Quand Gérald Domon sillonne les routes du Québec, il note à quel point le paysage a changé à certains endroits depuis les dernières décennies. Ce professeur associé à l'Université de Montréal étudie le lien entre évolution du paysage et perte du territoire agricole.
Nous le suivons sur le chemin des Pères, qui relie Magog à Saint-Benoît-du-Lac. Si, à une époque, on pouvait bien voir le lac Memphrémagog le long de la route, c'est autre chose aujourd'hui. La friche et la forêt ont repris. Il y a des nouveaux arrivants qui ont mis des clôtures et des haies de cèdres. Tout s’est refermé. Ça exprime la perte de certains paysages que l’agriculture a façonnés.
Les Cantons-de-l'Est, comme toutes les régions périphériques, subissent une perte du territoire agricole depuis plusieurs décennies. En 1950, environ le quart de la population québécoise vivait de l’agriculture. Soixante à soixante-dix pour cent des fermes produisaient du lait et les animaux étaient à l'extérieur en pâturage. À cette époque, le territoire agricole occupait une large part des zones habitées et il y avait de nombreux bâtiments dans le paysage.
L'évolution des technologies agricoles, la mondialisation de l'agriculture et l'urbanisation ont depuis modifié notre territoire. Aujourd'hui, avec moins de 1 % de la population qui vit de l'agriculture, le paysage n'est plus le même. Dans les basses-terres du Saint-Laurent, comme en Montérégie, l'agriculture industrielle a agrandi les parcelles, modifié les cultures et largement réduit le nombre de fermes, qui sont devenues beaucoup plus grosses. L'étalement urbain a aussi transformé le paysage et nos villages.
Dans les régions périphériques, la perte du territoire agricole est massive. L'abandon des terres, faute de relève, est frappant à plusieurs endroits.
« Le paysage, c’est nous qui le façonnons, par nos pratiques, nos achats et nos déplacements. Donc ce n'est que le reflet de nous-mêmes. »
Gérald Domon nous conduit chez Lisette Maillé, la mairesse du village d'Austin. De son terrain, on a vue sur la fameuse abbaye de Saint-Benoît-du-Lac avec, en arrière-plan, le mont Owl's Head et le lac Memphrémagog. C'est emblématique!
, s'exclame Gérald Domon. Nous sommes tous propriétaires de cette image, mais l'accès à cette vue dépend effectivement de l'activité de la propriétaire du terrain
, poursuit-il.
C'est une vue de carte postale qui est possible grâce à l'ouverture créée par les pâturages d'agriculteurs locaux, qui louent de l'espace sur le terrain de Lisette Maillé. Si on n'a pas de projet d'agriculture, parce qu'on n'a pas la relève, parce qu'on n’a pas les moyens ou parce qu'on n'a pas l'intérêt, qui le fait?
, s’interroge Lisette Maillé.
Cette remarque soulève l'un des problèmes au Québec : les paysages ne sont pas gérés comme un bien commun. Les paysages ne font pas partie des plans d’aménagement des différentes municipalités. Ils peuvent donc évoluer au gré des volontés des propriétaires terriens, qu'ils soient gouvernementaux ou privés.
« Le ministère de l'Agriculture s'occupe de l'agriculture. Hydro-Québec s'occupe de transmettre de l'énergie. Le MTQ s'occupe du transport. Mais il n'y a personne qui chapeaute tout ça, qui s'occupe de l'impact sur le paysage. »
Connaître son paysage pour mieux l'aménager?
Il y a des territoires au Québec qui se développent très rapidement, un peu n'importe comment
, nous dit l'architecte-paysagiste Louis-Philippe Rousselle-Brosseau, qui a un mandat bien particulier : bâtir des atlas de paysages pour plusieurs municipalités régionales de comté (MRC).
Ces atlas sont un nouvel outil d'aménagement qui permet de documenter le territoire et de comprendre les usages humains, présents et passés, et leur lien avec la géographie et l'écologie. On cherche à connaître et caractériser chacun des paysages. On cherche à les qualifier et à comprendre comment ils évoluent
, précise M. Rousselle-Brosseau.
Ces atlas de paysages visent à aider les aménagistes et les urbanistes à favoriser un meilleur développement territorial, et ainsi éviter les erreurs du passé.
