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Accueillir et écouter, sans juger. C’est le point d’honneur de ceux et celles qui décrochent le combiné pour entendre la voix des personnes en détresse qui cherchent la lueur.
Quelques visages de la prévention du suicide se dévoilent, alors que la pandémie fait rougir les lignes d'aide plus que jamais.
À Suicide Action Montréal (SAM), le nombre d’appels entrants par jour a augmenté d’environ 10 % dans la dernière année. En décembre 2020, la moyenne quotidienne frôlait les 75 pour le territoire de Montréal seulement, pouvant aller jusqu’à 100 par moment.
Et qui dit plus d’appels qu’en temps normal dit plus grande complexité des interventions et élargissement du spectre de la clientèle appelante. Beaucoup, beaucoup de personnes âgées, rongées par l’inquiétude, ont levé la main quand la première vague a frappé. Une avalanche de jeunes, ressentant de l’isolement et de l’angoisse, ont aussi commencé à se manifester lors du ressac de la deuxième.
Depuis près d’un an, les intervenants et intervenantes de première ligne et les bénévoles en prévention du suicide s’évertuent à faire jaillir la lumière même quand la noirceur semble plus grande que tout.
C’est ce que laisse entendre le directeur général de l’organisme, Luc Vallerand, d’un ton posé, à l’ouverture de notre séance Zoom. Derrière lui, de multiples diplômes jonchent le mur. L’homme avec qui nous discutons est droit. Un roc, nous le découvrirons bien assez vite.
Les premières paroles échangées sont sobres. Puis notre conversation dérive sur le chemin qui l’a amené à diriger l’un des plus importants centres de prévention du suicide au Québec. Le capitaine du bateau de SAM, la tête haute en début de discussion, délie les épaules, lâche un léger soupir et baisse les yeux. Puis il relève la tête et fixe la caméra de son ordinateur. Je vais vous dévoiler quelque chose de très personnel, lâche-t-il. Un court silence, que nous comprenons nécessaire, s'ensuit.
C’est qu’un jour, une personne très précieuse pour Luc Vallerand a laissé, sur la commode de sa chambre, une feuille de papier. Sur celle-ci, des mots qui laissaient deviner qu’elle pensait sérieusement, à l’aube de l’adolescence, au suicide.
Ça m’a beaucoup ébranlé, dit-il, la voix nouée, mais d’un calme absolument désarmant.
Si l’on associe spontanément la douleur aux événements liés au suicide, Luc, lui, a pris la sienne et l’a transformée. Âgé d’à peine 12 ans, il savait déjà une chose : il allait dédier sa vie professionnelle à aider les gens. Aider les prochains et prochaines.
En acceptant de dévoiler cette petite parcelle de vie intime, Luc Vallerand espère renforcer cette idée de parler, de mettre des mots sur les maux pour sensibiliser, prévenir et voir venir.
Radio-Canada / Denis Wong
Photo: Quotidiennement, Luc Vallerand se fait un devoir de prendre du temps pour s'asseoir avec les personnes qui font de l'intervention. Crédit: Radio-Canada / Denis Wong
Une vocation
Plusieurs diront que l’intervention ou la relation d’aide est une vocation. L’inexplicable chaleur qui vous emplit la poitrine à l’idée de tendre la main... Même en imaginant les possibles tempêtes. Même lorsque vous êtes à bout de souffle.
C’est un secret de polichinelle. Plusieurs individus qui font le choix de dédier leur vie professionnelle à la relation d’aide détiennent un grand bagage émotionnel.
Je viens d’une famille qui était un peu mal aimante. Qui ne faisait pas assez de caring. C’est entre autres ce qui m’a amené vers la psychologie, confie Luc Vallerand.
Mais en essayant de me projeter dans ma future carrière, à l’époque, il y avait deux clientèles qui m'effrayaient : les personnes ayant de graves problèmes de santé mentale puis les personnes à risque de suicide, confesse-t-il. Alors Luc a pris le taureau par les cornes.
Parallèlement à ses études, en 1987, il a été bénévole sur les lignes de crise de Suicide Action Montréal et préposé aux bénéficiaires en psychiatrie, à l’Hôpital en santé mentale Albert-Prévost. Et cette peur s’est estompée.
En moins de 10 ans, il a été un véritable porte-étendard de la cause : fondation d’un centre de prévention du suicide (CPS), intervention de première ligne, direction générale, direction clinique, sensibilisation auprès des clientèles jeunesse, alouette.
À plusieurs moments de la discussion, le directeur de Suicide Action Montréal rappelle une chose : il est loin d’être le seul pour qui la prévention du suicide est une vocation.Je suis le représentant de l’équipe, dit-il. Mais moi, je suis propulsé par elle, pour toujours aller plus loin. C’est ce qui me motive.
