Nous l’avons vu survenir sur nos écrans. L’un des divorces sportifs les plus retentissants diffusés en direct à la télévision. Une rare image qui n’a pas besoin de légende : l’empoignade qui a marqué au fer (bleu-blanc) rouge une génération de fidèles du Canadien.
Eux étaient sur la glace, sur le banc du Canadien ou des Red Wings, ou encore sur la galerie de presse : Bowman, Brisset, Turgeon, Allaire, Dandenault, Brisebois, Racine, Fraser, Quenneville et Pothier.
Aujourd’hui, leurs souvenirs nous permettent de mieux comprendre ce qui s’est réellement passé au vieux Forum, le soir du 2 décembre 1995, lorsque Patrick Roy, ridiculisé par la foule et en colère contre l’entraîneur-chef Mario Tremblay, a annoncé subitement au président Ronald Corey que le Canadien et lui, c’était fini.
Vingt-cinq ans après, Podium vous propose de revivre, avec eux, cette soirée tristement célèbre.
« C’est le genre de regard que je n’oublierai jamais. Il me regarde en ne me disant rien. Je ne l’ai jamais vu comme ça. Il ne me dit rien. »
« Mario s’est attaqué à Patrick, il a essayé de casser Patrick, pis mettons que ç’a pas fonctionné pour le Canadien… »
« Patrick essayait, ça ne fonctionnait pas. La frustration montait et montait. Je la voyais monter. J’ai vu ces yeux et cette bouche qui disaient: “Sortez-moi de là. I’M DONE.” »
Ça n’a pas pas été une bonne soirée, c’est évident, laisse tomber Ronald Corey. Il est arrivé ce qui est arrivé. On ne peut pas changer l’histoire. Ça n’enlève rien à la grandeur du gardien. Je garde surtout le souvenir d’un grand champion; on lui doit beaucoup. Patrick est l’un des meilleurs gardiens de l’histoire de la ligue. Je n’ai rien d’autre à ajouter.
Vingt-cinq ans plus tard, c’est tout ce que dira celui qui a été président du Canadien de 1982 à 1999 sur ce sujet qui, encore aujourd’hui, demeure extrêmement délicat.
« C’était un match comme les autres, mais je ne cacherai pas que l’arrivée de Mario Tremblay et de Réjean Houle avait semé l’émoi dans l’équipe. Je ne pense pas que c’était très positif, l’ambiance était moyenne », se remémore le défenseur Yves Racine au sujet des jours qui ont précédé cette rencontre face aux Red Wings.
Depuis le 21 octobre, Mario Tremblay assure la relève de Jacques Demers, congédié contre toute attente après quatre défaites d’affilée en ouverture de saison. Le président, Ronald Corey, a aussi mis à la porte le directeur général, Serge Savard, et l’a remplacé par Réjean Houle qui, comme Tremblay, ne possède aucune expérience dans son nouveau rôle.
Le duo Demers-Savard avait mené le Canadien, guidé par son gardien étoile Patrick Roy, à la conquête de la coupe Stanley 29 mois plus tôt.
Après un départ canon de 12 gains en 14 matchs, le Canadien, sans victoire à ses 4 dernières parties, traverse sa première mauvaise séquence de l’ère Tremblay. À la veille de ce duel contre Détroit, les rumeurs de mésentente profonde entre Roy et Tremblay sont persistantes.
Il y a eu des frictions dès le début, se souvient Pierre Turgeon, meilleur pointeur du Canadien cette saison-là. Et elles ont continué. C’est dur de garder ça à l’intérieur à Montréal. C’est correct que ça brasse quand ça va moins bien, mais jusqu’à un certain point. Montréal, c’est Montréal.
Yves Racine corrobore les propos de son coéquipier, mais il est plus incisif.

