Miser sur la jeunesse, c’est l'un des principaux axes du projet de lutte contre le racisme du gouvernement Legault piloté par le ministre Benoit Charette. Québec se donne deux ans pour implanter une vingtaine de recommandations. Or, l’idée de commencer par les jeunes pour enrayer les préjugés ne date pas d’hier. À Val-d’Or, une garderie mixte pour Autochtones et non-Autochtones porte ses fruits… et semble avoir créé une toute nouvelle génération de jeunes Valdoriens.
C’est le mois de février. Il fait un froid de canard ensoleillé sur Val-d’Or. Une porte s’ouvre dans une maison du boulevard Forest. Deux adolescentes âgées de 15 ans, souriantes et enjouées, sortent avec un petit chien.
Il a trois mois! C’est mon cadeau de Noël!
, explique Magalie Sergerie.
Les deux amies en prennent soin comme des sœurs. Il faut dire qu’elles sont complices depuis l’enfance.
C’est comme si on s’est toujours connues, vu qu’on a créé un lien d’amitié vraiment jeunes… il n’y a pas eu de différences…
, dit Marylee Turgeon.
Cette différence
, c’est que Magalie est Autochtone, plus précisément Anichinabée. Marylee est non-Autochtone. Mais cela n’a jamais eu d’importance entre les deux comparses.
Elles se sont rencontrées il y a plus de 12 ans à la garderie Abinodjic-Miguam, à Val-d’Or, qui signifie La maison des enfants
en anichinabé. Une garderie mixte pour Autochtones et non-Autochtones conçue il y a près de 20 ans par des gestionnaires du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or.
Les centres d’amitié, points d’ancrage urbains
Les centres d’amitié sont des centres communautaires qui ont vu le jour par et pour les Autochtones, explique Édith Cloutier, directrice générale du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or depuis plus de 30 ans.
Le CPE Abinodjic-Miguam est né d'un besoin de familles autochtones de plus en plus nombreuses à s'établir en ville [...] à travers la mission du centre, qui est aussi de favoriser le rapprochement entre les peuples dans la lutte contre le racisme
, ajoute-t-elle.
Il faut dire que, depuis des décennies, les Autochtones qui habitent en ville perdent leur statut d’Indien
, car le gouvernement considère qu’ils s'émancipent
ainsi dans la société. Jusque dans les années 1960, la Loi sur les Indiens leur donne deux choix : préserver leur langue et leur culture en restant dans leurs réserves ou s’émanciper
(s’assimiler au sein de la société).
Il faudra attendre jusqu’en 1985 pour que les dernières dispositions législatives discriminatoires de la Loi sur les Indiens portant sur l’émancipation
soient abolies. Les femmes qui se sont mariées avec un non-Autochtone peuvent finalement garder leur statut, tout comme leurs enfants.
Les années 1970 dans la région de Val-d’Or
Mais les politiques d’assimilation ont fait leur chemin. Les Autochtones sont nombreux à habiter en ville, alors les services aux Autochtones sont quasi inexistants. C'est dans ce contexte que naissent les Centres d'amitié autochtone.
Le Centre d’amitié autochtone ouvre ses portes à Val-d’Or en 1974 alors que le racisme est omniprésent. Les restaurateurs et les barmans refusent par exemple de servir les Indiens
en ville.
Les Autochtones ont manifesté le besoin d'avoir un lieu communautaire, un lieu de rencontre, un lieu d'échange, un point de ralliement en ville
, affirme Édith Cloutier.
Aujourd’hui le Centre d’amitié de Val-d’Or compte une centaine d’employés. C’est le plus gros des 13 centres d’amitié autochtones au Québec.
Il est au cœur d’une panoplie de services : un refuge pour itinérants (Chez Willie), une clinique de santé, un projet de logements sociaux et abordables incluant de l'aide aux devoirs (Kijaté), une cafétéria et même un service de distribution de paniers alimentaires.
Le Centre de la petite enfance (CPE) Abinodjic-Miguam fonctionne de façon indépendante avec son propre conseil d’administration, mais il loge toujours dans l’immeuble du Centre d’amitié autochtone.
Un outil de réappropriation culturelle
Non seulement le CPE est multiculturel, mais il permet aux Autochtones de s’approprier la culture anichinabée. Les éducatrices apprennent aux enfants les mots de cette langue algonquienne et organisent une foule d’activités culturelles en fonction du calendrier anichinabé des six saisons
: l’été (Nipin), l’automne (Tak8akin), le pré-hiver(Pitcipipon), l’hiver(Pipon), le pré-printemps (Sik8an) et le printemps(Minokamin).