« Les intervenants sont des travailleurs essentiels desquels on méconnaît le travail et l’utilité sociale. »
Être utile à la société, c’est d’ailleurs ce que souhaitait Jonathan McArthur, intervenant et responsable des services d’intervention à SAM.
Je travaillais en restauration, et à un moment donné, j’ai eu envie de sentir que je servais à quelque chose, clame-t-il.
Plus familier dans la posture de celui qui écoute, il s’exprime toutefois sans retenue sur la gratitude qu’il a de jouer le rôle d’aidant. Et pour compte. Les yeux de Jonathan brillent quand il parle de cet emploi qu’il occupe depuis 7 ans.
C’est moins lourd qu’on peut l’imaginer. On n’est pas là-dedans 24 heures sur 24, c’est tout le contraire, en fait. On essaie de travailler dans les solutions que les gens nous mentionnent eux-mêmes lors d’un appel. On est attentifs aux forces, aux qualités, aux accomplissements. Avec ça, on coconstruit des solutions qui ont du sens pour eux.
En prévention du suicide, la clé, selon Jonathan, c’est de montrer la lumière. Parce qu’il y a toujours le fragment d’une volonté de vivre chez une personne qui dit vouloir mourir.
« Une personne a le droit d’avoir des idées suicidaires. Une personne a le droit de ne pas bien aller. Pandémie ou non. Mais nous, on part avec l’idée que la personne, déjà, elle a fait un pas en nous appelant. »
Les gens nous appellent quand ils sont dans ce qu’on appelle une "boîte à problèmes", quand ils ont des œillères qui les empêchent de voir leurs forces. Le suicide, en soi, c’est l’idée qu’une personne a pour mettre fin à sa souffrance. En gardant ça en tête, nous, on va passer du temps en l’écoutant sur ce qui peut la faire souffrir, mais rapidement, presque dans l’immédiat, on va sur l’autre terrain : "le terrain autour". On sort de la boîte à problèmes.
Et lorsque l’on parle de détresse suicidaire – que ce soit en temps de pandémie ou non –, ce sont beaucoup de boîtes à problèmes qui sont quotidiennement entendues par les intervenants et intervenantes.
Certes, on en voit beaucoup passer, des cas difficiles, concède Jonathan, laissant entrevoir une pointe de vulnérabilité dans la lumière qu’il émet, malgré l’écran qui nous sépare.
« Pour ma part, les appelants qui vont me marquer beaucoup, ce sont peut-être ces gens qu’on imagine moins entrer en contact avec nous. »
Un homme, par exemple. Les hommes appellent moins, dit-il. Un ou une jeune. Quelqu’un qui pourrait être votre enfant. Des proches sous le choc, que la douleur de la perte ou celle de l’incompréhension torturent.
Quelqu’un qui vous rappelle que vous êtes un être humain avant d’être la personne qui porte le casque d’écoute.
Radio-Canada / Denis Wong
Photo: Plusieurs bénévoles, intervenants et intervenantes sont au bout du fil, chaque jour, pour venir en aide aux personnes en détresse ou aux proches. La pandémie a toutefois augmenté leur charge de travail, et qui dit plus grande charge de travail, dit plus grand besoin d'encadrer ces travailleurs et travailleuses, qui entendent la souffrance au quotidien. Crédit: Radio-Canada / Denis Wong
Aider et accepter l'aide
Celui qui était jusqu’à tout récemment directeur clinique à SAM, Gaëtan Brière, souligne toutefois que n’affronte pas la souffrance au quotidien qui veut. Ces intervenants-là, ils ne font pas "du téléphone". Ils font de l’intervention téléphonique, dit-il, insistant sur cette nuance.
« Quand on prend un appel, notre objectif, c’est de maintenir une personne en vie. L’intervenant est en mode solution, et évidemment, il intervient avec ce qu’il est. »
À SAM, le directeur clinique agit un peu comme la grande couche de protection des travailleurs et travailleuses. Il est le (gentil) chien de garde de l’équilibre émotionnel et de la santé mentale des troupes, au front tous les jours. Surtout en temps de pandémie.
En effet, entendre la douleur à répétition a de quoi peser lourd sur les épaules des aidants et aidantes. C’est pourquoi dans un milieu comme Suicide Action (et autres centres de prévention du suicide), rien n’est laissé au hasard. Promotion de l’hygiène de la vie générale et émotionnelle, supervision clinique – individuelle et de groupe –, séances de ventilation, etc. Une série d’actions est mise en place pour encadrer l’intervenant le plus possible, soutient Gaëtan.