Yves Racine : « Il a essayé de casser Patrick... »
C’est donc avec un enthousiasme modéré que les joueurs du CH se préparent à affronter les puissants Red Wings, guidés par un quintette russe sans pareil dans la Ligue nationale de hockey (LNH).
L’entraîneur-chef Scotty Bowman, champion de la Coupe Stanley quatre fois d’affilée derrière le banc à Montréal à la fin des années 70, dirige une fois de plus une formation qui figure parmi les favorites dans la course au précieux trophée. Réunis depuis plusieurs semaines, les Fedorov, Kozlov, Larionov, Fetisov et Konstantinov donnent du fil à retordre à toutes les équipes.
François Allaire est alors l’entraîneur des gardiens du CH. Lui et Roy forment un redoutable duo depuis une douzaine d’années. Grâce aux conseils de son mentor, Roy a pu perfectionner son style papillon et a gagné trois fois le trophée Vézina remis au meilleur gardien de la ligue.
Allaire confirme sans la moindre hésitation que la relation entre Roy et Tremblay était tendue. Les deux hommes ne se parlent presque pas.

François Allaire : « Ils se parlaient, mais il ne se parlaient pas vraiment... »
Avant sa nomination, Mario Tremblay était très proche des joueurs du Canadien en raison de sa fonction d’analyste à la télé et à la radio de Radio-Canada, un poste qu’il occupait depuis déjà plusieurs années. Tremblay blaguait souvent avec eux. Mais après son embauche, il a vite voulu établir son autorité, notamment auprès de Roy. Son prédécesseur, Jacques Demers, accordait un traitement privilégié à sa super vedette et il ne s’en cachait pas. Patrick Roy était maître à bord.
« Patrick, il goale. Ce n’est pas lui qui fait les horaires », avait d’ailleurs déclaré Tremblay à peine une semaine après son arrivée en poste.
Acquis des Flyers de Philadelphie il y a 18 mois, Yves Racine était un habitué du style rassembleur de Demers qui l’avait aussi dirigé à ses débuts dans la LNH avec les Red Wings. Il raconte que Roy était placé sur un piédestal par l’entraîneur-chef. L’arrivée de Mario Tremblay a tout changé.
Racine nous dit à quel point les joueurs du CH se fichaient du statut spécial accordé à Roy.

Yves Racine : « C'est sûr que Patrick dérangeait... »
Quand ils débarquent à Montréal, les Red Wings n’ont perdu qu’un seul de leurs 11 derniers matchs. Leur présence n’annonce donc rien de bon. Mais les joueurs du Canadien ne se doutent quand même pas qu’ils s’apprêtent à plonger dans un profond ravin…
L’arbitre du match, Kerry Fraser, met la rondelle en jeu.
Igor Larionov et Vyacheslav Kozlov inscrivent les Red Wings au pointage deux fois avant la dixième minute. Puis, Mark Recchi réplique en avantage numérique pour le CH. Mais Kozlov compte aussitôt son deuxième but, sur une aide de nul autre que Marc Bergevin, futur directeur général du Canadien. À noter que l’actuel directeur du développement des joueurs du CH, Martin Lapointe, fait aussi partie de cette formation. C’est 3 à 1.
Le Canadien s’accroche et semble en voie de retraiter au vestiaire avec un retard de deux buts lorsque le jeune défenseur Patrice Brisebois écope d’une pénalité majeure de cinq minutes. Fraser le chasse de la rencontre.
Détroit en profite pour frapper un grand coup : Nicklas Lidstrom et Greg Johnson assomment le Canadien avec deux autres buts et enfoncent le clou.
Le ciel s’écroule sur la tête du Canadien, et Patrick Roy, laissé à lui-même, semble désabusé.
Après 20 minutes, Détroit mène 5 à 1.
Comble de malheur, dès le début de la deuxième période, Kozlov complète son tour du chapeau. Du vestiaire, Brisebois assiste à la débâcle, ne sachant pas que Patrick Roy, un coéquipier qu’il admire au plus haut point, défend son filet pour la dernière fois dans l’uniforme du Canadien.
Brisebois éprouve même un malaise lorsqu’il songe à son rôle dans l’histoire qui a mené au départ de Patrick Roy.

