Tandis que les pressions américaines et de nouvelles règles en matière de libre-échange avec l'Europe menacent un système de gestion de l'offre vital pour les producteurs canadiens, la nécessité de consommer du lait est remise en question et celui-ci est moins présent dans nos habitudes de vie. Six spécialistes discutent avec Stéphane Bureau des derniers développements dans la production et la consommation de produits laitiers industriels et artisanaux au Canada.
Pour produire du lait au Canada, il faut être propriétaire de quotas. Chaque tête de bétail coûte près de 30 000 $ par année. Des tarifs élevés régissent également l’importation de produits du lait. C’est ce qui explique que la plupart des produits laitiers viennent d’ici.
Un système imparfait, mais essentiel
Selon Sylvain Charlebois, professeur à la Faculté en management et en agriculture à l’Université Dalhousie, à Halifax, ce système de gestion de l’offre est plein de défauts, mais il est devenu essentiel à la survie des producteurs. « La plus grande victime du système de gestion de l’offre, c’est l’innovation, dit-il. C’est une occasion manquée, à mon avis, avec le système actuel. On doit assumer le système qu’on a. »
Jean Morin, propriétaire de la Fromagerie du Presbytère, estime que le système de gestion de l’offre suit un modèle artisanal qui sied bien à son entreprise. L’affluence qu’elle génère bénéficie ensuite au village où elle se situe, Sainte-Élizabeth-de-Warwick. « C’est un agent de développement économique, indique-t-il. On a sauvé un magasin général, un poste à essence. Il y a encore de la vie. Ça rend le village dynamique. C’est très précieux, cette ruralité. »
Ricotta non grata
Il voit d’un mauvais œil l’attribution de quotas d’importation supplémentaires de fromages européens, en vertu du nouveau traité de libre-échange avec l’Europe, et l’augmentation de l’importation de produits laitiers étrangers. « C’est du dumping ou à peu près. [Les producteurs étrangers] sont "légitimisés", mais leur légitimité s’arrête où celle de l’autre commence. »
Martin Juneau, chef du restaurant Pastaga, reste optimiste. « Je ne crois pas qu’un [fromage] Comté magnifique va bénéficier de tarifs préférentiels, affirme-t-il. Un produit comme celui de M. Cormier n’a rien à envier aux fromages européens. »
Il estime aussi que la réhabilitation du gras dans l’alimentation fait que le fromage a de belles années devant lui.
Délicieuse dépendance
La chroniqueuse Katerine-Lune Rollet relève les problèmes environnementaux posés par la production de yogourt grec, de même qu’un lien historique entre les bars laitiers et le crime organisé. Elle explique aussi que, selon elle, le fromage propose un monde de découvertes semblable à l’univers du vin, et l’être humain est programmé pour y adhérer : « L’une des raisons pour lesquelles c’est si difficile [d’arrêter de manger du fromage], c’est que le fromage contient de la caséine, qui crée une dépendance aussi forte que les drogues dures. »
Des vaches comme des machines
La chercheuse Élise Desaulniers insiste sur les effets néfastes de l’industrie du lait sur l’environnement, qu’elle compare à ceux de l’industrie aérienne, et sur les mauvais traitements infligés aux vaches laitières. « Les vaches doivent être des machines de performance. Un quota laitier coûte tellement cher qu’on fait tout pour que les vaches produisent le plus possible, déplore-t-elle. Elles produisent quatre fois plus que dans les années 1960 parce qu’on les a sélectionnées génétiquement […]. Ça cause des mastites, des boiteries, des problèmes de santé parce qu’elles ne sont pas faites pour produire autant. On empêche les vaches d’exprimer leurs comportements naturels pour accroître leur productivité à la trayeuse. »
Selon elle, on peut maintenant trouver le même plaisir et le même apport nutritif dans des fromages végétaux, qui se sont grandement améliorés ces dernières années.
La science incertaine
Le nutritionniste Hubert Cormier affirme que les positions scientifiques ont bien changé à propos des produits laitiers. Il n’est désormais plus question de lien entre leur consommation et l’accroissement des risques de mortalité. Des études font un lien entre la consommation de yogourt et une meilleure tension artérielle, ainsi qu’un meilleur profil alimentaire général. Des gras contenus dans le lait seraient également associés à une réduction du poids corporel.
Il reste toutefois à vérifier s’il s’agit bien de liens de causalité, ou si la consommation de produits laitiers s’accompagne d’autres habitudes bénéfiques pour la santé.