Petite enfance sous le signe de la liberté en forêt, 10 ans de pensionnat, 40 ans d'implication politique... La vie de Romeo Saganash est traversée par un profond engagement envers la nation crie. Retour sur un parcours fait de grands bouleversements et qui est loin d'être terminé.
Les médias anglophones ont désigné ce coup d’éclat perpétré à la Chambre des communes de « F-Bomb ». Un geste qui a même des échos dans le quotidien londonien The Guardian.
Ce 25 septembre 2018, Romeo Saganash est en colère contre le gouvernement libéral. Une colère froide. Le député cri en veut particulièrement au premier ministre Justin Trudeau qui a promis d’aller de l’avant avec le pipeline Trans Mountain qui passe sur des terres revendiquées par des Autochtones. Un projet qui divise, car des Premières Nations sont aussi d’accord avec le projet.
Le député Saganash se lève en chambre. La voix chevrotante. Il fustige le premier ministre qui, selon lui, viole les droits constitutionnels des Autochtones dans ce dossier. Et il lâche le mot :
« Pourquoi le premier ministre ne dit-il pas tout simplement la vérité aux peuples autochtones à savoir qu’il se fout complètement de leurs droits ».
La déclaration faite en anglais comprend le mot « fuck » qui a une résonance beaucoup plus forte que sa traduction française « se fout ».
Romeo Saganash est sommé de s’excuser par l’austère président de la chambre. Il s’exécute, cette fois en français. Puis se rassoit et esquisse le sourire de la victoire à un collègue assis derrière lui.
Loin d’être improvisée, la « F-Bomb » a été planifiée, glisse Romeo Saganash au détour d’une conversation.
Le retour aux sources
Mais l’homme que nous rencontrons à Nemaska, la capitale administrative de la nation crie de la baie James, est dans un tout autre état d’esprit. Le député sortant qui est reconnu pour sa passion, sa pugnacité est de retour chez lui. La nation crie est réunie pour souligner les 40 ans d’implication politique de Romeo Saganash.
« Tout le monde me dit que lorsque j’arrive dans le territoire, je change complètement, que je ne suis pas la même personne que lorsque je suis à Ottawa, ou ailleurs, ou à Montréal. »
– Qu’est-ce qui change ?
« Je pense que ça m’apaise beaucoup de savoir que tous mes ancêtres sont enterrés quelque part dans ce vaste territoire, donc le territoire du peuple cri. »
Et tout à coup le regard se perd au-delà du lac Champion qui berce le village de Nemaska, là où se trouve le territoire de son père. Il retourne à l’époque de sa petite enfance.
« Je crois que je n’ai jamais été aussi libre. C’était la chasse, la pêche, le trappage, la cueillette pour moi pendant les 7 premières années de ma vie. Le cri était la seule langue que je parlais lorsque j’étais jeune, jusqu’à l’âge de 7 ans. Jusqu’à temps qu’on m’envoie au pensionnat. »
Un exil de 10 ans
Le pensionnat marquera les Saganash. Son frère Johnny meurt au pensionnat de Moose Factory en Ontario sans que la famille soit avertie, sans que le fédéral n’émette de certificat de décès. C’est sa sœur Emma qui retrouvera la sépulture du frère aîné des années plus tard.
Le jeune Romeo est envoyé au pensionnat de La Tuque. Un exil intérieur qui durera 10 ans. Il doit apprendre une nouvelle langue, une nouvelle façon de vivre, intégrer les normes d’une culture qui lui est étrangère.
Un arrachement intensifié un an après son arrivée à La Tuque par la mort de son père. Interdiction pour lui et ses sœurs d’aller aux funérailles.
« J’ai perdu mon père quand j’avais 8 ans, alors mon espoir et mon rêve, c’était de devenir comme mon père, aussi bon que lui à la chasse, à la pêche, aussi bon que lui dans la construction de canots, de rames, de raquettes. »
La vie de Romeo Saganash bascule, comme le destin de la nation crie.
Le grand chambardement de la Baie-James
La Convention de la Baie-James est signée en 1975 alors que que Romeo Saganash fréquente toujours le pensionnat. C’est l’arrivée d’Hydro-Québec et de ses immenses barrages dans le territoire Eeyou, comme le désigne les Cris, suivie par les minières, les compagnies forestières. Une centaine d’accords ont été signés jusqu’à maintenant entre la nation crie et des entreprises. Le territoire traditionnel est radicalement transformé. Le parcours de Romeo Saganash incarne ces changements.
« Je pense qu’on a réussi [avec la Convention de la Baie-James] à équilibrer l’économie, le respect des droits des peuples autochtones et la protection de l’environnement. »
Le temps de l’engagement
Quelque années après sa sortie du pensionnat, Romeo Saganash fonde le Conseil des jeunes de la Nation crie en 1985. Diplômé en droit en 1989, il devient le premier juriste d’origine crie, puis vice grand chef de 1990 à 1993. Il fait ensuite partie de l’équipe qui conclut avec Québec la paix des braves en 2002.