Patrice Brisebois : « J'ai peut-être causé cette perte-là... »
Et la débandade du Canadien ne tire pas à sa fin...
Moins de deux minutes après le but de Kozlov, c’est au tour de Mathieu Dandenault de toucher la cible lors d’une échappée. Même s’il rate son tir, la rondelle se faufile sous les jambières de Roy.
Dandenault, joueur recrue, dispute son tout premier match à vie à Montréal devant plus d’une vingtaine de membres de sa famille. Il savoure le moment avec une immense joie, contrairement aux partisans du Canadien.
C’est 7 à 1 en faveur des Red Wings après moins de 25 minutes.
Roy est visiblement dans l’attente d’un appel du banc qui ne vient pas. Et sa soirée de travail devra se poursuivre dans de malheureuses conditions...
La foule du Forum décide alors de faire de Roy le bouc émissaire de cette pitoyable performance du CH. Le public, qui a si souvent adulé son gardien favori, pousse l’affront jusqu’à l’applaudir lorsqu’il effectue un arrêt de routine sur un tir de la zone neutre de Sergei Fedorov.
Roy est frustré qu’on le tourne ainsi en dérision. Il lève alors les bras, comme pour défier ceux et celles qui prennent un malin plaisir à se moquer de lui.
Cette image du gardien, les bras en l’air, marquera les esprits.
Le geste de la star humiliée est mal accueilli.

Claude Quenneville : « Tu as vu le geste de Roy? »
Sur le banc, Yves Racine est perturbé par ce manque de respect de la part de la foule.
C’est un traitement très sévère. J’étais très déçu et surpris du comportement des partisans, après tout ce que Patrick avait accompli pour l’équipe. Je n’étais, par contre, pas surpris de la réaction de Patrick. Je n’ai jamais joué avec un gars qui voulait autant gagner que lui.
Et le désarroi de Roy ne passe pas inaperçu non plus dans le camp des Red Wings.
Mathieu Dandenault, auteur de deux buts dans ce match, estime que les Red Wings se sont tirés dans le pied ce soir-là en faisant si mal paraître Patrick Roy.

Mathieu Dandenault : « Nous, on se regarde sur le banc... »
De sa position sur la glace, Kerry Fraser est en mesure d’observer de près le comportement de Roy. Normalement, dans ce contexte, il aurait le réflexe de souffler quelques mots d’encouragement à l’oreille du gardien en poste pour essayer de le détendre un peu. Fraser aime échanger avec les joueurs. Mais avec Patrick Roy, ça ne se fait pas. Il est toujours à prendre avec des pincettes. L’arbitre préfère donc garder ses distances.
Fraser a constaté la colère du no 33 envers son entraîneur bien avant que ce dernier ne le retire du match.

Kerry Fraser : « La frustration montait et montait »
Les Red Wings empilent les buts contre un Canadien sans défense et désorganisé. Greg Johnson et Sergei Fedorov portent la marque à 9 à 1.
Il n’y a que 31 minutes et 57 secondes d’écoulées au match. Patrick Roy a bloqué 17 des 26 lancers des visiteurs.
Jusque-là, l’entraîneur-chef a préféré demeurer de glace devant les regards soutenus de Roy qui, selon toute vraisemblance, est impatient de céder sa place.
Ce soir-là, Claude Quenneville est le descripteur des matchs du Canadien à la télé de Radio-Canada avec l’analyste Yvon Pedneault.
Le duo commente, sans le savoir, la dernière présence de Roy sur la patinoire dans l’uniforme du Canadien.

