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Le système de gestion « Lean » à l’origine de l’omerta en santé?

Légende
Pour certains, la loi du silence dans la milieu de la santé date de l'implantation d'un système de gestion de type «Lean».PHOTO : iStock
Publié le 8 mai 2020

Plus tôt cette semaine, nous avons abordé la question d'une loi du silence qui règne dans le système de la santé. La ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, a également pris la parole pour dire qu'il n'y avait plus d'omerta dans le système de santé. Qu'en est-il réellement? Et d'où vient cette culture du silence?

Pour Marjolaine Goudreau, présidente du RECIFS, un regroupement de personnes qui exercent la profession d’intervenantes sociales au Québec, et signataire d’une lettre ouverte dénonçant l’omerta toujours présente dans le système de la santé, cette loi du silence concorde avec l'implantation d'un système de gestion de type Lean dans le réseau de la santé.

Le devoir de loyauté, c'est ce qui est utilisé dans l'exercice de dénonciation qu'on appelle maintenant l'omerta. Mais les employés du réseau ont toujours ce devoir de loyauté là qui, à notre avis, a l'élastique pas mal étiré, croit-elle.

Elle croit effectivement que les gestionnaires du réseau de la santé utilisent, depuis bien avant la crise, ce devoir de loyauté pour faire garder le silence à ses employés. Je vais me permettre de vous le situer dans la logique qui s'est installée dans le réseau de la santé et des services sociaux, qui est ce qu'on appelle le Lean Management, que plusieurs appelaient le toyotisme en santé. Il faut comprendre qu'avant la pandémie, il existait déjà, à partir de 1990, une logique comptable qui s'est installée dans le réseau, avance-t-elle.

« On se rappellera qu'il y a eu des fermetures de lits en milieu hospitalier, qu'il y a eu des nombres d'heures-soins qui ont été changés dans les CHSLD - d'où les impacts de maintenant - et la logique administrative industrielle était de fermer des lits parce que ce n'est pas payant d'hospitaliser des gens qui ont une dépression ou des problèmes psychiatriques, c'est plus payant, dans le réseau, d'avoir des chirurgies, par exemple. C'est ce qu'on appelle, nous, dans le milieu, le paiement à l'acte, qui s'est installé. »

— Une citation de  Marjolaine Goudreau, présidente du RECIFS

Mme Goudreau raconte qu'en 2000, les firmes privées ont également fait leur entrée dans le réseau de la santé. Ils ont commencé à employer des firmes privées, dont Mme McCann. À l'époque, elle était directrice au CSSS de l'Ouest de l'île de Montréal, qui a été dans les premières à engager une firme privée pour installer le Lean Management dans son propre établissement. Et là, on est dans les années 2000, raconte-t-elle.

Il y a eu des travailleurs qui ont mené des luttes qui ont porté fruit au niveau jurisprudentiel, donc on a déjà un arbitre du travail, en 2016, qui a tranché un grief en la faveur des travailleurs, disant que la façon de nous faire travailler actuellement provoque deux choses : de la détresse psychologique et le non-respect de certains articles de nos codes de déontologie pour ceux qui font partie de leur ordre professionnel. Là, on est toujours en 2016.

La pandémie actuelle n'a en rien aidé les choses, selon elle. Qu'est-ce qui arrive actuellement? On arrive en pandémie avec un réseau qui est déjà lourdement affecté, avec un taux d'absentéisme d'employés, que ce soit pour toutes sortes de raisons, maladie, grossesse ou autre. On arrive dans un contexte budgétaire où on ne remplace pas les gens qui quittent. La lourdeur administrative de ces fusions-là du Dr Barrette - on est partis il y a trois ans de CLSC qui avaient 300, 500 employés à des structures à 2800, 5000 employés - on a une pyramide inversée. On a des gestionnaires avec une hiérarchie beaucoup plus lourde, avec des employés à la base, souligne Mme Goudreau.

« De différentes façons, les employés s'adressent à leur gestionnaire pour protester, pour dire que ça ne fonctionne pas cette logique managériale là, ils vont dans les conseils d'administration, ils parlent à leur gestionnaire et rien n'y fait. Tout reste en vase clos. Actuellement, les gens, avec les années, ont compris quelque chose, c'est qu'ils sont toujours en situation d'échec quand ils dénoncent. Ils en sont rendus à dire qu'eux-mêmes sont en danger et les services à la population sont en danger. »

— Une citation de  Marjolaine Goudreau, présidente du RECIFS

Pour Marjolaine Goudreau, il est clair qu'une omerta s'est installée dans le réseau de la santé depuis plusieurs années. Si tu parles ouvertement pour que tout le monde comprenne ce qui se passe, tu te fais identifier et tu te fais dire que tu provoques toi-même un mauvais climat de travail dans l'équipe, que tu es négative et que ton négativisme provoque une ambiance de travail pas très intéressante. Si tu persistes dans la même ligne, là tu te fais rencontrer directement, personnellement, par ton employeur et ton gestionnaire, qui te fait aussi des remontrances quand même assez sérieuses. C'est à géométrie variable, mais ces personnes-là servent d'exemple aux autres collègues, dit-elle.

La loi sur la protection des lanceurs d'alertes mise en place l'an dernier pourrait permettre à ces employés de s'exprimer sur la situation dans le réseau. Oui, on peut se rendre aux normes du travail. Ça prend quand même des employés qui vont dénoncer, ça prend des gens qui ont eu des représailles et des congédiements, pour faire affaire avec les normes du travail. Donc nous on voit présentement un entonnoir, les gens ont peur, les années de gestion Lean ont provoqué cette peur-là année après année. C'est un peu comme ce qui s'est passé avec #metoo. Les gens ont essayé de dénoncer, ça n'a pas marché, et il a fallu que les gens aillent sur la place publique dire : "Wow, ça va faire!" Je considère qu'actuellement on est dans la même situation. On a tenté d'alerter et de toute façon, ça ne marche pas, et là, les gens, il faut qu'ils crient, lance-t-elle.