« Ted Moses, qui était notre grand chef à l’époque, ne parle pas français, alors j’étais assis à côté de lui et il s’est tourné vers moi deux minutes avant qu’il se lève pour aller parler à l’avant. Il m’a dit : « Roméo, il faut que je dise au moins une phrase en français ici à l’Assemblée nationale. » Alors, j’ai pris son discours, j’ai trouvé une place adéquate pour mettre la phrase et j’ai écrit : “Aujourd'hui nous enterrons la hache de guerre, nous faisons la paix des braves”. Il y a très peu de gens qui connaissent cette anecdote. »
C’est Jack Layton qui convainc Romeo Saganash de faire le saut en politique fédérale en 2011 pour le NPD lors d’une rencontre à Toronto. L’activiste cri veut se présenter dans la région de Québec, où il est responsable du bureau cri qu’on appelle « l’ambassade ». Jack Layton le persuade plutôt de se présenter dans sa région d’origine.
« Jack se penche vers moi, il me dit: « Roméo, tous les grands défis que nous avons aujourd'hui sur la planète : changements climatiques, protection de l’environnement, développement des ressources, l’avenir des peuples autochtones, l’importance de l’eau pour la vie, tous ces grands défis que l’on retrouve à travers la planète se retrouvent également dans cette circonscription qui est chez vous. »
Romeo Saganash entre dans un Parlement où la Loi sur les Indiens – « une loi coloniale et raciste », dixit Justin Trudeau – a été votée. Un Parlement où les bureaux du premier ministre sont situés dans l’édifice Langevin, nommé ainsi « en l’honneur » de l’ex-député conservateur québécois Hector-Louis Langevin. Celui-ci était surintendant des Affaires indiennes dans le gouvernement du premier ministre John A. Macdonald. Il est considéré comme l'un des architectes du système de pensionnats autochtones, à la fin du XIXe siècle.
Le plus grand succès en politique fédérale de Romeo Saganash demeure cependant l’adoption par le parlement du projet de loi C-262 qui visait à harmoniser la législation canadienne avec la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones… Malchance : la loi Saganash meurt au Sénat.
« Le projet de Loi C-262 est mort par la faute de cinq sénateurs conservateurs, après avoir passé le Parlement. J’étais bien sûr enragé qu’une institution non élue soit ainsi capable de défaire des projets de loi qui ont été adoptés par la Chambre des communes. C’est très triste, j’étais enragé. »
Pour Romeo Saganash, la bureaucratie fédérale constitue le principal obstacle à la reconnaissance des droits des Autochtones, en multipliant les recours devant les tribunaux.
« Il y en a certains qui estiment que c’est à peu près 500 millions de dollars par année, d’autres qui estiment c’est à peu près 1 milliard de dollars par année [que dépense Ottawa] à se battre contre les premiers peuples du pays. Alors, si on veut parler de réconciliation, ça aussi ça doit changer. »
Le racisme toujours présent
– Est-ce que la société canadienne fait preuve encore actuellement de racisme face aux nations autochtones, selon vous?
« Absolument. Moi j’estime que c’est très difficile à chaque fois qu’il y a un conflit, on nous regarde de façon différente. Quand on ne fait pas de bruit, on est bien content de nous avoir. Mais quand on fait du bruit, bien là les mentalités changent. Il y a un racisme latent qui continue d’exister au Canada et aussi au Québec. Il y a un chauffeur de taxi, pendant la crise d’Oka, qui m’a carrément demandé de retourner d’où je viens. »
À 57 ans, Romeo Saganash dit avoir plusieurs offres sur la table. Un avenir qui pourrait passer par la lutte aux changements climatiques.
« La planète est en feu, la planète est sous l'eau. Donc, il y a une urgence à mon avis. Moi je suis quelqu'un qui croit que nous vivons des moments extrêmes, autant au pays qu’à travers le monde, et qu’on a besoin de gens qui vont se mettre debout et essayer de changer notre attitude. Il nous reste à peu près 10 ans, 11 ans pour changer nos habitudes. »
En attendant un nouvel engagement, Romeo Saganash prêtera main-forte à sa conjointe Leah Gazan de la nation Dakota, spécialiste en éducation de l'Université de Winnipeg. Elle portera les couleurs du NPD dans Winnipeg-Centre. Winnipeg qui compte 90 000 Autochtones. Son adversaire sera le député libéral sortant Robert-Falcon Ouellette, lui aussi un Autochtone.
Décidément, même quand il veut s’en éloigner, la politique rattrape toujours Romeo Saganash.
Pour consulter l'entrevue intégrale avec Romeo Saganash, cliquez ici.