Dans les années 1990 et 2000, l'essor économique et démographique de ce pays d'Europe de l'Ouest a donné lieu à une transformation sociale sans précédent. Sa population jadis rurale, ouvrière, pauvre, traditionnelle et religieuse est subitement devenue urbaine, progressiste, moderne, individualiste et tournée vers la consommation. Isabelle Matte, anthropologue, compare la rapide métamorphose de l'Irlande avec celle qu'a connue, quelques décennies auparavant, le Québec de la Révolution tranquille.
Dans l’Irlande d’avant 1990, l’exil est un mode de vie. Entre les années 1930 et la fin des années 1950, le pays enregistre une baisse de population de 5 %. À la fin des années 1980, il est au bord de la faillite, et le taux de chômage frôle les 20 %. Les quartiers ouvriers grouillent d’enfants, mais les revenus y sont faibles. On incite les jeunes à aller chercher une vie meilleure en Angleterre ou aux États-Unis.
Des lendemains qui chantent
Au milieu des années 1990, tout se met à changer. L’économie irlandaise tourne soudainement à plein régime, avec une croissance annuelle de près de 10 % et un taux de chômage d’environ 6 %. Les jeunes peuvent maintenant espérer se trouver un emploi dans les multinationales américaines liées aux nouvelles technologies installées en masse dans le pays, et compter sur un pouvoir d’achat.
« J’ai eu l’impression de vivre un choc culturel en dedans du même pays. J’étais là en 1992-1993… J’y retourne en 2005, et c’est plein d’autos de luxe, c’est plein de vêtements signés; les condos de luxe poussent partout… Il y a vraiment un vent de changement. On est dans une ère de consommation intensive. Le celtic tiger en tant que tel est un rappel […] du dragon japonais. Ça réfère à ce boom économique important, au Japon, dans les années 1970-1980. »
Conditions gagnantes
L’Irlande jouit d’une conjoncture favorable. Les effets de la transformation du système d’éducation, dans les années 1960, commencent à se faire sentir, tout comme ceux de l’explosion de la natalité survenue à la fin des années 1970 et au début des années 1980. L’importante diaspora irlandaise ailleurs dans le monde stimule les investissements étrangers ou rentre au bercail; l’Union européenne a apporté une aide non négligeable, et le pays a grandement abaissé les impôts des sociétés.
Pour la première fois depuis le 16e siècle, l’Irlande est une contrée non pas d’où l’on émigre, mais où l’on immigre.
« Ça va très vite. L’époque du tigre celtique […], c’est une rupture avec le passé, une sorte d’allègement ressenti par les jeunes face à cette nécessité de suivre la tradition religieuse qui, en Irlande, est étroitement liée, depuis longtemps, à la vie quotidienne. »
Fin de la prière
L’Église catholique d’Irlande sort grandement diminuée des changements de mœurs dans la population. La découverte d’un enfant illégitime de l’évêque Eamonn Casey crée une première cassure chez les fidèles, et la mise au jour d’autres scandales d’abus sexuels, de pédophilie et de maltraitance – comme le phénomène des couvents de la Madeleine – met un terme au rôle de l’institution en tant que liant social en Irlande. À la messe du dimanche, l’assistance chute radicalement.
Selon Isabelle Matte, encore plus que dans le Québec des années 1960, cette période d’une dizaine d’années a suffi à tourner la page sur l’ancien monde et à entrer dans un nouveau.