Pendant que les médias s'effondrent, le petit journal champ gauche lancé il y a plus de 100 ans pour contourner la censure continue de prospérer. Avec un ton cinglant envers les élites et un journalisme de qualité, il brosse un portrait de la société et des mœurs politiques. L'historien Éric Dussault explique à Jacques Beauchamp que l'indépendance financière totale est le secret du Canard enchaîné.
En 1915, Maurice Maréchal, jeune journaliste, trouve la censure, le chauvinisme et le patriotisme trop présents dans l’information en temps de guerre. Il souhaite y remédier par une publication satirique, qui cache la vérité derrière des mensonges. Son nom est une référence à L’homme enchaîné, un journal de Georges Clémenceau interdit de publication en raison de la guerre, mais aussi au terme d’argot commun utilisé pour désigner un journal et un mensonge « canard ».
Dès le départ, il s’attire un lectorat urbain, essentiellement militaire, qui continue de le suivre après la guerre par sentiment d’appartenance. Il s’agit essentiellement d’hommes de 35 à 49 ans ayant un certain niveau d’éducation – ouvriers et communistes n’y adhèrent pas.
Le canard qui mord
Le mercredi, jour de sa parution, devient jour de crainte pour le milieu politique, le clergé, les militaires, les policiers et les intellectuels. Anticonformiste, antipouvoir et anticlérical, l’hebdomadaire prend pour cible tout ce qui représente l’autorité et tout ce qui prétend avoir la vérité.
Vive la résistance
Son modèle d’affaires, basé sur la vente de numéros à l’unité et les abonnements, lui assure une indépendance totale. Les journalistes détiennent des parts dans l’entreprise, et lorsqu’un membre de l’équipe la quitte, elles sont redistribuées entre collègues, bloquant toute influence extérieure.
C’est ce qui permettra au journal de résister aux tentatives de censure et aux enquêtes en 1958 (saisies dans ses locaux), en 1973 (l’équipe est mise sous écoute), en 1987 (dépôt d’un amendement pour faire interdire la publication de certains renseignements) et en 2007 (injonction pour connaître la source de documents compromettants).
Seule la Deuxième Guerre mondiale aura raison, de 1940 à 1944, du Canard.
« On est devant une bête qui a réussi à survivre à tout. C’est téflon, pour moi, le Canard enchaîné. Il est inattaquable. On ne peut pas le faire disparaître, en raison de sa puissance, de sa renommée, des affaires multiples qui sont à l’origine de son histoire et de sa survie. Ça démontre que lorsqu’on fait du bon journalisme […] avec un ton particulier, les lecteurs sont là. »
Cancans importants
Dans les années 1960, il prend du galon en se tournant vers le journalisme d’enquête, mais conserve son ton satirique envers le général de Gaulle, ce qui lui vaut la fidélité de la jeunesse durant le tumulte de Mai 68.
On doit à l’hebdomadaire les révélations sur les manœuvres fiscales de Jacques Chirac en 1972, ainsi que sur le rôle de l’ancien ministre Maurice Papon dans la déportation de Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale, en 1981.
Non exempt de critiques, il s’est notamment fait taxer de mollesse envers les gouvernements de gauche ainsi que de misogynie.
Avec 30 journalistes à son bord, dont neuf dessinateurs; un tirage moyen de 400 000 exemplaires et un chiffre d’affaires d’environ 24 millions d’euros, il conserve bon an, mal an, une santé enviable pour le monde médiatique.