« Il y a des intervenants qui vont entrer dans mon bureau, puis fermer la porte. Ils vont me dire : "Écoute-moi bien, l’gros, ça va sortir". Et ça sort. Des fois, ce n’est pas très joli. Parfois ce sont des pleurs, des émotions qui surgissent. »
L’objectif? Analyser. Étudier ce que l’intervenant ou l’intervenante est en train de vivre. Ausculter l’instrument avec lequel on travaille : sa propre personne. Parce que c’est cette même personne qui, le soir, ou le lendemain matin, va se rasseoir dans sa chaise d’intervention. Avec les mécanismes de protection nécessaires dans son baluchon.
Sauf qu’on n’est pas des robots, souligne l’intervenant Jonathan McArthur.
Les mesures de confinement et les règles sanitaires actuelles, qui privent plusieurs individus de leur filet social ou de leurs moyens habituels pour réduire l’anxiété ou la déprime, a en ce sens exacerbé sa charge de travail et celle de tous les artisans et artisanes de la prévention du suicide.
On reste humains. On tente le plus possible de se soutenir entre nous et de tenir une bonne hygiène de vie. Mais en ce moment, on vit nos propres défis avec la situation, en tant qu’humains.
Jonathan met ici en lumière une question qui ne touche pas que les intervenants et intervenantes en prévention et sensibilisation du suicide : c’est l'ensemble des travailleurs et travailleuses qui offrent un soutien dont il est question. Ceux et celles qui font des pieds et des mains pour les autres en oubliant parfois de prendre une grande respiration.
En fait, avec ou sans situation pandémique, même si on dit aux autres d’aller chercher de l’aide, on ne sera pas toujours les personnes qui vont aller en chercher pour nous-mêmes. On se voit comme les personnes qui se doivent d’être solides.
« Parfois, on entend tellement qu’il manque de ressources en santé mentale qu’on se dit : "Je suis la seule ressource qui reste, je dois rester présent. Rester au poste". »
Alors il arrive que certains tombent au combat. Que certains s’effondrent sans avoir brandi de drapeau blanc.
Il n’y a pas une équipe de travail que j’ai dirigée, au cours des dernières années, qui n’était pas fatiguée, admet Gaëtan Brière. Et c’est d’autant plus vrai depuis que ces gens sont plongés, au quotidien, à froid dans l’adaptation, en deuil d’un monde pré-COVID.
Plus ils ont d’appels, plus les intervenants et bénévoles doivent prendre soin d’eux. Je ne peux pas juste dire : “Heille, ce soir, prends soin de toi, là.” Ça ne marche pas comme ça.
Benjamin, intervenant à Suicide Action Montréal, lors d'une conversation avec un appelant.Photo : Radio-Canada / Denis Wong
La Dre Pascale Brillon, psychologue et professeure au Département de psychologie de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), insiste aussi sur l’importance d’encadrer des personnes en intervention psychosociale, surtout à l’heure actuelle.
Depuis le début de la pandémie, la situation a changé pour les travailleuses et travailleurs, pourtant des plus outillés pour entendre ou voir la détresse. Ces gens se retrouvent largement plus isolés que ceux qui œuvrent en santé physique, selon les conclusions d’une étude menée par la Dre Brillon.
Ils se sentent encore plus seuls que la population en général. Faut le faire! dit-elle.
Si tu es infirmière ou urgentologue, tu te rends à l’hôpital. Tu as des rencontres cliniques; tu vois des gens dans les couloirs; tu peux jaser à la cafétéria. Si tu es intervenant psychosocial, tu es en grande partie chez vous en télétravail. Tu continues à faire de l’écoute pour ton organisme, mais tu es tout seul chez vous.
« Des fois, tu écoutes une personne te parler de son enfant qui s’est suicidé, de ses peurs vis-à-vis du vaccin ou de la pandémie, de la violence conjugale qu’elle vit, de sa situation financière précaire qui l’empêche de manger... puis tu fermes le Zoom, ou tu raccroches le téléphone, puis tu es tout seul chez vous. »
Au bout d’un court silence, la Dre Brillon s’avoue elle-même très émue, impuissante, face à cette situation d’« extrême solitude » qu’elle observe et étudie.
Radio-Canada / Denis Wong
Photo: Des personnes qui sont bénévoles ou à l'emploi de Suicide Action Montréal sont réunies dans une salle d'intervention, où il répondent à près d'une centaine d'appels par jour depuis décembre 2020. Crédit: Radio-Canada / Denis Wong
Parler collectivement du suicide pour montrer la vie
Luc Vallerand invoque l’empathie des dirigeants et dirigeantes envers leur population de plus en plus souffrante pour mettre en place de réelles actions pour la prévention du suicide.