Yvon Pednault : « On l'a laissé à lui-même... »
Finalement, sous les applaudissements d’un public sans pitié pour Roy, Mario Tremblay fait signe au gardien substitut Pat Jablonski de quitter le banc et de prendre la relève. Roy s’empresse de patiner vers le banc, puis franchit la bande. Il est visiblement hors de lui. Il fait quelques pas en direction du couloir qui mène au vestiaire, range son bâton, retire son masque, sa mitaine et son bloqueur. Il ne perd pas une seconde pour se diriger ensuite à l’autre bout du banc, vers la place réservée au gardien substitut, ce qui le force à marcher devant Tremblay.
Humilié, Roy fulmine. Il passe dans l’espace étroit qui sépare Tremblay du banc, le défie du regard, puis rebrousse chemin pour annoncer au président Ronald Corey, assis dans la première rangée derrière le banc, qu’il a joué son dernier match à Montréal.
Depuis ce fameux soir, Claude Quenneville ne s’était jamais écouté décrire cette scène d’adieu. Vingt-cinq ans plus tard, il remarque aujourd’hui ses silences pendant que Patrick Roy décide de tirer un trait sur sa carrière avec le Canadien.
L'effet surprise est perceptible dans sa voix.

Claude Quenneville : « Roy est allé s'adresser au président Corey... »
J’ai toujours voulu laisser la place à l’image durant mes descriptions pour que les spectateurs vivent le moment, mentionne le commentateur sportif. Mais cette fois-ci, Yvon et moi étions simplement sous le choc. Je n’avais jamais vu de ma vie un athlète faire ça. On ne peut pas se préparer à décrire une telle chose et deviner ce que Patrick a dit à Ronald Corey. Dans les circonstances, ce sont des silences qui en disent long. Avec le recul, j’aime ma réaction.
Et que voit-il aujourd’hui lorsqu’il observe le comportement de Patrick Roy ce soir-là?
Patrick a bien raison. Lever les bras n’est pas un bon geste, mais il indiquait à Mario Tremblay de faire quelque chose, dit-il. Ce n’est pas de cette façon que tu casses une super vedette. Mario n’a pas fait une bonne job ce soir-là. Ils se sont échangé des regards, et celui de Mario semblait dire "tu ne me montreras pas à coacher". On ne laisse pas un gardien sur la glace pour autant de buts, ça n’a pas de bon sens.
Du haut de la passerelle, François Allaire regarde le match en compagnie d’un dépisteur. Lorsqu’il voit son poulain s’approcher ainsi de Ronald Corey, il devine le message que vient de livrer Patrick au grand patron du Canadien.
Allaire frappe en plein dans le mille.

François Allaire : « C'est juste un feeling que j'avais... »
Sur le coup, tout le monde aimerait savoir ce que Patrick vient de dire à Corey. Personne ne le sait exactement, sauf le président lui-même, qui semble perturbé.
En réalité, ce qui vient de se produire, c’est une demande de divorce sous le coup de l’émotion, en direct à la télé nationale, sous les yeux d’un public incrédule devant un acte si provocateur de la part de Roy.
En quelques instants, le Canadien se trouve plongé dans une imprévisible tempête par son joueur le plus populaire de la décennie.
Le match continue. Tremblay suit ce qui se passe sur la patinoire, tandis que Roy, assis au bout du banc, semble absorbé dans ses pensées.
Sur la passerelle, le vice-président aux Communications du Canadien, Bernard Brisset, a vu la scène de loin. Il regarde défiler ces images qu’on diffuse en boucle sur les écrans de télévision. Ancien journaliste, il devine ce qui attend l’organisation dans les prochaines heures. Il se dit qu’il doit absolument rejoindre Ronald Corey entre la deuxième et la troisième période afin de planifier l’après-match, de gérer la crise. Pendant les entractes, le président a l’habitude de se rendre au salon des directeurs, qui se trouve juste en face du vestiaire, pour parfois y recevoir des invités. Mais cette fois-ci, quand Brisset s’y présente après la deuxième période, Corey est seul, songeur.
Bernard Brisset avoue n’avoir jamais vu le président du Canadien dans cet état auparavant.

