1. Accueil
  2. Politique
  3. Emploi

Les travailleurs étrangers, un terreau propice à une forme contemporaine d’esclavage

Des travailleurs agricoles plantent des fraises dans un champ du Québec.

Tomoya Obokata, rapporteur spécial des Nations unies, estime que les programmes de travailleurs étrangers temporaires du Canada sont un terrain propice aux formes contemporaines d'esclavage.

Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes

Amélie Mouton

Les programmes de travailleurs étrangers temporaires du Canada sont un terrain propice aux formes contemporaines d'esclavage, met en garde Tomoya Obokata, le rapporteur spécial des Nations unies chargé d'enquêter sur cette situation.

Je suis profondément troublé par les récits d'exploitation et d'abus dont m'ont fait part des travailleurs migrants, a déclaré Tomoya Obokata à l'issue d'une visite qui l’a mené d’Ottawa à Vancouver, en passant par Moncton, Toronto et Montréal, du 23 août au 6 septembre.

Les régimes de permis de travail spécifiques aux employeurs, y compris certains programmes de travailleurs étrangers temporaires, rendent les travailleurs migrants vulnérables aux formes contemporaines d'esclavage, car ils ne peuvent pas dénoncer les abus subis sans craindre d'être expulsés
Une citation de Tomoya Obokata, rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d'esclavage.

M. Obokata recommande aux autorités canadiennes de régulariser le statut des travailleurs migrants étrangers et de mettre fin au système fermé des permis de travail. Le Canada doit permettre à tous les migrants un meilleur accès à la résidence permanente, afin d'éviter que les abus ne se reproduisent.

Une longue histoire d’abus

Le programme des travailleurs étrangers temporaires est conçu pour attirer des travailleurs de l'étranger afin de combler à court terme les lacunes du marché du travail, dans les cas où aucun Canadien ou résident permanent n'est disponible.

Voilà des années que ce programme, qui relève du gouvernement fédéral, est miné par des allégations d’abus.

Début février, une enquête de Radio-Canada révélait que des travailleurs mexicains étaient payés quatre fois moins (nouvelle fenêtre) que les Québécois par l’entreprise Bombardier Produits Récréatifs (BRP).

Pour contrer la pénurie de main-d'œuvre, BRP avait fait appel à plus de 160 employés de ses usines de Querétaro et de Ciudad Juárez, au Mexique, afin qu'ils viennent prêter main-forte à l'usine de Valcourt.

En mars, le ministre québécois du Travail, Jean Boulet, promettait de renforcer les actions de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) (nouvelle fenêtre) auprès de la main-d’œuvre étrangère, de ses représentants et de ses employeurs.

Jean Boulet en conférence de presse.

Au Québec, le programme des travailleurs étrangers temporaires est administré en partenariat avec la province. Au printemps dernier, Jean Boulet promettait de renforcer les actions auprès de la main-d'œuvre étrangère. (Photo d'archives)

Photo : CBC News / Sylvain Roy Roussel

Jean Boulet annonçait également que l'Escouade prévention auprès des travailleurs étrangers temporaires devenait permanente, et qu’une vingtaine d’agents étaient désormais mandatés pour sillonner le Québec et vérifier si les conditions de travail respectent les règles québécoises.

Côté fédéral, Randy Boissonnault, ministre de l'Emploi et du Développement de la main-d'œuvre, avait reconnu en août dernier que les barrières linguistiques, l'isolement social et physique ainsi que le manque de sensibilisation à leurs droits rendaient les travailleurs migrants vulnérables aux abus (nouvelle fenêtre).

Il assurait alors que le gouvernement fédéral avait renforcé la surveillance, avec plus de 2100 inspections menées entre avril 2022 et mars 2023, qui avaient permis de découvrir des infractions chez 117 employeurs.

Randy Boissonnault avait ajouté que son bureau avait lancé une ligne téléphonique pour les travailleurs et les défenseurs qui sont témoins d'actes répréhensibles, accessible en 200 langues.

Les déclarations du ministre coïncidaient avec la présentation d’un nouveau projet pilote de trois ans qui veut inciter les employeurs à suivre les règles de protection des travailleurs en leur facilitant l'embauche de travailleurs étrangers temporaires.

Randy Boissonnault en point de presse.

Randy Boissonnault est le ministre fédéral de l’Emploi, du Développement de la main-d'œuvre et des Langues officielles depuis le remaniement ministériel de cet été. (Photo d'archives)

Photo : La Presse canadienne / Nick Iwanyshyn

Le Canada doit en faire plus, selon l’expert

M. Obokata a reconnu les efforts du Canada pour encourager les entreprises canadiennes à protéger les droits de la personne.

Il a ainsi cité différentes mesures adoptées ces dernières années : la création du Bureau de l'ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises, la révision de la stratégie sur la conduite responsable des entreprises et du Code de conduite pour l'approvisionnement du Canada afin de réduire le risque de travail forcé et de travail des enfants, ou encore l'adoption d'une législation sur la transparence, qui exige des entreprises qu'elles rendent compte des mesures prises pour lutter contre le travail des enfants et le travail forcé dans les chaînes d'approvisionnement.

Mais tout en reconnaissant que les cadres nationaux du Canada visant à lutter contre les formes contemporaines d'esclavage ont été mis à jour ces dernières années, M. Obokata a appelé le Canada à accroître ses efforts pour lutter contre l’esclavage moderne.

Sheri Meyerhoffer.

Ancienne avocate, Sheri Meyerhoffer est la première ombudsman canadienne de la responsabilité des entreprises. (Photo d'archives)

Photo : Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises

Le rapporteur spécial appelle ainsi le gouvernement à proposer une législation obligeant les entreprises canadiennes à mettre en œuvre une diligence raisonnable en matière de droits de la personne et à étendre l'indépendance, les pouvoirs et le mandat de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises.

Il regrette aussi le manque de personnel formé aux droits de la personne ainsi que le peu de protections et de recours dont bénéficient les victimes.

Les victimes étrangères ne sont pas suffisamment soutenues pour rester au Canada et obtenir un permis de séjour permanent, alors qu'elles sont souvent contraintes de coopérer avec les forces de l'ordre pour conserver leur statut.
Une citation de Tomoya Obokata, rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d'esclavage.

Pour lui, les survivants devraient aussi être consultés lors de l'élaboration des politiques.

Un atelier de Dignidad Migrante Society.

Depuis plus de 15 ans, l'organisation Dignidad Migrante Society défend les droits de travailleurs étrangers temporaires.

Photo : Radio-Canada / William Burr

Un lien avec le passé colonial

Dans son rapport, le rapporteur spécial s’intéresse aussi à la situation d’autres communautés vulnérables à l'esclavage et à l'exploitation modernes : les peuples autochtones, les personnes handicapées, les personnes d'ascendance africaine, les personnes anciennement incarcérées et les personnes sans-abris.

Il établit des liens entre l'héritage colonial du Canada et l'impact disproportionné des formes contemporaines d'esclavage sur les peuples autochtones, y compris les Premières Nations, les Métis et les Inuit, qui ont signalé que les forces de l'ordre sont souvent insensibles à ces préoccupations.

Je suis extrêmement préoccupé par le nombre de femmes, de filles et de personnes bispirituelles autochtones qui disparaissent ou sont assassinées, souvent parce qu'elles ont été victimes de la traite à des fins de travail forcé ou d'exploitation sexuelle, a-t-il déclaré en précisant que ces personnes étaient ciblées par les trafiquants lorsqu'elles se déplaçaient à la recherche d'un emploi ou de services.

Amélie Mouton

À la une