« Il faut dépasser la carte du beau et du laid. On ne travaille pas pour espérer faire du joli, on travaille pour espérer faire de l'harmonieux. »
Quand on regarde où les gens s'implantent, ce n'est pas aléatoire. C’est le paysage! C'est une ressource importante, mais ce n'est pas reconnu
, affirme le professeur Gérald Domon, qui espère un changement de culture dans l'aménagement du territoire. Selon lui, nous devons développer une vision commune sur la valeur et les enjeux de développement qui affectent les paysages.
L'agriculture ne produit pas que des biens alimentaires. La forêt ne produit pas que des deux par quatre. Ce sont des milieux qui produisent de multiples choses et produisent des paysages
, explique-t-il.
La mosaïque paysagère de France
La France a aussi vécu son lot de changements de paysage et de modification du territoire agricole.
La vallée de la Bruche, en Alsace, en est un parfait exemple. L'agriculture était bien vivante jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale. Les gens travaillaient dans les usines de textile et détenaient des terres qu'ils cultivaient. On les appelait des ouvriers-paysans
, affirme Jean-Sébastien Laumond, qui gère depuis maintenant 30 ans un projet paysage dans cette région.
Les fermetures d'usines après la guerre et le départ de nombreux ouvriers-paysans
ont déclenché une déprise agricole majeure entre 1950 et 1980, et la forêt a repris toute sa place. La vallée de la Bruche a alors entamé un long processus de réouverture du paysage en rétablissant des prairies et des pâturages dans les fonds de vallées. Ce travail-là s'est fait sur quasiment 30 ans et il a été possible grâce à un engagement politique long
, précise M. Laumond.
Aujourd'hui, la vallée de la Bruche a un paysage plus varié avec le retour des agriculteurs.
« Certains habitants nous disent que depuis qu'on a rouvert nos fonds de vallée entre deux communes, on se parle parce qu'on se voit, tout simplement! »
Ce qui s'est produit dans la vallée de la Bruche a déclenché une prise de conscience nationale sur la valeur des paysages français. Vous traversez la France du nord au sud ou d'est en ouest, tous les 6 km vous changez de physionomie paysagère
, nous dit d'emblée le géographe Laurent Lelli.
Durant les années 90, l'État français a lancé un grand projet de caractérisation des paysages et de création d'atlas de paysages à travers le pays. Il est clair à ce moment qu'on reconnaissait l'apport des agriculteurs à un paysage de qualité. Qu'est-ce qu'on fait de cette diversité et de cette richesse?
, se questionne M. Lelli. On veut éviter de banaliser ce paysage, parce qu'on sait très bien que les agriculteurs seront moins nombreux
, poursuit-il.
Une agriculture mondialisée, un paysage simplifié
Quand on demande à Dominique Olivier, qui dirige Fermes de Figeac, une coopérative d'éleveurs dans le département du Lot, ce qu'il pense de la mondialisation de l'agriculture, sa réponse est catégorique : Cela a détruit nos paysages!
Pour lui, il est clair que l'agriculture de masse simplifie le paysage, comme la mondialisation simplifie les cultures à travers le monde. Selon lui, même si elle est nécessaire, l'agriculture industrielle a favorisé une hausse du prix des terres agricoles, rendant difficile la relève agricole; ainsi qu'un agrandissement des parcelles.
À l'inverse, une agriculture locale favorise la diversité des produits et des paysages diversifiés
, dit-il. Chaque fois qu'on veut mettre en valeur un produit, il faut réussir aussi à mettre en valeur notre histoire et nos paysages
, poursuit-il.
Cette coopérative d'élevage travaille en collaboration avec le chercheur Laurent Lelli sur l'élaboration d'un projet paysage où les agriculteurs s'impliquent dans leur communauté pour favoriser une production locale, mais aussi un paysage agricole de qualité. Plus un paysage est divers, plus il peut s'adapter à des crises
, dit Laurent Lelli.
« Si on veut un paysage de qualité diversifié, il faut reconnaître que les agriculteurs sont des jardiniers du paysage et surtout que l'entretien soit rémunéré. »
La méthode suisse
Le champion mondial de la gestion du paysage est sans conteste la Suisse. Ça ne date pas d'hier que ce petit pays, où 70 % du territoire est montagneux, s'intéresse à la valeur de ses paysages. Au début du 20e siècle, le débat sur la protection des paysages est déjà entamé en Suisse.