Bernard Brisset : « C'est le genre de regard que je n'oublierai jamais »
Kerry Fraser admet s’être interrogé sur les motifs qui ont poussé Mario Tremblay à ne pas mettre fin au calvaire de Patrick Roy plus tôt.
Fraser, qui aimait entretenir une bonne relation avec les joueurs sur la patinoire, dit n’avoir jamais réussi à le faire avec Patrick Roy.

Kerry Fraser : « Il était intense »
René Pothier faisait lui aussi la description de ce match, mais à la radio de Radio-Canada. Mario Tremblay avait été son analyste pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’il soit nommé entraîneur-chef du Canadien, en octobre. Pothier et Tremblay se connaissaient donc très bien. Les deux hommes étaient devenus des amis.
René Pothier n’avait pas remarqué de malaise entre Mario Tremblay et Patrick Roy avant que le Canadien ne force Radio-Canada à se trouver un nouvel analyste le 21 octobre.

René Pothier : « Je connais la fierté de Mario, la fierté de Patrick... »
Dans les faits, cette relation tendue entre Tremblay et Roy se développait depuis le premier jour de la nomination du nouvel entraîneur-chef. Questionné par les journalistes au sujet de sa réaction après avoir appris que l’organisation avait choisi de confier le poste à Tremblay, Roy avait rétorqué qu’il était allé prendre une bonne douche froide
pour illustrer son étonnement.
Yves Racine confirme aujourd’hui qu’un autre événement n’avait pas semblé plaire à Mario Tremblay dès son tout premier discours devant les joueurs après sa nomination : assis aux côtés de Roy dans le vestiaire, il avait vu et entendu son coéquipier éclater de rire pendant l’allocution de l’entraîneur.
Racine tient cependant à minimiser cet incident.

Yves Racine : « Ce sont des choses qui arrivent dans un meeting... »
Après le deuxième entracte, Bernard Brisset remonte sur la galerie de presse sans pouvoir fournir de réponse précise aux journalistes, qui veulent connaître le fond de l’affaire. Il se souvient que des chroniqueurs qui n’assistaient même pas au match s’étaient aussitôt rendus au Forum pour couvrir ce qui, il n’y avait maintenant aucun doute, allait devenir la grosse histoire
.
« La ville était à feu et à sang, dans le contexte du hockey », dit-il pour décrire l’ambiance qui a enveloppé Montréal à partir du moment où Patrick Roy a décidé de s’adresser au président Corey en plein cœur de la déconfiture face aux Red Wings.
Le Canadien s’incline finalement 11 à 1. La pire raclée subie par le Tricolore depuis des lustres.
Patrick Roy ne va pas rejoindre ses coéquipiers sur la patinoire quand la sirène se fait entendre, mais rentre plutôt tout droit au vestiaire. Il est évident qu’il n’est pas dans son état normal.
L'analyste Yvon Pedneault prédit un réglement rapide de cette délicate situation.

Yvon Pednault : « Il y a des décisions qui seront prises »
À l’ouverture du vestiaire aux médias, tout le monde est bien sûr impatient d’avoir la version des joueurs et des principaux acteurs de ce coup de théâtre. Mais Roy n’y est pas. Il a décidé de quitter le Forum en vitesse, accompagné par son agent, Robert Sauvé.
Le bruit commence à courir que Patrick veut mettre fin à son association avec le Canadien.
Patrice Brisebois n’arrive pas à croire ce qu’il entend dire secrètement dans le vestiaire.

Patrice Brisebois : « Et là tu te dis : "Ben non, ça va se régler" »
Pendant ce temps, l’équipe des communications du Canadien s’active à gérer la crise du mieux qu’elle le peut.
Bernard Brisset doit jongler avec une bombe à retardement.

