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Les sikhs, l’Inde et le casse-tête politique d’être une terre d’accueil
Le premier ministre Justin Trudeau et son homologue indien, Narendra Modi, ont eu une rencontre tendue en marge du Sommet du G20 à New Delhi.
Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Le Canada est l'une des principales terres d'accueil du monde, avec une population aux origines de plus en plus diversifiées. Un avantage à bien des égards, qui permet au pays de profiter de certains des meilleurs talents de la planète. Mais aussi, parfois, un casse-tête pour les forces de sécurité, comme on le voit apparaître au grand jour dans le cas de l'assassinat, en juin dernier, d'Hardeep Singh Nijjar.
Ce militant indépendantiste sikh, un résident de Surrey, en Colombie-Britannique, aurait été dans la ligne de mire du gouvernement indien (nouvelle fenêtre), selon les informations du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) transmises aux plus hauts échelons du gouvernement canadien.
Le casse-tête s'étend aux ministres fédéraux, peu importe le parti politique au pouvoir. Immigration, Sécurité publique, Affaires étrangères... Les titulaires de ces postes sont régulièrement, et souvent discrètement, aux prises avec des enjeux internationaux qui se transposent ici, sur notre sol, et qui les obligent à jouer les équilibristes entre des intérêts qui s'affrontent.
Parfois, c'est avec des communautés qui ne s'entendent pas qu'ils doivent composer, alors qu'à d'autres moments, c’est carrément avec l’intimidation de certains régimes politiques étrangers envers leurs diasporas canadiennes.
Je vous donne un exemple concret et révélateur auquel j'ai assisté il y a quelques années, alors que je préparais, pour le magazine L'actualité, un long portrait de Jason Kenney (nouvelle fenêtre), qui était à ce moment le ministre de l'Immigration du gouvernement de Stephen Harper.
C'était une journée chaude de mai 2012, dans la circonscription de Brampton, en banlieue de Toronto.
Jason Kenney était assis en tailleur sur une mince couverture grise recouvrant une immense scène extérieure. Il balayait du regard la foule dense de quelque 20 000 Canadiens de religion sikhe, vêtus de costumes et de turbans multicolores, venus célébrer la Vaisakhi — fête qui commémore chaque année la fondation de cette communauté originaire du nord-ouest de l’Inde. Visiblement, il n’aimait pas ce qu’il voyait.
Jason Kenney peinait à esquisser le demi-sourire de téflon du politicien. Il bouillait intérieurement.
Devant lui, une douzaine de drapeaux jaune et bleu du Khalistan fendaient le rassemblement en direction de l’estrade, portés par des gaillards qui combattaient le chaud soleil de ce début de mai en t-shirt noir. L’homme au micro, qui haranguait la foule en pendjabi, augmentait la cadence et radicalisait le ton. Il parlait de génocide, d’affrontements et de l’indépendance du Khalistan — pays qu’une faction de nationalistes sikhs aimerait créer à l’intérieur de l’Inde, dans le Pendjab.
C’en était trop. Jason Kenney, qui avait appris de nombreux mots en pendjabi depuis qu’il était devenu ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté, en 2008, s'est levé en plein discours, a traversé la scène et est sorti sous le regard médusé des trois députés conservateurs de la région, encore assis sur la scène, qui hésitaient à suivre ce poids lourd du gouvernement Harper, devenu majoritaire lors des élections précédentes, en 2011.
Au bas des marches, Jason Kenney a remis ses souliers en vitesse et a porté la main droite à sa tête, avec l’envie de retirer le bandana orange que tout visiteur doit obligatoirement porter sur les lieux du Rexdale Sikh Spiritual Centre — y compris les journalistes. Il a pris une grande respiration et s'est retenu de le faire. Un organisateur sikh s’est approché, l’air contrit.
Jason Kenney l'a apostrophé sans ménagement. Vous tentez d’exploiter ma présence ici!
