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En matière de sécurité nationale, Ottawa accuse un retard de près de 20 ans
À l’heure où le Canada fait face à une série de menaces, dont l'ingérence étrangère, l’espionnage économique et les changements climatiques, de plus en plus de voix exhortent Ottawa à mettre à jour sa stratégie de sécurité nationale, inchangée depuis 2004.

Après les experts, c'est au tour des gens d'affaires d'appeler le gouvernement fédéral à réformer sa stratégie de sécurité nationale qui date de 2004.
Photo : Getty Images / iStock/MicroStockHub
La seule – et unique – politique canadienne de sécurité nationale a vu le jour il y a près de 20 ans, dans un monde bien différent de celui dans lequel on vit aujourd’hui.
En 2004, les attaques terroristes du 11 Septembre étaient encore fraîches dans les mémoires; les guerres en Afghanistan et en Irak faisaient encore rage; le réseau social Facebook venait tout juste d’être lancé. Dans ce document de 60 pages, on ne trouve pas les mots climat
, Chine
ou Russie
.
Depuis quelques années, de plus en plus de voix s’élèvent et les rapports s'enchaînent avec les mêmes conclusions : Ottawa doit moderniser sa stratégie de sécurité nationale, qui a pour objectif de décrire et d’examiner dans le détail la politique étrangère, les responsabilités internationales et les capacités de défense du pays.
En 2021, il y a eu le rapport du Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale (CIGI), qui a consulté près de 250 experts en sécurité, dont d’anciens hauts responsables; en 2022, le Groupe de travail sur la sécurité nationale de l’Université d’Ottawa publiait lui aussi un rapport codirigé par Vincent Rigby − qui jusqu’à récemment conseillait le premier ministre Justin Trudeau sur la sécurité nationale; et début septembre, c'était au tour du Conseil canadien des affaires de tirer la sonnette d’alarme.

Le Conseil canadien des affaires affirme que le gouvernement fédéral devrait faire davantage pour protéger les entreprises canadiennes de l'ingérence étrangère.
Photo : (Darryl Dyck/The Canadian Press)
Dans un rapport publié le 7 septembre, le groupe, qui compte parmi ses membres des chefs d’entreprises comme Microsoft, Bell, Google, Bombardier, Rio Tinto et Air Canada, exhorte le gouvernement fédéral à mettre la sécurité économique au cœur de sa politique de sécurité nationale.
L’ère des correctifs après coup est révolue
, dit le Conseil canadien des affaires dans son rapport, accusant Ottawa d’adopter un mode de gouvernance qui répond aux questions immédiates et urgentes sans planification à long terme suffisante
.
Parmi les défis les plus pressants auxquels sont confrontées les entreprises du pays, l’ingérence étrangère, l’espionnage industriel et le vol de propriété intellectuelle figurent en tête de liste.
Les entreprises canadiennes sont dans la ligne de mire d’acteurs soutenus par des États qui cherchent à promouvoir leurs intérêts d’une manière qui porte atteinte à la sécurité nationale et économique du Canada.
Le rapport cite notamment une campagne de désinformation étrangère présumée ciblant un projet canadien de terres rares en Saskatchewan, ainsi que des tentatives russes et iraniennes de diffamer le secteur énergétique.
Manque de transparence
Contacté par Radio-Canada, Trevor Neiman, vice-président et conseiller juridique du Conseil canadien des affaires, affirme que les ingérences étrangères auxquelles les entreprises font face ont le potentiel de déstabiliser l’économie du pays. Si ces menaces se concrétisent, cela peut directement mener à des pertes d’emplois et des entreprises en faillite
, a-t-il dit.
L’une des demandes les plus urgentes qu’il fait au gouvernement est de réformer la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, qui, elle, date de 1984.
En vertu de cette loi, le SCRS ne peut partager aucune information en dehors du gouvernement fédéral
, explique M. Neiman. Il ne peut pas partager des renseignements avec les entreprises, les municipalités ou les institutions académiques, [...] ce qui mine la confiance entre le secteur privé et le gouvernement.

