La route de migration de la Méditerranée fait plus de 3000 morts chaque année. Et la plupart des migrants qui se noient avant d’atteindre l’Europe restent anonymes. En Sicile, un monument a été érigé à leur mémoire et des policiers tentent de les identifier pour leur rendre leur dignité et leur humanité.
Par Jean-François Bélanger
more_horizDans le port sicilien de Pozzallo, un espace à l’écart attire le regard. Un cimetière de bateaux où sont entassées, pêle-mêle, des dizaines de barques saisies par les autorités. Ces coques éventrées sont celles d’embarcations de fortune empruntées par des migrants désespérés pour venir en Europe.

À leur bord, on trouve encore des sandales, des serviettes, des bouteilles d’eau et des gilets de sauvetage. Autant de témoignages silencieux de ces traversées dramatiques.
La route de migration de la Méditerranée a fait au moins 3119 morts l’an dernier. Un chiffre sans doute bien en deçà de la réalité, car nombre de naufrages ont lieu loin des regards, sans survivant, sans témoin. Et les victimes de ces naufrages laissent peu de traces.

Un coin isolé du cimetière de Catane leur est réservé. Un carré gazonné où sont alignées des séries d’écriteaux recouverts de numéros, de dates ou de la simple mention « cadaveri sconosciuti », cadavres inconnus. Les sépultures modestes contrastent avec l’exubérance des tombeaux siciliens adjacents, recouverts d’inscriptions, de photos, de fleurs.

Conscient du déséquilibre, le maire de Catane, Enzo Bianco, a fait ériger au printemps 2015 un monument à la mémoire des victimes anonymes des naufrages. Une sculpture en pierre volcanique noire de l’Etna et des pierres tombales en marbre blanc de Catane. Sur ces pierres, pas de nom, mais des vers d’un poème du Prix Nobel de littérature nigérian Wole Soyinka.
« Nous ne pouvons pas oublier notre humanité face à ces naufrages dramatiques. Les Siciliens, nous sommes un peuple d’émigration. Nous savons ce que c’est que de prendre une valise en carton et partir, quitter son pays pour chercher la liberté. Alors c'est notre devoir d’aider, de donner à manger, un lieu où dormir ou, dans ce cas, au minimum une sépulture digne. »

Mamadou Bah vient parfois s’y recueillir. Ce Guinéen est arrivé en Sicile à l’automne 2016 après une traversée infernale qui a bien failli lui coûter la vie. Parti de Libye à bord d’un radeau pneumatique surchargé, il voit l’embarcation se dégonfler progressivement.
Lorsqu’il arrive en vue d’un navire de sauvetage espagnol, une grande vague soulève le pneumatique et fait tomber à l’eau plusieurs passagers. Mamadou n’oubliera jamais le chaos qui a suivi. « Tout le monde s’est mis à crier et le bateau s’est rompu en deux, raconte-t-il. Il y a eu plein de morts, au moins une vingtaine. »

Mamadou lui-même a cru sa dernière heure venue. Entraîné vers le fond par des migrants qui ne savent pas nager, il se débat, tente de regagner la surface, avale de l’eau.
« Je cherchais à monter, mais quelqu’un me tirait le pantalon. Je retirais le pantalon, et là, quelqu’un d’autre s’agrippait à ma chemise. Je suis remonté tout nu. »
Dans ces conditions, il est convaincu que sa survie tient du miracle. « J’avais perdu mes forces. Je pensais que j’allais mourir. »
Pourtant, Mamadou n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. Lorsqu’il repense à cette terrible traversée, il regrette profondément les risques qu’il a pris. Et surtout, il ne peut chasser de ses souvenirs tous ces compagnons de voyage qui ont péri. « Des jeunes femmes sont tombées à l’eau, mais personne ne s’occupait d’elles, dit-il, car chacun ne pensait qu’à sauver sa peau. » Ces pensées le hantent encore quotidiennement.

« Il y avait une femme avec son bébé de 2 mois. La maman n’est pas arrivée et le bébé n’est pas arrivé. Cette femme avec son enfant, ce sont des visages que je ne pourrai pas oublier. Je pense à eux chaque jour, chaque seconde. Jusqu’à présent, je sens cette douleur en moi. »
Mamadou pleure aussi son compagnon de route, Aboubacar. Un ami d’enfance qui l’a accompagné depuis la Côte d’Ivoire jusqu’en Libye, mais qui a embarqué sur un autre bateau et n’est jamais parvenu jusqu’en Sicile. Il est présumé mort. « Ça me fait très mal parce que sa maman m’a dit de tout faire pour retrouver son fils », dit-il. Et ce qu’il trouve le plus difficile, c’est de ne pas savoir où se trouve le corps de son ami.
« Si je savais où il est, je pourrais au moins aller sur son tombeau, me recueillir, porter des fleurs. Il y a plein de familles qui pleurent actuellement. Des familles qui ne savent pas si leurs proches sont morts ou non. Beaucoup de familles aussi pleurent, car elles ne savent pas où se trouve le corps de leur enfant », souligne Mamadou Bah.

Chaque fois qu’une disparition est signalée, les autorités italiennes ouvrent un dossier. Et lorsqu’un corps sans vie est repêché, la police scientifique recueille un maximum d’éléments pour tenter de l’identifier : photos, empreintes digitales, prélèvement d’ADN.
Selon Alessandro Drago, directeur de la police scientifique de Sicile, les témoignages des autres passagers et les effets personnels sont souvent les éléments les plus utiles à l’identification. Le policier avoue être souvent ému en parcourant les photos personnelles tirées du téléphone cellulaire d’un migrant noyé. « Ces photos – parfois des lettres, des messages, des effets personnels – racontent les histoires derrière les corps », explique-t-il.

Le policier admet trouver particulièrement difficile lorsque des enfants figurent parmi les victimes de naufrages. Dans tous les cas, il dit faire chaque fois le maximum pour permettre une identification. Mais les circonstances, le manque de témoins, l’absence de documents d’identité et le manque de communication avec les pays d’origine rendent les choses très difficiles.
« La triste réalité, c’est que la très grande majorité des corps retrouvés à la suite de naufrages ne sont jamais identifiés. »
Les victimes ont cependant toutes droit à des funérailles en bonne et due forme avec des cérémonies religieuses à la fois chrétiennes et musulmanes. L’imam de Catane, Kheit Abdelhafid, assiste à chacun de ces services et ne s’habitue pas à cette tragédie sans fin. « Il y a toujours des morts, toujours de nouvelles personnes qui arrivent, dit-il. Ces gens-là sont victimes de notre indifférence. »

L’imam rêve de faire transférer dans un même cimetière tous les migrants naufragés, ceux qui sont connus et les anonymes. Un lieu unique pour les victimes de la mer qui simplifierait les choses pour leurs proches qui cherchent un lieu pour se recueillir et pour prier.
Mamadou Bah, lui, a choisi de perpétuer le souvenir des disparus en racontant leur histoire. C’est, selon lui, le devoir de ceux qui ont survécu. « Quand tu affrontes un combat avec des amis et que tu rentres sain et sauf, tu dois porter la mémoire de ceux qui sont tombés. »
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