, a lancé le ministre, le regard planté dans celui de son interlocuteur au turban blanc. Ce n’est pas une façon civilisée d’agir. Je vous avais prévenu et vous l’avez fait quand même. Je sais que vous voulez recevoir le premier ministre ici l’an prochain. Oubliez ça! Il ne viendra pas.
Le ministre a commencé à se frayer un chemin vers la sortie, l’organisateur sikh sur les talons, qui se confondait en excuses. Il n'aura jamais pu remettre en cadeau à M. Kenney le costume traditionnel coloré qu’il lui avait réservé.
L’adjoint du ministre a appelé le chauffeur en catastrophe pour qu’il avance la voiture à l’entrée des lieux, bondée. Devant l’ampleur de la fête, la Ville de Brampton, au nord-ouest de Toronto, avait fermé les rues de son parc industriel en ce dimanche après-midi, et la police dirigeait la circulation.
Tout avait pourtant bien commencé, 25 minutes plus tôt. La célébration battait son plein. Les gens chantaient et dansaient dans tous les coins au son d’une musique traditionnelle indienne. Des centaines d’enfants s’amusaient dans les jeux gonflables installés en bordure du boulevard à quatre voies. Les odeurs d’épices et de poulet rôti des barbecues géants chatouillaient les narines.
Jason Kenney était monté sur scène avec les compliments réservés à un invité d’honneur. Le ministre avait vanté les réalisations de son gouvernement, notamment la création, au sein du ministère des Affaires étrangères, du Bureau des libertés religieuses, qui assure la promotion et la défense de toutes les confessions. Il avait souligné que la Vaisakhi est maintenant une tradition canadienne, puisqu’on la célèbre chaque année sur la colline du Parlement, à Ottawa. C’est après son discours, une fois qu’il était assis sur scène, que les drapeaux du Khalistan étaient apparus…
À l’entrée des lieux congestionnés, de longues minutes se sont écoulées avant que le chauffeur du ministre puisse s’approcher avec le Je suis désolé
, a-t-il dit en français.
Il a finalement retiré son bandana et m’a expliqué que les nationalistes sikhs mènent maintenant leur combat au Canada. Ils espèrent convaincre les Canadiens de confession sikhe, dont la majorité vit en banlieue de Toronto et de Vancouver, de faire pression sur leur famille restée en Inde, mais également sur le gouvernement canadien, pour que celui-ci appuie leurs revendications. Ils veulent qu’Ottawa reconnaisse un génocide dont les sikhs auraient été victimes en 1984, en Inde.
En 2012, il y avait environ 450 000 Canadiens sikhs. Ils sont maintenant 770 000 au pays, selon le plus récent recensement, soit la plus grande diaspora sikhe au monde. Tous ne sont pas militants pour la création du Khalistan, évidemment, mais plusieurs le sont.
C’était un discours extrémiste
, m'a alors dit Jason Kenney, dans sa voiture de fonction qui quittait la fête dans le parc industriel de Brampton. Je devais quitter la scène, sinon la communauté aurait pensé que je cautionne ce genre de manifestation. Certains groupes essaient parfois d’utiliser ma notoriété pour faire avancer leur cause. Je dois être sur mes gardes. Il ne faut pas les encourager à reproduire ici les tensions de leur pays.
Jason Kenney a ensuite jeté un coup d'œil par la vitre. La foule s’éloignait. Il a poussé un soupir. Bienvenue dans mon monde
, a-t-il lâché.
Il aurait dû dire bienvenue dans mes mondes
, tellement le cas des sikhs et du Khalistan n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Des tensions à gérer et à apaiser
Ce message aux différentes communautés culturelles, celui de ne pas reproduire dans leur pays d'accueil les tensions qui secouent leur pays d'origine, tous les ministres de l'Immigration et de la Sécurité publique du Canada, peu importe le parti au pouvoir, le martèlent sans arrêt d’un bout à l’autre du Canada.