Si l’homme était réservé à l’origine de notre rencontre, sa verve a pris le dessus à mesure qu’il énumérait les défis liés à la situation. C’est que, selon lui, il y a à l’heure actuelle un sérieux problème social lié au suicide auquel le gouvernement du Québec ne s’attaque pas.
Ça va nous rattraper à la fin de la pandémie, lâche-t-il. Personnellement, je trouve que le gouvernement est extrêmement timide dans ses campagnes de dépistage et dans l’accès aux services pour ceux qui ne vont pas bien.
Et le directeur général de Suicide Action Montréal assure qu’il ne parle pas à travers son chapeau.
Dans ce qu’il appelle un accident de parcours, à l’approche des années 2000, alors qu’il était conseiller politique sur des questions de santé et de services sociaux, il a été aux premières loges du déploiement d’une grande stratégie de prévention du suicide, votée par le gouvernement provincial en 1998.
« Il y avait, à l’époque, un taux de suicide assez élevé. Il y avait le 911, il y avait les urgences, il y avait les médecins. Mais il n’y avait pas de réponse provinciale. »
Il ne le dira pas ainsi, mais Luc Vallerand a alors largement contribué à la mise place de la ligne d’aide 1-866-APPELLE (277-3553) ainsi qu’à la bonification des budgets de fonctionnement pour le réseau des centres de prévention du suicide pour offrir une réponse 24/7. Il s’agissait d’un moment charnière en la matière au Québec. Parce qu’il n’y avait pas de lieu commun, d’oreille « collective », pour que les personnes qui souffrent, sans être entendues, puissent parler.
Aujourd’hui, selon Luc, il faut aller plus loin. Il ne faut plus juste écouter. Il faut ouvrir grand les yeux sur la souffrance et mieux la voir surgir.
« Ce n’est pas juste que la population "va moins bien" ou qu’"il faut garder le moral". C’est qu’il y a une détresse plus élevée dans la population québécoise, et ce n’est pas [considéré] ou nommé. Ça passe en deuxième, après la santé physique. »
Et Luc estime que depuis le début de cette pandémie, les projecteurs sont peu braqués sur ceux et celles qui travaillent en prévention du suicide. Voire pas du tout.
Luc Vallerand est directeur général de Suicide Action Montréal depuis 2018.Photo : Radio-Canada / Denis Wong
Depuis mars 2020, malgré tout leur amour pour la relation d’aide, les troupes souhaiteraient un peu plus qu’une tape dans le dos couleur arc-en-ciel ou que le mot-clic #TousEnsemblePourAllerMieux comme munitions.
Le milieu communautaire tient à bout de bras le milieu de la santé mentale. Nous sommes les "autres anges gardiens" du système de santé, ceux dont on parle un peu moins, souligne la directrice des communications à SAM, Sophie-Charlotte Dubé-Moreau.
Et pour que ces aidants et aidantes continuent de remplir leur mission, il faut d’abord qu’il y ait une écoute à l’échelle sociale, dit la Dre Pascale Brillon, qu’on mette en place des moyens. Il faut permettre aux gens qui œuvrent en santé mentale de [tenir le coup], dit-elle, des gens qui ont choisi ce travail par vocation, qui était un métier qui les nourrissait.
« On n’a pas le luxe, on n’a pas les moyens de perdre ces personnes compétentes, valeureuses, sensibles, expertes, qui sont au service de la population. »
Au bout du compte, ces différents visages de la prévention s’étant confiés sur leur réalité s’entendent sur une chose : il faut parler du suicide.
Il faut parler du suicide afin que la réponse collective à la détresse suicidaire devienne un réflexe aiguisé, aguerri, empathique, bienveillant. Comme celui qui nous fait composer le 911.
Il faut parler du dépistage des idées suicidaires, pour aplatir la courbe de la souffrance humaine.
Besoin d'aide pour vous ou pour un ou une proche?
Si vous êtes en détresse, qu’un ou une proche vous inquiète ou que vous vivez un deuil lié au suicide, composez le 1-866-APPELLE. Ce service panquébécois est offert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et est gratuit.
Il est aussi possible d’utiliser la nouvelle plateforme d’intervention par clavardage, en visitant le suicide.ca (Nouvelle fenêtre).
Pour connaître la ressource locale en intervention de crise dans votre région, au Québec, vous pouvez consulter le site web des Services d’intervention de crise du Québec (RESICQ) au centredecrise.ca (Nouvelle fenêtre).