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Derrière un million de poulets euthanasiés, un modèle agricole qui bat de l'aile
Un million de poulets euthanasiés en pure perte jettent un éclairage cru sur la fragilité de la production de volailles au Québec. Des voix appellent à l’émergence d’un modèle alternatif plus humain et davantage axé vers le bien-être animal.

Les productions agricoles rassemblent des milliers de poulets dans un même bâtiment. Ils grossissent pendant quelques semaines avant d'aller à l'abattoir. Au-delà d'un certain poids, les animaux peuvent développer des nécroses, par manque de mouvement.
Photo : AFP via GETTY / FRED TANNEAU
Sur sa ferme de Sainte-Lucie, dans les Laurentides, Dominic Lamontagne répète chaque matin le même rituel.
D’abord, du foin pour ses deux chèvres, histoire de les faire patienter un peu avant la traite.

Les chèvres fournissent un lait dont le surplus est souvent servi à la volaille «qui en raffole», jure l'artisan fermier et auteur Dominic Lamontagne.
Photo : Radio-Canada / Gracieuseté de Dominic Lamontagne
Ensuite, visite à la soixantaine de coquelets qui paissent dans le pré.
Ils sont à l’intérieur de deux cages mobiles que je déplace deux fois par jour dans le pâturage pour donner accès à une nouvelle parcelle d'herbe fraîche aux oiseaux
, explique le fermier artisan.

Les poules et les poussins paissent à même le pâturage.
Photo : Gracieuseté de Dominic Lamontagne
Puis vient le tour de la cinquantaine de poules, rassemblées dans un grand enclos mobile de 156 mètres carrés que Dominic Lamontagne déplace une fois semaine, pour offrir de la verdure nouvelle aux picoreuses.
Ici, dans ce que l'éleveur appelle sa ferme impossible
, les bêtes vivent au grand air et la production rappelle un temps d’autrefois, à des années-lumière de l’élevage intensif que des décennies de politiques agricoles ont érigé en modèle au Québec.
Le modèle québécois
La ferme de volailles québécoise typique offre environ 250 000 poulets chaque année au marché. Ces animaux arrivent chez le producteur à peine nés, grossissent pendant quelques semaines, quatre ou six tout au plus, puis prennent le chemin de l’abattoir.
Annuellement, quelque 168 millions de poulets sont ainsi produits au Québec pour garnir les rayons d’épicerie ou le menu des restaurateurs.

En moyenne, une ferme avicole, au Québec, produit près de 40 000 poulets à la fois, dans un cycle de quelques semaines qui se répète tout au long de l'année.
Photo : Radio-Canada / Pascal Poinlane
Olymel et Exceldor se partagent l’abattage de 96 % d’entre eux, soit près de 3 millions de poulets déplumés, tués et charcutés chaque semaine.
Le problème qu’on a actuellement, c’est qu’Olymel et Exceldor ont 96 % des quotas d’abattage qui sont liés à leur usine en vertu du régime de la gestion de l’offre. Donc tous les éleveurs de volailles doivent obligatoirement livrer 96 % de leur production à ces deux joueurs-là.
Ce duopole forme un rouage essentiel et efficace dans la ligne de production de la volaille au Québec. Le moindre grain de sable dans l’engrenage fait cependant dérailler toute la chaîne, comme l’illustre, depuis un mois, le conflit de travail qui paralyse l’abattoir Exceldor de Saint-Anselme (nouvelle fenêtre).