L'ancien ministre de la Sécurité publique Marco Mendicino, à gauche, et le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), David Vigneault, à droite, lors de leur comparution sur l'ingérence chinoise à Ottawa, le 6 février 2023
Photo : (Spencer Colby/The Canadian Press)
En mai 2022, dans la foulée des allégations d’ingérence chinoise visant des députés lors des dernières élections fédérales, le gouvernement Trudeau a chargé le directeur du les organisations qui travaillent dans des domaines délicats soient conscientes des menaces économiques et de sécurité actuelles et émergentes
. Mais, selon le rapport du Conseil, le SCRSne dispose toujours pas des pouvoirs législatifs nécessaires
pour le faire.
En ce moment, le SCRS est en train de lutter contre les menaces avec un bras attaché derrière le dos. La loi qui le définit est encore coincée dans les années 1980
, déplore M. Neiman.
Le débat autour de l’ingérence étrangère est centré essentiellement autour de l’ingérence dans nos processus démocratiques, ce qui est juste, mais nous pensons que le débat doit s'élargir pour englober la sécurité économique du pays.
Le gouvernement muet sur sa stratégie
Appelé à réagir sur ce rapport, le bureau du ministre fédéral de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, assure que, depuis 2015, le gouvernement met tout en œuvre afin de protéger les intérêts économiques du Canada
.
Selon le porte-parole du ministre, Jean-Sébastien Comeau, les organismes canadiens chargés de l'application de la loi et de la sécurité nationale détectent, dissuadent et perturbent les menaces qui pèsent sur notre sécurité économique
. Étant donné que les menaces peuvent souvent provenir de l'extérieur des frontières canadiennes, le Canada collabore et coordonne ses efforts avec ses alliés du monde entier.
Notre gouvernement est toujours à la recherche de moyens pour renforcer nos mesures, notamment en améliorant les capacités d'échange d'informations entre les agences de renseignement et le secteur privé.
Le bureau du ministre LeBlanc n’a toutefois pas voulu expliquer pourquoi le gouvernement n’a toujours pas mis à jour sa stratégie de sécurité nationale.
Le ministre fédéral de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc.
Photo : La Presse canadienne / Justin Tang
À titre de comparaison, aux États-Unis, par exemple, une nouvelle stratégie de sécurité nationale est présentée avec chaque nouvelle administration présidentielle depuis les années 1980.
Au Canada, la négligence des questions de sécurité nationale, mais aussi de défense et des affaires étrangères, ce n'est pas l'affaire d'un seul gouvernement, c'est l'affaire de plusieurs gouvernements successifs
, affirme Thomas Juneau, professeur adjoint à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales à l'Université d'Ottawa.
Selon cet ancien analyste pour le ministère fédéral de la Défense, le fait de ne pas avoir une stratégie mise à jour envoie un signal négatif aussi bien à la population canadienne qu’aux alliés d’Ottawa.
Le Canada est très dépendant de ses alliés, surtout des États-Unis. En produisant une nouvelle stratégie de sécurité nationale, cela envoie un signal qu’on prend ces questions au sérieux.
Des politiques fragmentées
Pour le directeur général du ça prend une bonne dose de volonté politique pour mener ce travail-là
. Pour un gouvernement, rédiger une telle stratégie veut dire mettre sur papier sa vision du monde et les moyens envisagés pour faire face aux défis. [...] L’implémenter va coûter de l’argent et ne rapportera pas nécessairement des votes
, dit-il lors d’un entretien téléphonique avec Radio-Canada.

Le premier ministre canadien Justin Trudeau lors d'une visite à la base militaire d'Adazi, au nord-est de Riga, en Lettonie, en 2022 (Photo d'archives)
Photo : Getty Images / AFP / TOMS NORDE
Au lieu d’une stratégie de sécurité nationale au sens large du terme, le Canada a mis en place plusieurs politiques distinctes : une sur la défense, une autre sur les minéraux critiques, une troisième sur la cybersécurité, une quatrième sur la propriété intellectuelle.
Mais pour M. Shull, c’est là où réside le problème
. Tous ces enjeux sont intrinsèquement liés et c’est pour cela qu’il nous faut une stratégie nationale qui les englobe tous
, dit-il.
Dans son rapport de 2019, le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement va dans le même sens, concluant que l’absence d’une approche globale […] limite la capacité du Canada à agir sur l’ingérence étrangère
.
Le cas de la cybersécurité
Tout n’est pas complètement noir pour autant. Le Conseil canadien des affaires applaudit les efforts du gouvernement concernant la cybersécurité, affirmant qu’Ottawa fait un assez bon travail
dans ce domaine-là. Selon M. Neiman, les entreprises craignent beaucoup plus l’ingérence étrangère, comme l’espionnage ou le vol des données, beaucoup plus que les cyberattaques
.
Sami Khoury, le directeur du Centre canadien pour la cybersécurité, se dit quant à lui fier
du travail accompli par son organisme, créé en 2018 dans le cadre de la stratégie nationale sur la cybersécurité.
Dans un entretien avec Radio-Canada, il affirme que la réflexion sur la nécessité d’ajuster
cette stratégie-là est toujours en cours au sein du gouvernement, vu que le monde de la cybersécurité
a changé, notamment après la pandémie. Mais il assure que son centre, qui veille sur la cybersécurité des infrastructures essentielles au Canada, ne cesse de s’adapter
.
Pour lui, la transparence est la clé pour faire face aux menaces.
S’il faut alerter une entreprise contre une possible attaque visant son système [...] on va trouver une façon de la rejoindre [...] et on va trouver un moyen pour déclassifier l’information.
Entre-temps, les yeux restent rivés vers Ottawa. Lors du remaniement du Cabinet de Justin Trudeau en juillet dernier, le bureau du premier ministre a annoncé la création imminente d’un comité ministériel sur la sécurité nationale et le renseignement, à l’instar de ses alliés. Il s’agit de l’une des principales recommandations de plusieurs experts en sécurité nationale.
Un porte-parole du bureau du premier ministre a qualifié ce comité de forum permettant aux ministres de délibérer et d'aborder des questions urgentes pour la sécurité nationale et internationale
.
Selon M. Juneau, la forme que prendra ce comité déterminera quelle importance Ottawa accorde aux enjeux de sécurité nationale. Quand le cabinet prend le temps de se pencher sur un enjeu, cela démontre qu’il est important [...] parce qu’à Ottawa, ce qu’il y a de plus précieux c’est le temps.