Ils en parlent aux indépendantistes sikhs, aux dissidents chinois, aux opposants iraniens, aux dissidents russes, aux indépendantistes tamouls, et ainsi de suite. Ce ne sont pas les contentieux qui manquent sur la planète et qui se répercutent ici…
Parfois, c'est un coup d'éclat très public, comme celui de Jason Kenney à Brampton, en 2012, qui force la main du ministre et sa prise de position. Mais la plupart du temps, c'est une conversation discrète du ministre ou de son chef de cabinet avec le leader d'une communauté, en marge d'une cérémonie ou d'une prière dans un temple, une synagogue ou une mosquée, afin qu’un sage qui a l'oreille de sa communauté passe un message d'apaisement, de tolérance ou de patience. Les ministres utilisent également les journaux ou les sites d'informations en ligne ethniques pour passer leur message.
Les tensions sont plus présentes que jamais, notamment grâce aux réseaux sociaux, qui permettent plus facilement d’exporter un combat politique ou culturel, et de joindre les diasporas où qu’elles se trouvent.
Dans le cas de l’assassinat d’Hardeep Singh Nijjar, ce ne serait pas les frictions entre les communautés sikhe et hindoue au Canada qui seraient à l’origine de sa mort, mais carrément l’implication d’une puissance étrangère, l’Inde, et de ses services secrets, qui considèrent les militants pour l’indépendance du Pendjab comme des terroristes, en raison d’attentats commis dans le passé.
Le gouvernement indien et nationaliste hindou actuel a fait de la lutte au mouvement indépendantiste sikh partout dans le monde une arme politique, étant donné l’impopularité de ce mouvement ici
, expliquait mardi à Midi info (nouvelle fenêtre) le correspondant de RFI à New Delhi, Sébastien Farcis. La mort de quelqu’un qu’on présente comme un militant de la cause du Khalistan n’est pas de nature à faire pleurer grand monde ici.
Le gouvernement indien reproche depuis des années au gouvernement canadien, peu importe la couleur politique, de laisser trop de marge de manœuvre au mouvement sikh du Khalistan sur son sol.
La communauté sikhe en général est parmi les mieux organisées au Canada, et est très influente politiquement dans tous les partis canadiens, ce qui déplaît aux nationalistes hindous au pouvoir à New Delhi – le premier ministre Norendra Modi est en place depuis 2014.
N’empêche, participer à un assassinat ciblé, si l’information se confirme, est une marche de plus dans l’escalier de l’ingérence étrangère, tout comme l’était la découverte des postes de police secrets
de la Chine, le printemps dernier, avec l’ouverture des enquêtes de la (nouvelle fenêtre). GRC
La Chine est en haut de la liste des menaces, mais elle n’est pas le seul pays à surveiller. Il y a la Russie, l’Iran, la Turquie, l’Inde… Il y en a plusieurs qui intimident leurs ressortissants ici. Ça fait des années que les diasporas se plaignent d’être suivies, photographiées, menacées, harcelées par leur pays d’origine, pour faire taire les dissidents.
Or, si la Chine est identifiée comme un adversaire du Canada, ce n’est pas le cas de l’Inde qui, sans être un allié proche, est néanmoins perçue comme la pierre angulaire de la nouvelle politique indo-pacifique dévoilée par la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, il y a moins d’un an… Stratégie qu’il sera soudainement plus difficile de mettre en œuvre.
D'ailleurs, dans le cas de la ministre Joly, elle savait que les nuages s'accumulaient à l’horizon avec l’Inde. Elle n’a pas accompagné le premier ministre Trudeau au G20 à New Delhi, il y a quelques jours… Une situation exceptionnelle pour une ministre des Affaires étrangères dans le cadre d’une réunion aussi importante que le G20.
Mme Joly n’a donc pas assisté à la rencontre tendue entre Justin Trudeau et Narendra Modi, en marge du sommet. Les pourparlers pour un traité de libre-échange avec la plus grande démocratie du monde avaient été suspendus il y a quelques jours. La mission économique du Canada prévue à Mumbai a également été mise sur la glace… Bref, les vents forts approchaient. Il fallait se préparer. L’orage a maintenant éclaté.