Les 600 employés de l'usine comptent rester en grève tant que la nouvelle convention collective n'aura pas été signée.
Photo : Radio-Canada
Quand l'une de ces entreprises-là est perturbée, ça a des impacts énormes
, déplore Marie-Josée Renaud, coordonnatrice générale à l’Union paysanne.
On a quatre grosses usines au Québec
, renchérit Pier-Luc Leblanc, président des éleveurs de volailles du Québec, qui représente 750 producteurs. Par le passé, il y avait d’autres abattoirs qui pouvaient absorber le choc d’une perturbation. Ces petits abattoirs-là ont disparu. Ça prend de nouveaux joueurs pour avoir plus de flexibilité et ne plus jamais revivre ce qu’on vit présentement.
Les deux mastodontes que sont Olymel et Exceldor fonctionnent à plein régime en temps normal, mais tournent à vide dès qu’un maillon de la chaîne de production se casse.
Il y a des contrats d'approvisionnement, en ce moment, qui obligent les producteurs de volailles à fournir Exceldor et Olymel. Exceldor et Olymel ont aussi des engagements envers les distributeurs, les vendeurs, les épiceries, etc. Il faut qu'ils fournissent pour assurer la chaîne d'approvisionnement
, explique Marie-Josée Renaud. Donc la chaîne, elle roule [...] C'est un gros système industriel et la gestion de l'offre, elle empêche de fragmenter ça.
Marie-Josée Renaud, coordonnatrice pour l'Union paysanne
Photo : Radio-Canada / Sébastien Tanguay
Le régime de gestion de l’offre, qui contrôle la production pour assurer un juste prix aux producteurs et éviter le gaspillage, a plutôt l’effet inverse en temps de crise : pour respecter les quotas alloués, il faut jeter.
Une poule n’arrête pas de pondre ni une vache de donner du lait parce que l’appétit du marché se tarit. Les fermes n’ont d’autre choix que de donner ce qu’elles peuvent à des organismes d'aide alimentaire avant de jeter tout le reste.
L’arrivée de la COVID-19 l’a illustré il y a un an, en réduisant considérablement la demande. Résultat : des centaines de milliers de litres de lait ont trouvé le chemin des égouts (nouvelle fenêtre). Idem pour les œufs, envoyés par millions à la poubelle (nouvelle fenêtre) en raison de la fermeture des restaurants.

La fermeture des salles à manger des restaurants du Québec a entraîné des pertes significatives pour les producteurs d'oeufs.
Photo : Radio-Canada / Laurie Gobeil
Les pertes sont énormes, parce que les fermes le sont tout autant.
Un choix politique
Les politiques agricoles financent l'industrialisation et la spécialisation des entreprises depuis des décennies
, explique Marie-Josée Renaud, de l’Union paysanne. Une entreprise agricole, en ce moment, va faire seulement du porc, du poulet ou des fruits et des légumes, à très grand volume.
L’Union paysanne n’est plus seule à critiquer ce modèle agricole (nouvelle fenêtre), qui gagne en performance ce qu’il perd en résilience.
On a perdu 70 % de nos fermes depuis les années 1960
, déplore l’élue de Québec solidaire Émilise Lessard-Therrien.
Émilise Lessard-Therrien, députée solidaire de Rouyn-Noranda-Témiscamingue
Photo : Radio-Canada / Angie Landry
On a assisté à la disparition tranquille de nos petites fermes familiales et à l’essor accéléré de l’agriculture industrielle, qui produit sur de grandes surfaces, en très grandes quantités
, ajoute-t-elle. On a perdu la moitié de nos abattoirs de petite taille dans les vingt dernières années. Ils sont malheureusement remplacés par des installations industrielles de plus en plus grosses et de plus en plus éloignées des régions.
Et si c’était notre modèle agricole, le problème?
Légaliser l'artisanat agricole
Dominic Lamontagne, lui, peaufine son exploitation à l’ombre de ce grand complexe industriel, bien niché dans l’écrin à échelle humaine de Sainte-Lucie, un village de moins de 1200 âmes dont le slogan, riche de nature
, invite au retour à la terre.
On a affaire avec un système que moi j'appelle de soins intensifs, c'est-à-dire qui met en jeu une grande variété d'éléments qui doivent être parfaitement synchronisés ensemble pour que ça fonctionne
, constate-t-il. Le but étant d'offrir aux consommateurs le poulet le plus abordable possible.

Dominic Lamontagne et quelques-unes de ses volailles
Photo : Gracieuseté de Dominic Lamontagne
On l'a vu au début de la pandémie : quand un maillon de la chaîne est brisé là-dedans, tout s'arrête, tout s'écroule et on a à euthanasier parce qu'il y a des lignes d'attente devant les abattoirs. Il faut que ça rentre d'un bord et que ça sorte de l'autre. C'est ça les perversions qui, selon moi, sont associées à une exploitation productiviste.
Ancien restaurateur montréalais, Dominic Lamontagne est parti, il y a plusieurs années, en quête de genèse
. Il a quitté la métropole pour Sainte-Lucie afin de renouer avec ce qu'il appelle la source des choses.

