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L’agence de sécurité Neptune dirigée par un homme à deux identités
La firme Neptune a touché des centaines de millions de dollars en contrats publics au pays, notamment pour surveiller des palais de justice et des postes de police. Enquête perce le mystère entourant l’identité du dirigeant de l’entreprise de sécurité.

Le grand patron de Neptune, Robert Butler, lors d’une visite d’« Enquête » avec une caméra cachée.
Photo : Radio-Canada

Début 2019, Henry Jenkins tente de se faire payer les quelques centaines de dollars que lui doit son ancien employeur : l’agence de sécurité privée Neptune.
Jenkins reçoit alors un appel inattendu d’un homme qui s’identifie comme étant Robert Butler. Il m'a dit : "J'appelle de Toronto." Il n’était pas content. Il était ulcéré. Il s'est mis à m’invectiver.
Mais qui est donc Robert Butler?
Je n'ai aucune idée. Je n'ai aucune idée de l'identité du monsieur. Son nom ne figure nulle part
, explique Jenkins, qui n’avait jamais été en contact avec lui auparavant.
En effet, le nom de Robert Butler n’apparaît ni dans les documents officiels de Neptune ni sur le site web de l’agence de sécurité.
Pourtant, au téléphone, l’homme se présente comme le propriétaire de Neptune
.
Il m'avait dit qu'il prendrait toutes les ressources financières de son entreprise pour me laver financièrement. Et ça pourrait durer 10 ans, s'il voulait.
Je ne suis pas dirigeant de Neptune
Enquête a contacté, à son tour, Robert Butler. Je ne suis pas dirigeant de Neptune. Je ne gère pas Neptune, soit directement ou indirectement
, dit-il au bout du fil.
L’homme d’affaires soutient plutôt qu'il travaille dans la division construction de l’entreprise. C’est une société qui est très grosse, très large
, poursuit-il.
Pourtant, en 2019 et en 2020, M. Butler affirmait sous serment devant la Cour supérieure du Québec qu'il était… le PDG de Neptune.
Lors d’interrogatoires menés par sa propre avocate, il expliquait qu'il prenait toutes les décisions pour la société. Je m’occupe des affaires de la compagnie dans différentes parties du monde
, disait-il au juge.
M. Butler, qui dit être originaire de Belgique, parle parfaitement français. Fait étonnant, il insiste pour témoigner en anglais devant les tribunaux du Québec. Et lorsque le juge peine à le comprendre, il fait alors lui-même l’interprète.
En cour, M. Butler affirme qu'il a mis sur pied de nombreuses entreprises et qu'il est chirurgien cardiaque.
Pour déterminer qui contrôle vraiment l'entreprise Neptune, Enquête s’est lancée sur la trace de ses dirigeants.
Nous nous sommes d’abord rendus au siège social de l’agence à Mississauga, en Ontario. Étonnamment, l’adresse donnée aux autorités est une boîte postale UPS, située dans un centre commercial, ce qui est illégal en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions. Pourtant, l'entreprise possède de réels bureaux en Ontario et au Québec.

Le siège social de l'entreprise Neptune Security Services inc. à Mississauga, en Ontario, lors du passage d’«Enquête» en décembre 2022
Photo : Radio-Canada / Gaétan Pouliot
On aime travailler dans l’ombre
Ce n'est pas le seul mystère qui entoure l'entreprise. Nous avons découvert que Robert Butler, celui qui se présente comme PDG de cette dernière devant les tribunaux, utilise une seconde identité. Il se nomme Badreddine Ahmadoun lorsqu’il dirige, entre autres, l’agence immobilière Land/Max, en Ontario.
Voici des extraits de nos rencontres, en caméra cachée, avec l’homme d’affaires sous ses deux identités.

Badreddine Ahmadoun et Robert Butler
Photo : Radio-Canada
C'est lui qui agit pour l'entreprise. Il ne peut pas en même temps être une autre personne dans le cadre d'autres fonctions. [...] Vous présenter comme une autre personne ou sous deux identités, c’est une fraude
, explique Martine Valois, avocate et professeure de droit à l’Université de Montréal.
C'est évidemment passible d'une condamnation criminelle. Je trouve ça très inquiétant. Très inquiétant, vu la nature des services qui sont rendus.
Au téléphone, Robert Butler avoue à Enquête qu'il a, autrefois, eu le nom de Badreddine Ahmadoun.
Le nom avec lequel je travaille, c'est Robert Butler. J'ai des documents qui ont été changés comme ça
, explique-t-il, refusant cependant catégoriquement de fournir des preuves.
Mais quel est son vrai nom?
Ce n’est pas votre problème, c’est lequel le vrai et le pas vrai. Je peux choisir n'importe quel nom.
Enquête a documenté cette double identité lors de deux rencontres distinctes qui se sont tenues à Mississauga, en Ontario. Un collaborateur de Radio-Canada s’est fait passer pour un client potentiel de l’agence de sécurité Neptune, puis une autre équipe s’est rendue à l’agence immobilière Land/Max.