Bernard Brisset : « Ça se passe dans le bureau de Mario »
Devant les journalistes, Mario Tremblay affirme ne pas avoir entendu les mots que Patrick Roy a soufflés à l’oreille du président. Il déclare qu’une rencontre d’équipe est prévue le lendemain après-midi et que si des joueurs sont insatisfaits de quoi que ce soit, ils n’ont qu’à prendre rendez-vous avec le directeur général pour trouver un arrangement.
Le Canadien n’a aucun match de prévu au calendrier les trois jours suivants.
Roy est suspendu et reste chez lui dans l’attente d’un dénouement. Les joueurs s’entraînent donc sans leur gardien étoile. Le directeur général, Réjean Houle, tente de négocier une entente pour échanger Roy le plus vite possible. François Allaire, l’homme le plus proche de Roy dans l’organisation, est gardé à l’écart du conflit. Il poursuit son travail avec les autres gardiens sans qu’on lui demande son avis.
Allaire ne s’attendait pas à vivre une séparation si froide et expéditive.

François Allaire : « Y'a personne qui m'a demandé mon avis »
L’entraîneur des gardiens finira par céder à la tentation de rencontrer Roy chez lui.

François Allaire : « J'ai été le voir chez lui à Rosemère »
Le fameux échange est annoncé le 6 décembre, quatre jours après l’incident survenu au Forum : le Canadien cède Patrick Roy et son capitaine Mike Keane à l’Avalanche du Colorado contre le jeune gardien Jocelyn Thibault et les attaquants Martin Rucinsky et Andreï Kovalenko.
L’acquisition de Thibault était impérative pour que l’échange se matérialise. C’est ce que précise le nouveau directeur général du CH lors d’un point de presse où il promet au nouveau joueur un brillant avenir à Montréal.
Réjean Houle avoue être impressionné par la force de caractère du jeune gardien de 20 ans.

Réjean Houle : « Mon choix est arrêté sur Jocelyn Thibault en partant dans les négociations »
L’échange précipité de Patrick Roy peut sembler une solution radicale pour régler un conflit avec l’entraîneur-chef, mais la tentation d’envoyer Roy sous d’autres cieux n’était pourtant pas nouvelle.
Dans sa biographie publiée en 2019, l’ex-directeur général Serge Savard confirme qu’il avait déjà entamé des pourparlers à ce sujet avec l’Avalanche avant son congédiement, donc plusieurs mois avant que le gardien réclame lui-même un transfert.
Savard précise dans son livre qu’il s’intéressait cependant à d’autres joueurs que Thibault, Kovalenko et Rucinsky. Sa préférence allait au gardien Stéphane Fiset et à l’attaquant Owen Nolan que l’Avalanche a finalement échangé aux Sharks de San José, une dizaine de jours après le départ de Savard.
On ne saura jamais si ces négociations auraient pu déboucher sur un accord entre lui et Pierre Lacroix, l’ancien agent de Roy devenu directeur général au Colorado.
Savard écrit aussi que Patrick Roy et Mike Keane étaient venus le voir pour lui dire que Jacques Demers avait perdu sa chambre. Sans pouvoir l’affirmer avec certitude, il croit qu’il aurait échangé Roy et congédié Jacques Demers s’il avait conservé son emploi.
Des propos du gardien des Red Wings Mike Vernon laissent aussi perplexe.
Dans une entrevue radiophonique accordée à Kelly Hrudey de Hockey Night in Canada à CBC en 2014, Vernon affirme avoir rencontré Patrick Roy dans un restaurant à Montréal le matin même du match du 2 décembre 1995.
« Nous nous sommes croisés par hasard au petit déjeuner, raconte-t-il. Il m’a invité à le rejoindre. Il m’a parlé de la pression étouffante, des médias, des partisans, et même qu’il réfléchissait à la retraite. Il semblait vraiment affecté. Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas prendre sa retraite parce qu’il était un des meilleurs gardiens de la ligue. C’est comme si Wayne Gretzky avait pris sa retraite durant ses belles années. Je lui ai suggéré de demander un échange, comme je l’avais fait à Calgary. J’aimais ma nouvelle vie à Détroit ».
Le soir même, il est allé voir le président. Je ne comprenais pas pourquoi Mario Tremblay l’avait laissé devant son filet si longtemps. J’étais estomaqué
, avoue-t-il.
À son premier match sans Patrick Roy le jour même de l’annonce de l’échange, le Canadien, mené par Pierre Turgeon, auteur d’une soirée de trois points, gagne 4 à 2 contre les Devils du New Jersey au Forum.
Pat Jablonski est le gardien victorieux. Andreï Kovalenko récolte une passe, et Martin Rucinsky n’inscrit aucun point.
Jocelyn Thibault attendra au 9 décembre pour faire ses débuts avec le CH à Montréal, une performance de 35 arrêts dans un match nul de 2 à 2 contre les Rangers.
Bernard Brisset croit que les circonstances qui ont mené à cet échange ont terriblement nui à la direction du Canadien.