Pour écouter l'entrevue complète, cliquez sur l'audiofil.

Yves Bolduc ne comprend pas le lien

Le Dr Yves Bolduc, ex-ministre de la Santé et ex-directeur général du CSSS de la Vallée-de-l'Or, était au gouvernement lorsque ces systèmes de gestion Lean ont été implantés. D'ailleurs, le premier projet qu'il y a eu, c'était à Val-d'Or lorsque j'étais directeur général. Si vous allez voir les reportages de l'époque, en 2007, c'était vraiment promu comme étant un bon succès. On avait amélioré la performance des blocs opératoires, on avait diminué la charge de travail, on avait diminué également tous les outils qu'on n'utilisait plus, on avait fait le ménage. En fin de compte, un système Lean, c'est simplement un système dans lequel on essaie d'avoir des processus qui sont très efficaces, qui est basé pour éviter la surcharge de travail des employés et dans lequel les employés sont consultés sur une base régulière. Ils peuvent s'exprimer de façon tout à fait ouverte, pour être capables de bien définir le problème, mesurer et on s'entend ensemble sur le fonctionnement, explique le Dr Bolduc à propos du système Lean, qui veut dit minceur.

Pour vous donner un exemple, les meilleures institutions au monde, comme le Cleveland Clinic, aux États-Unis, Kaiser Permanente, ce sont toutes des organisations qui font la promotion du Lean et l'utilisent de façon régulière. Il y a beaucoup d'endroits performants qui l'utilisent. En passant, la performance, ce n'est pas de travailleur plus fort, c'est de travailler mieux et de travailler en équipe. Juste pour vous dire, quand on a fait les évaluations des processus, il y avait 30 à 40 % de ce que les gens faisaient qui était inutile. Il y a beaucoup de temps perdu. Je vais vous donner un exemple : souvent, dans un bloc opératoire, on passe plus de temps à faire le ménage qu'à opérer. Donc comment on peut faire pour travailler avec les employés pour améliorer et diminuer les temps et être capables de faire plus de cas, explique-t-il.

« Je trouve ça bizarre que les gens commencent à mélanger "ne pas parler" et "c'est à cause du système Lean". C'est deux systèmes qui sont complètement différents, d'ailleurs le système Lean fait la promotion de travailler en équipe et ce sont les employés qui sont sur le terrain qui prennent des décisions de leur processus, parce que ce sont les gens qui connaissent ça le mieux. Je pense qu'on prend le système Lean et qu'on le met à toutes les sauces, mais la première chose qu'il faudrait peut-être leur demander : "Avez-vous déjà fait un projet?" La plupart des gens qui chialent après le système vont dire : "Non, je n'en ai jamais fait, mais on m'a dit que ce n'était pas bon". »

— Une citation de  Le Dr Yves Bolduc, ex-ministre de la Santé

Le Dr Bolduc affirme que lors de l'implantation du système à Val-d'Or, les employés ont été mis à contribution. On a pris des gens, on les a sortis de leur milieu, on les a fait s'asseoir ensemble et on leur a demandé quels sont vos problèmes. Ils ont défini leurs problèmes et on leur a demandé quelles sont vos solutions. On a appliqué les solutions. On en a parlé à toute l'équipe et on a mis le système en place. Pour ça, ils sont supportés par une équipe de gens qui connaissent le Lean. Moi, quand j'entends chialer contre le Lean, ce que je comprends, c'est que les gens ont fait des projets qu'ils ont peut-être appelés Lean, mais les gens ne connaissaient pas ça et n'étaient pas supportés. Ça prend des gens d'expérience pour nous aider à prendre des décisions et faire des bonnes choses. Un des principes du Lean, c'est aussi de mesurer ce qu'on fait et améliorer le service au client, dit-il.

Yves Bolduc a par la suite implanté le système Lean dans l'ensemble du réseau de la santé, lorsqu'il en était ministre. La majorité des endroits ont eu de très bons résultats et j'ai même encore des gens qui me rencontrent qui travaillent dans le réseau et qui me disent "par chance qu'on a fait ça", témoigne-t-il.

L'ex-ministre ne comprend pas le lien entre la loi du silence et le système de gestion. Dans le réseau de la santé, il y a 300 000 personnes. Les gens ont le droit de s'exprimer, mais il faut s'exprimer de façon correcte et il y a des structures dans lesquelles on peut s'exprimer. Entre autres, vous avez les syndicats qui peuvent négocier, il y a des personnes qui ont le droit d'utiliser le service de la plainte, vous avez également des lettres qui peuvent être écrites à des gens. Moi, je pense qu'il y a moyen de parler et je pense que si quelqu'un veut aller dans les médias, en autant que ce soit vrai, en autant que ça ne soit pas juste du chialage. Il faut apporter des faits, il faut expliquer pourquoi il y a des problèmes. Je pense que la première chose, avant de régler un problème, il faut d'abord bien le définir et il faut le nommer. Tous les gens vont nommer des problèmes et on va s'asseoir ensemble. Mais ces gens-là doivent vouloir s'asseoir ensemble aussi, estime-t-il.

Pour écouter l'entrevue complète avec Yves Bolduc, cliquez ici.