Les poussins grandissent à l'air libre et se nourrissent d'herbe fraîche.
Photo : Gracieuseté de Dominic Lamontagne
Mon rêve, c'était et c'est encore d'organiser de grandes tables champêtres, des grands repas gastronomiques d'une dizaine de services qui mettent en valeur des alcools québécois, des produits québécois, des légumes québécois, mais aussi des viandes qui ont été élevées et abattues ici
, précise-t-il.
Son rêve, pour l’instant, est inaccessible, parce qu'illégal aux yeux de la loi québécoise.
Le bât blesse à la mise en marché. Si la municipalité le permet, on peut élever de la volaille, élever des animaux et leMAPAQ n'a pas de problème à ce qu'on abatte les animaux pour notre propre consommation.
Dès lors qu'une ferme artisanale propose ses produits à la vente, ça devient beaucoup plus compliqué
en raison de la réglementation sévère du MAPAQ.
Je me suis rendu compte en arrivant ici que pour être capable de mettre mes produits en marché, j'en avais pour des centaines de milliers, voire des millions de dollars, rien que pour me mettre aux normes
, se rappelle Dominic Lamontagne,
Un changement à l'horizon
Les mentalités et les sensibilités évoluent. Après des années de militantisme, Dominic Lamontagne voit poindre un horizon où l’éleveur artisanal retrouvera une place dans les assiettes québécoises.
Le projet de loi 99 (nouvelle fenêtre) déposé par le ministre de l’Agriculture André Lamontagne a reçu l’appui unanime de l’Assemblée nationale le 10 juin. Il accorde au ministre, notamment, le pouvoir de mettre en place des projets pilotes favorisant l’innovation alimentaire et abroge la loi visant la régularisation et le développement d’abattoirs de proximité.
André Lamontagne, député caquiste de Johnson et ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, à l’Assemblée nationale, à Québec, en juin 2019.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Le fonctionnement de la chaîne bioalimentaire doit correspondre à nos valeurs
, indique le cabinet du ministre à Radio-Canada.
C'est littéralement une opportunité d'avoir une agriculture entrepreneuriale qui redeviendrait accessible, au lieu d'un grand système d'endettement et d'abonnement à des agences de mise en marché
, dit Dominic Lamontagne.
À son avis, ce renouveau agricole attirerait la jeunesse et revitaliserait les régions.
La relève, qui a vu ses parents se casser les dents et la santé sur une agriculture productiviste qui leur donne 3 $ le poulet, 79 cennes le litre de lait et des peanuts pour des œufs, a beaucoup d’intérêt à développer une agriculture plus humaine.
Pour lui, l'émergence d'une myriade de petits acteurs dans l’univers agricole renforcerait l’autonomie alimentaire du Québec, en créant un filet plus à même d’amortir les chocs. Cela reconstruit aussi la relation, mise à mal par l'industrie agroalimentaire, entre le producteur et sa communauté.
En ce moment, on ne peut pas goûter au lait de la vache qu'on va voir paître. Ce lait-là va être mélangé dans une citerne, il va aller chez un transformateur et il va être ''dispatché'' à droite et à gauche
, explique-t-il. On ne pourra jamais goûter au lait de cette vache-là parce qu'on n'a pas le droit de se rendre chez le producteur et de lui dire : ''J'peux-tu vous prendre deux litres de lait entier cru avec la crème qui flotte ''on the top''. C'est illégal, ça, au Québec
.
En attendant le changement espéré, les poulets continuent de mourir en vain, sacrifiés à l’autel d’un conflit de travail qui paralyse le plus important abattoir du Québec.
Depuis un mois, plus d'un million de poulets ont dû être gazés à même les poulaillers.
Photo : Radio-Canada / Sébastien Tanguay
L’épisode, qui dure depuis 28 jours, pourrait allumer plusieurs grèves du genre à l’avenir.
Pour le moment, il noircit encore davantage la réputation d’un pays, le Canada, déjà en tête de peloton du gaspillage alimentaire en Amérique du Nord. (nouvelle fenêtre)
Avec la collaboration de David Rémillard