Bernard Brisset : « La crise la plus grave dans sa carrière de président du CH »
« J’ai beaucoup de respect pour Réjean Houle, un gars de l’Abitibi comme moi, insiste Pierre Turgeon. Il a été placé dans une position pour qu’il fasse un échange. S’il avait eu plus d’expérience et plus de temps pour mieux s’entourer, il aurait été correct. C’est mon opinion.
« Je n’ai jamais vécu une année aussi mouvementée que celle-là. Je me souviens d’avoir ensuite porté le flambeau avec tous les autres capitaines lors de la cérémonie de fermeture du Forum, en mars. L’année suivante, j’ai demandé à Réjean de m’échanger parce que Mario et moi, nous n’étions pas d’accord sur mon rôle dans l’équipe. Mario, je l’adore, mais je ne me voyais pas au sein d’un troisième ou d’un quatrième trio à jouer un style différent. Lui et Patrick avaient des caractères forts. C’est un jeu d’émotions.
Patrick voulait partir, il est parti
, résume Pierre Turgeon.
En l’espace de quatre jours, le Canadien avait donc échangé son joueur le plus marquant de la décennie contre un jeune gardien prometteur et deux honnêtes attaquants dans la vingtaine.
À 30 ans, Patrick Roy enfile donc le chandail de l’Avalanche du Colorado et conduit aussitôt sa nouvelle équipe à la conquête de la Coupe Stanley, la troisième de sa carrière après celles remportées à Montréal en 1986 et 1993.
En finale, Roy n’accorde que 4 buts en 4 matchs aux Panthers de la Floride, contre qui il bloque 63 tirs lors de la rencontre ultime que l’Avalanche remporte 1-0 en troisième période de prolongation.
Mario Tremblay conclut sa première saison avec une fiche de 40 victoires, 27 défaites et 10 matchs nuls, mais le Canadien est éliminé au premier tour éliminatoire en 6 parties par les Rangers de New York.
L’année suivante, au terme d’une saison décevante, le Tricolore est encore éliminé hâtivement, cette fois-ci en cinq parties par les Devils du New Jersey. Tremblay démissionne, exacerbé entre autres par le traitement que lui réserve la presse.
Qu’arrive-t-il des autres joueurs associés à ce fameux échange?
Le 16 novembre 1998, Jocelyn Thibault est à son tour échangé. Il en avait fait la demande au Canadien durant l’été. Thibault quitte donc Montréal pour Chicago après seulement 169 matchs, dont 11 en séries éliminatoires. Le CH obtient notamment en échange le gardien Jeff Hackett. En dépit de bonnes performances, Thibault peinait à s’imposer comme le successeur de Patrick Roy à travers les critiques. À Chicago, le Montréalais réussit à faire taire ses dénigreurs et devient le gardien de confiance des Blackhawks pendant cinq ans.
Après avoir joué à peine une demi-saison avec le Tricolore et marqué 17 buts en 51 matchs sans inscrire aucun point en séries éliminatoires, Andreï Kovalenko est échangé aux Oilers d’Edmonton contre Scott Thornton, un jeune joueur de centre reconnu pour sa robustesse dont le passage sans flammèches à Montréal ne durera que quelques années. Kovalenko marquera 32 buts lors de sa première saison à Edmonton.
De son côté, Martin Rucinsky s’adapte vite à sa nouvelle équipe. Le Tchèque amasse 60 points à ses 56 premiers matchs avec le CH et maintient une moyenne de près de 25 buts par saison en 452 rencontres durant son séjour à Montréal.
Après son départ de la métropole, Mike Keane joue huit autres saisons dans la LNH pour cinq équipes différentes. Il met fin à sa carrière après cinq campagnes dans la ligue américaine, à l’âge de 42 ans.
Enfin, cinq ans après sa nomination, Réjean Houle perd son poste de directeur général le 20 novembre 2000. Le nouveau président, Pierre Boivin, le remplace par André Savard, l’ancien adjoint de Houle. Le Canadien n’avait récolté que 12 points en 20 matchs et s’était retrouvé au dernier rang de la LNH avec Alain Vigneault – lui aussi congédié – comme entraîneur-chef.
Vingt-cinq ans après cette tumultueuse soirée du 2 décembre, Réjean Houle nous a poliment indiqué qu’il préférait ne pas revenir sur le sujet.
Je suis passé à autre chose. Aujourd’hui, ce qui est important pour moi, ce sont les anniversaires de mes neuf petits-enfants. Je vous laisse le reste.
Patrick Roy et Mario Tremblay ont refusé nos demandes d'entrevue à ce sujet.
On dit qu’une image vaut mille mots. Bien malgré lui, Yves Racine restera à jamais associé à cette éclatante sortie de Patrick Roy.
La scène est puissante.
Songeur, Patrick Roy est assis derrière l’un de ses coéquipiers au banc du Canadien et attend la conclusion du match contre les Red Wings. Ce joueur, c’est Yves Racine, songeur lui aussi. Cette photo a été vue partout dans le monde et revient chaque fois que le conflit entre Tremblay et Roy est abordé.
Vingt-cinq ans plus tard, Yves Racine en arrive à cette conclusion.