Carte professionnelle de Badreddine Ahmadoun, qui fait aussi affaire sous le nom de Robert Butler.
Photo : Radio-Canada
Pour convaincre un collaborateur d’Enquête du sérieux de l'entreprise Neptune, en février dernier, Butler s'est vanté des nombreux contrats publics qu’il a décrochés et des nombreuses autorisations détenues par la société.
Il a ouvertement dit vouloir devenir l’agence de sécurité numéro un au Canada.
Nous sommes partout au Canada, même si nous ne travaillons que pour les gouvernements.
Robert Butler dévoile alors qu'il travaille aussi pour la Défense nationale et qu'il a les autorisations top secrètes
du gouvernement fédéral.
Nous avons les permis pour des armes à feu et pour le transfert de détenus
, dit-il, indiquant au collaborateur de Radio-Canada qu'il aime travailler dans l’ombre
.
Plusieurs sources qui ont été proches des opérations de l’agence de sécurité décrivent M. Butler comme le véritable dirigeant de l'entreprise.
Il se nommait toutes sortes de choses : le président, le propriétaire, le chef des opérations, mais son nom n’apparaissait nulle part. Il ne voulait pas signer de contrat
, explique un ancien employé de Neptune à Enquête sous le sceau de la confidentialité. Cette personne précise que M. Bulter est pourtant très impliqué dans les opérations de l’entreprise : Il fait tout, tout, tout. Il a la main sur tout.
Lors d’un récent appel d’Enquête aux bureaux de l’agence à Québec, un employé a d’ailleurs dit que Robert Butler était le grand boss
.
Une tonne de contrats et de problèmes
Neptune Security Services inc. est une entreprise qui semble florissante dans le monde de la sécurité privée. Elle emploie aujourd’hui des milliers d’agents.
En 10 ans, l’agence a décroché des centaines de contrats publics un peu partout au pays, notamment auprès de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et de la Sûreté du Québec. Elle est aussi responsable du gardiennage de nombreux palais de justice au Québec.
Uniquement au Québec, la valeur des contrats décrochés dépasse les 200 millions de dollars.
Neptune est aussi active dans le domaine de la construction. L'entreprise a notamment des contrats avec le ministère des Transports de l’Ontario pour la réfection de routes.
Neptune accumule cependant des problèmes auprès de ses clients et de ses employés.
[Robert Butler] a son livre de lois à lui. Il se pensait au-dessus de toutes les lois, que ce soit pour des relevés d’emploi, que ce soit pour les normes du travail ou quoi que ce soit. Il s’en foutait!
lance l’ancien employé de Neptune sous le sceau de la confidentialité.
Au cours des dernières années, l’agence de sécurité a perdu plusieurs contrats en raison de manquements à ses obligations.
En 2016 par exemple, Neptune a perdu un contrat à Verdun pour avoir fait de la surfacturation. Après coup, on se pose des questions. Comment ça se fait qu'on ait donné des contrats à une entreprise comme ça? Est-ce qu'on aurait dû être plus vigilants?
se questionne l’ancien maire de Verdun Jean-François Parenteau.
Mais il était le plus bas soumissionnaire, il avait son accréditation, il était conforme. Alors, on est obligés [de lui attribuer le contrat]
, explique-t-il.
Récemment, Radio-Canada a révélé que Neptune avait perdu un important contrat (nouvelle fenêtre) à Laval avec l’Agence des services frontaliers pour avoir mis en péril la sécurité d’un centre de détention de migrants.
Site Internet de l’agence de sécurité privée Neptune.
Photo : Neptune services de sécurité
Sous le nez des autorités
La sécurité privée est une industrie sensible et encadrée. Au début des années 2010, le gouvernement du Québec a entrepris d’y faire le ménage. Pour offrir des services de gardiennage dans la province, une entreprise privée doit obtenir un permis du Bureau de la sécurité privée (BSP).
C'est un privilège d'avoir un permis, ce n’est pas un droit absolu
, explique Claude Paul-Hus, directeur général du BSP, un organisme qui a pour mission la protection du public dans ce domaine.
On va faire des vérifications d'antécédents. On va regarder les mœurs des gens qui jouent des rôles centraux dans l'entreprise. On a un lien permanent avec la Sûreté du Québec
, dit-il.
Neptune a pourtant son permis du BSP depuis 10 ans.
Au fil des ans, l'entreprise a aussi fait l’objet de vérifications par l’Autorité des marchés financiers, l’Unité permanente anticorruption (UPAC) et le gouvernement fédéral.
À la suite de la commission Charbonneau, le gouvernement québécois a aussi voulu renforcer la surveillance des contrats publics en créant l’Autorité des marchés publics (AMP).
L'Autorité des marchés publics a le pouvoir d'examiner non seulement la structure corporative de l'entreprise qui veut obtenir des contrats publics, mais toutes les entreprises et les personnes liées à cette entreprise-là
, explique Me Valois, professeure de droit à l’Université de Montréal.
Enquête a découvert que l’univers commercial du duo Butler-Ahmadoun est vaste :
- sécurité
- immobilier
- construction
- transport
- import-export
- ingénierie
- santé
Robert Butler semble avoir dirigé une multitude d’entreprises au fil des ans.
L’homme d’affaires a aussi fait l’objet de plusieurs poursuites civiles sous le nom de Badreddine Ahmadoun.
Si M. Butler, qui a aussi une double identité, est derrière l'entreprise Neptune Services – alors qu'il n'est nulle part dans le registre des entreprises, qu'il n'est ni administrateur ni actionnaire –, alors, c'est là où on peut tromper l'Autorité des marchés publics
, croit Me Valois.