Donald Sergerie (le père de Magalie) et sa sœur Michèle espèrent que leurs enfants tourneront la page sur des décennies de déchirures identitaires.
La loi n’était pas favorable à ma mère
, déplore Donald, 42 ans, en référence aux dispositions législatives qui faisaient perdre aux femmes leur statut lorsqu’elles se mariaient avec un non-Autochtone.
L'histoire de la perte d'une identité en trois générations
Les générations avant moi ont vécu beaucoup de choses comme les pensionnats, que nous autres on n’a pas vécus, et c’est une bonne chose
, ajoute Magalie.
« Je pense que notre génération est beaucoup plus ouverte d’esprit que les générations avant nous. »
Son petit cousin Jameson, âgé de 4 ans, le fils de Michèle, suit ses traces au CPE Abinodjic-Miguam.
En permettant à Jameson de fréquenter la garderie, il reçoit des mots en anichinabé que je n’ai pas pu apprendre quand j’étais jeune. Il apprend aussi des histoires et des légendes [anichinabées].
« [Mon fils], je veux qu’il soit bien avec lui-même, qu’il ne fasse pas de crise identitaire »
Au CPE, la majorité des éducatrices sont Autochtones et ont grandi en ville. La directrice générale, Mélanie Côté, est Atikamekw.
Je trouve ça tellement beau de voir cette fusion, cette chimie qui se fait entre les enfants. La barrière qu’ils ne voient pas. Mon ami, qu'il soit Autochtone ou pas, c’est correct, c’est mon ami
, raconte la directrice générale du CPE Mélanie Côté.
Je dis toujours que dans mon ancienne vie je travaillais à réparer des adultes... aujourd’hui, je travaille à construire des enfants, puis je trouve ça vraiment génial. Je pense que je vais pleurer, j’y crois tellement là!
, ajoute-t-elle, émue.
Au fil des ans, non seulement la liste d’attente pour obtenir l’une des 80 places de la garderie s’est allongée (plus de 300 familles actuellement), mais la garderie est devenue populaire auprès des immigrants.
C’est le résultat d'une espèce de bouche à oreille
à propos du fait que la garderie est plus inclusive
, soufflent les intervenantes.
Un pôle d’emploi
Le CPE a aussi permis de former des éducateurs et éducatrices autochtones. Avec la collaboration des gestionnaires du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or, le Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue a créé au début des années 2000 le programme d’éducatrices et d’éducateurs en services à l’enfance autochtone (AEC). La première cohorte a été diplômée au moment même où le CPE Abinodjic-Miguam ouvrait ses portes, en 2003.
Le CPE a non seulement développé des jeunes, mais aussi des compétences auprès de personnes qui ont travaillé après dans d'autres CPE de la région
, explique le maire de Val-d’Or, Pierre Corbeil.
« Le Centre d'amitié autochtone est une institution, un agent de changement. »
Le changement, ça peut se faire à court, à moyen et à long terme, et je pense que la présence du CPE au Centre d’amitié autochtone est pour le moyen et le long terme, surtout le long terme
, croit Pierre Corbeil. Il y a probablement une première génération qui est à la veille d’être parent à son tour
, ajoute-t-il.
Les futurs parents de la génération autochtone Z
C’est le cas de Fabienne Théorêt-Jérôme, âgée de 21 ans, une illustratrice anichinabée. Elle était dans les tout premiers groupes d’enfants de la garderie.
Je ne pense pas que je serais aussi fière d’être Anichinabée si je n’avais pas été là
, confie-t-elle. Ça a été sécurisant et [ça m’a permis d’affirmer] mon identité autochtone à un très jeune âge.
En vivant dans un milieu urbain, souvent c’est difficile d’avoir accès à sa culture, d’avoir accès à une communauté
, ajoute celle qui a également travaillé comme animatrice au CPE.
Fabienne termine un projet de livre. Elle rêve de créer un jour des personnages autochtones dans une série télévisée pour enfants.
Mais, surtout, elle espère que sa génération contribuera à faire comprendre que les Autochtones en milieu urbain peuvent être autant attachés à leur culture que ceux qui vivent en communauté.
Être Anichinabé, c’est dans ton âme… Moi ça fait brûler mon feu à l’intérieur de moi... ça paraît-tu?
, dit-elle en éclatant d’un rire contagieux, tout en montrant ses longues boucles d’oreilles traditionnelles colorées.
