladie de la vache folle est en voie d’être éliminée.
Il n’y a eu que deux cas depuis 2015, et c’était en Europe, alors on sait que les mesures mises en place fonctionnent
, se réjouit-il.
De la vache folle à la COVID-19
Après avoir causé un peu plus de 200 décès humains, majoritairement au Royaume-Uni, la maladie de la vache folle n’a bien sûr pas eu la même gravité que la COVID-19.
Mais 25 ans après la première transmission de la maladie entre la vache et l’humain, des leçons auraient-elles pu être tirées pour atténuer les effets de la pandémie de COVID-19? Hermann Schaetzl, lui, en est persuadé.
Il y a plusieurs similarités. Ce sont des maladies zoonotiques qui sont passées d’une espèce animale chez l’humain. [...] Pour la COVID-19 c’est un peu plus compliqué, c’est probablement parti d’une chauve-souris vers une autre espèce, qui l’a ensuite transmis à l'humain
, rappelle le professeur.
Si l’origine exacte de la COVID-19 reste toujours à déterminer, l’hypothèse de la transmission animale est la plus plausible et est étudiée par plusieurs experts sur la planète.
Les maladies zoonotiques ou zoonoses sont définies par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme étant des maladies ou infections naturellement transmissibles des animaux vertébrés à l’homme
. La rage, la maladie de Lyme et le virus du Nil occidental sont parmi les zoonoses les plus courantes en Amérique du Nord. Les grippes aviaires, comme A (H5N1), ou porcines, comme A (H1N1), sont aussi des maladies zoonotiques reconnues par l’OMS.
Source : OMS (Nouvelle fenêtre), INSPQ (Nouvelle fenêtre)
Hermann Schaetzl évoque le concept plutôt récent de santé globale
, où les humains finissent par souffrir des problèmes qui affectent l’environnement et les animaux.
« On ne peut pas seulement parler de santé humaine et de santé animale. C’est une combinaison de santé environnementale qui affecte la santé animale et qui ensuite a un effet sur la santé des humains. »
Alors pourquoi les leçons de la vache folle n’ont pas servi à éviter la pandémie mondiale de COVID-19?
Ça prend des tests, des stratégies d’endiguement, des systèmes de traçage. Le problème c’est que tout ça coûte de l’argent et en médecine on préfère être réactif que proactif. Nos systèmes de santé dépensent tout leur argent non pas pour la prévention, mais pour le traitement.
Hermann Schaetzl croit aussi que la classe politique a souvent tendance à minimiser les risques.
Les politiciens voient ce qui se passe dans d’autres pays et se disent "nous n’avons pas ce problème chez nous". [...] En général, dans la majorité des pays, les politiciens finissent par faire la bonne chose, mais généralement avec un délai, quand il y a une abondance de preuves scientifiques.
La vérificatrice générale du Canada soulignait d’ailleurs récemment dans un rapport que la santé publique du Canada n’était pas suffisamment préparée et avait sous-estimé le risque que posait la COVID-19.
Se préparer pour la prochaine pandémie
Alors que la distribution des vaccins contre la COVID-19 permet d’espérer un retour à la normale dans les prochains mois, Lyle Vanclief souhaite que cette fois-ci les apprentissages tirés de la pandémie ne soient pas perdus.
Quand une crise ou une pandémie débute, les autorités en place apprennent au fur et à mesure. C’est après que l’on comprend mieux ce qui est arrivé. Mais il faut apprendre de ça. Quand une nouvelle crise survient, elle peut être différente de la précédente, mais il faut avoir appris quelque chose qui peut être transposé
, estime l’ancien ministre de l’Agriculture.
À l’encan de Westlock, les comparaisons entre les deux crises se font aussi naturellement. Après la vache folle en début de carrière, la COVID aura également mis à l’épreuve la résilience de Greg Schmidt 25 ans plus tard.
Le producteur pose un regard très lucide sur la situation.
On espère que la COVID aura le même effet que la vache folle et nous rendra plus efficaces et surtout capables de gérer des crises. On dirait qu’elles viennent plus souvent qu’avant.
Aussi bien apprendre et se préparer pour la prochaine.