En 1962, la confédération enchâsse la notion de paysage dans la Constitution du pays, une première en Europe. C'est une carte postale qui est là grâce aux paysans
, nous dit l'éleveur Marius Pannatier, quand il nous montre où il habite : Evolène, dans le val d'Hérens, une vallée escarpée en plein cœur des Alpes. Il nous conduit vers ce que l'on appelle l'alpage, c'est-à-dire une zone de pâturage en haute montagne.
Marius Pannatier possède ici des vaches d'Hérens, typiques de la région. Ce sont des vaches laitières. On fait du fromage à raclette ici au lait cru, un excellent fromage! Et puis, c'est aussi une excellente race à viande.
Ces vaches au caractère combatif sont bien visibles dans les pâturages, avec leurs grosses cloches qui résonnent partout. Ce sont aussi des tondeuses à gazon professionnelles
, s'exclame l'éleveur. En effet, Marius Pannatier, comme bien d'autres éleveurs, bénéficie des subventions de l'État pour entretenir le paysage
.
Chaque année, la Confédération suisse débloque près de 400 millions de dollars pour financer divers projets liés à la beauté des paysages, à la biodiversité et au maintien de l'alpage. Pour l'éleveur Marius Pannatier, ces paiements directs de l'État représentent environ 50 % de son revenu.
« C'est important d'avoir des paysans qui, même dans le mode actuel de production mondiale, ne sont pas rentables. Mais ils produisent ce qu'on mange! Si on n'a pas une aide du gouvernement, en montagne, ce n'est pas possible de maintenir une agriculture viable. »
En vertu des accords internationaux, la Suisse ne peut subventionner directement son agriculture. Mais le pays veut développer son autosuffisance alimentaire. Ainsi, grâce à cette aide paysagère et de biodiversité, l'État peut soutenir ses agriculteurs.
On n'a pas d'immenses exploitations comme aux États-Unis ou au Canada. Donc, on n'a pas ces structures qui nous permettent de produire à bas prix
, explique Brigitte Decrausaz, qui s'occupe des paiements directs aux agriculteurs, dans le canton du Valais. Avec ces paiements directs, on leur permet de continuer à entretenir des terrains qui sont en pente, et ainsi d'avoir toujours une production agricole.
Entretenir le paysage, un luxe?
Pour maintenir la beauté de ses paysages et assurer la pérennité de la biodiversité, la Suisse a choisi d'en financer l'entretien. Mais avec tous les problèmes de société, on peut se demander si c'est un luxe ou un bien essentiel. C'est vrai, on peut se le permettre, mais si on n'avait pas ça, on n'aurait plus autant d'agriculture en Suisse. Donc c'est aussi un choix qu'on a fait
, précise Brigitte Decrausaz.
En France, le géographe Laurent Lelli estime que la question du paysage permet de se relier les uns aux autres sur la valeur du bien commun. Pour moi, ce n'est pas un luxe, c'est une manière de refaire un peu de démocratie au niveau local. Dans quel type de paysage je veux vivre?
Et au Québec, discuter de l'entretien du paysage par les agriculteurs peut paraître utopique, tellement le chemin vers un aménagement territorial harmonieux est long. Mais le professeur Gérald Domon est optimiste. Pour lui, la prise de conscience actuelle, avec les projets d'atlas de paysages dans certaines MRC, permettra peut-être de mieux aménager le territoire.
Il estime qu'il faudra aussi revoir la fiscalité municipale, qui favorise davantage la construction résidentielle et commerciale qu'un développement territorial harmonieux. Le paysage est le reflet de nos politiques et de notre relation au territoire
, poursuit M.Domon.
Pour le chercheur, il faudra aussi surveiller de près comment les politiques et le marché mondial de l'agriculture évolueront, car elles auront un impact sur nos paysages. Si on change quelque chose d'aussi important que la gestion de l'offre dans l'industrie du lait, c'est sûr que cela aura une répercussion très forte sur le paysage. S'il y a une accentuation ou une intensification de l'usage, le paysage se transforme. La question, c'est quand on sait vers quoi on veut que ça évolue.
Le reportage de Benoît Livernoche est diffusé dans l'émission La semaine verte le samedi à 17 h et le dimanche à 12 h 30 sur ICI TÉLÉ. À ICI RDI, ce sera le dimanche à 20 h.