Yves Racine : « C'était une question de temps avant que ça explose... »
Mathieu Dandenault insiste sur un point : il faut tirer des leçons de ce conflit qui, selon bien des gens, n’aurait pas dû dégénérer ainsi.

Mathieu Dandenault : « Comment on peut en arriver à une confrontation de la sorte? »
Derrière le banc des Red Wings, Scotty Bowman n’a pas remarqué le geste posé par Roy ce fameux soir de décembre. Il ne le verra que le lendemain à la télé. À 87 ans, il conserve peu de souvenirs précis de cette soirée, mais il hésite à condamner Mario Tremblay.
« Certains de mes gardiens ont connu de mauvais matchs, mais ils n’avaient pas accordé autant de buts, mentionne-t-il. Avec un pointage comme celui-là, normalement, dans 90 % des cas, l’entraîneur procède à un changement après la première période. Il peut attendre pour évaluer la situation. Mais parfois, les choses évoluent si vite que nous n’avons pas le temps de réfléchir. Nous avons inscrit quatre buts rapides en deuxième période. Non, je n’étais pas au courant des problèmes de l’autre équipe. »
Avec le recul, Patrice Brisebois constate à quel point une organisation devrait hésiter avant de se départir de son joueur étoile.

Patrice Brisebois : « Des images tristes...»
Finalement, Patrick Roy jouera huit saisons au Colorado. En 2001, il remportera sa quatrième coupe Stanley ainsi qu’un troisième trophée Conn Smythe remis au joueur par excellence des éliminatoires. Il mettra fin à sa carrière au terme de la saison 2002-2003, à l’âge de 37 ans. Ses 151 victoires en séries éliminatoires constituent un record de la LNH qui n’est pas sur le point d’être battu.
Avec la collaboration de :
Alexandra Piché, Michel Chabot, Alexandre Gascon (journalistes)
Marc-André Turgeon, Etienne Bruyère, Jean-François Vachon (cameramans)