Photo de Hanane Outair publiée dans un magazine en juillet 2011. C’est la seule photo d’elle trouvée par «Enquête».
Photo : Real Estate Magazine (REM)
La propriétaire fantôme
Je n’ai pas d’intérêts de près ou de loin dans Neptune
, insiste Robert Butler pendant un entretien téléphonique avec Enquête.
Sur papier, c’est une certaine Hanane Outair qui est l’unique propriétaire et seule administratrice de Neptune.
Lors d’un témoignage sous serment, Butler disait lui rendre des comptes, à titre de PDG, une ou deux fois par année, la plupart du temps à l’étranger.
Or, Enquête a découvert que Mme Outair a une résidence dans la région de Toronto, située assez près des bureaux de Neptune. Lors de notre visite, on nous a répondu qu'elle était absente.
Selon des sources confidentielles, Robert Butler imite sa signature dans des documents officiels de Neptune. Je n'ai jamais signé avec Hanane Outair
, conteste-t-il, avouant par ailleurs que Mme Outair est son ex-conjointe.
Vous êtes en train de parler à propos de ma vie personnelle
, dit-il, indigné, en nous interdisant de la contacter.
Mme Outair a refusé de répondre à nos questions.
Des sociétés à numéro
Enquête a parlé à bon nombre d’agents de sécurité qui ont travaillé pour Neptune. Ceux-ci sont mécontents. Chèques sans provision, erreurs dans les payes et dans les relevés d’impôts : la liste des récriminations est longue.
L’agent de sécurité Henry Jenkins est l'un de ceux-là. Ce que j'ai trouvé de très spécial de la part de Neptune, c’est qu’on me payait à l'aide d'une compagnie à numéro, dit-il. Une compagnie qui paie avec une compagnie à numéro. Mais qu'est-ce qu'elle a à cacher?
Moi, j'appelle ça un subterfuge.
En 2018, M. Jenkins a notamment reçu des chèques d’une société à numéro qui ne détenait pas de permis du Bureau de la sécurité privée, ce qui est illégal.

Le siège social de 9191950 Canada inc., une entreprise qui a été utilisée par Neptune pour payer des employés, est une boîte postale UPS, à Mississauga, en Ontario.
Photo : Radio-Canada / Gaétan Pouliot
C'est l'agence qui doit payer. Elle ne peut pas utiliser une autre compagnie pour payer. Ça ne respecte pas l'esprit de la loi. Parce que ces gens-là, ils sont au service de qui?
, soulève le directeur général du Bureau de la sécurité privée, Claude Paul-Hus.
Depuis le début de ses activités au Québec, Neptune a utilisé cinq sociétés à numéro pour payer ses employés, a constaté Enquête. Celles-ci se trouvent à Mississauga, en Ontario, et leurs sièges sociaux sont tous des boîtes postales UPS.
Si les autorités découvrent que Neptune a fait de fausses déclarations ou ne respecte pas les critères d’intégrité requis par le gouvernement, l’agence de sécurité pourrait perdre le droit de décrocher et d’exécuter des contrats publics.
Enquête a d’ailleurs appris que l’Autorité des marchés publics (AMP) mène une enquête sur cette entreprise. Par courriel, l’AMP confirme que ses vérifications menées auprès de Neptune Security sont terminées. [...] Une décision sera rendue incessamment
, écrit-on.
Le reportage de Gaétan Pouliot et Laurence Mathieu-Léger est diffusé à Enquête (nouvelle fenêtre) le jeudi à 21 h sur ICI Télé. Il est aussi offert en rattrapage sur ICI Tou.tv (nouvelle fenêtre).