
Opération M. Chen
Incursion dans l’industrie de la vente de visas canadiens
Des consultants et des avocats en immigration suggèrent à leurs riches clients de contourner les règles du Programme des immigrants investisseurs du Québec, révèle une opération en caméra cachée d’Enquête.
Par Frédéric Zalac et Francis Plourde d’Enquête
21 septembre 2018 | access_time MINUTES DE LECTURE
Au coeur de la frénésie du district financier de Hong Kong, un homme d’affaires se dirige vers les bureaux d’une firme de consultants en immigration. Dans le hall d’entrée trônent différents prix et honneurs. Le cabinet Globe Visa aide les riches Chinois à acquérir un passeport ou un visa qui leur ouvrira les portes d’autres pays.
M. Chen est le PDG de la société Jinbao (le Léopard doré en français). Il souhaite que sa fille s’inscrive à l’université à Vancouver ou à Toronto. Si ce n’était de sa montre Rolex ou du sac Louis Vuitton qu’il porte sous son bras, personne n’imaginerait que M. Chen possède une fortune de près de 10 millions de dollars canadiens.
À ses côtés, son assistante personnelle, Charlene, a les yeux rivés sur son téléphone cellulaire. Son chauffeur trimbale avec lui le porte-clés d’une voiture de luxe.
Dans les bureaux de Globe Visa, la consultante qui reçoit M. Chen lui offre une brochure en papier lustré vantant les mérites de son entreprise et du Canada, photos du parlement fédéral à l’appui. S’il veut s’offrir la résidence permanente, le millionnaire chinois – qui ne parle ni anglais ni français – devra passer par le Programme des immigrants investisseurs du Québec, qui demande notamment aux candidats de s’engager à s’installer dans la province francophone.
M. Chen n’a cependant aucune intention de s’y établir.
L’employée de Globe Visa ne perd pas de temps pour le rassurer. Il n’a qu’à camoufler sa véritable intention et à « ne pas répondre trop honnêtement » en entrevue de sélection.
Ce qu’elle ne sait pas, c’est que l’homme assis dans son bureau ne s’appelle pas M. Chen. Et il n’est pas millionnaire. Il s’agit en fait d’un chef cuisinier embauché par Enquête pour découvrir ce que disent les consultants et avocats à leurs clients fortunés qui souhaitent obtenir un visa pour le Canada. Toute l’opération a été filmée en caméra cachée.
Nos découvertes sont troublantes : on suggère à M. Chen de contourner les règles du gouvernement du Québec afin d'obtenir la résidence permanente au pays.

Deuxième identité
Au fil de la discussion, l’employée de Globe Visa apprend que la provenance de la fortune de M. Chen est louche. Il s’est enrichi grâce à une usine dont la documentation administrative a été détruite. Il a aussi un commerce de prêts sur gage carburant aux prêts usuraires et à l’argent comptant. M. Chen avoue même qu’une partie de sa fortune n’a jamais été déclarée aux autorités fiscales chinoises.
La jeune femme hésite un instant, puis déclare avec assurance : « nous avons aidé des clients avec des zones encore plus grises ». Pourtant, les règles sont claires, la fortune des candidats à l’immigration doit avoir été acquise légalement.
Les antécédents troubles de M. Chen n'effraient aucunement la consultante en immigration. Elle en a vu d’autres et elle a des solutions toutes prêtes. Les clients qui pourraient échouer à la vérification de leurs antécédents judiciaires ou de l’origine de leur fortune peuvent « acheter d’autres documents d'identité », dit-elle avec un grand sourire.
Comme si c'était banal, la consultante recommande d'acheter une seconde citoyenneté en Europe ou dans les Caraïbes pour cacher les biens problématiques.
« Vous changez de nom pour Bruce Lee. Vous pouvez utiliser cette identité pour certains de vos biens. Les autorités ne pourront pas vérifier. »
« Nous avons beaucoup de clients qui ont beaucoup d'actifs qui font cela », ajoute-t-elle.

En d'autres termes, des millionnaires au passé nébuleux pourraient acheter un visa de résident permanent pour le Canada grâce à des consultants prêts à contourner les règles. Le Programme pour les immigrants investisseurs du Québec est la seule porte d’entrée encore en place au pays, après la fermeture du programme fédéral en 2014.
L’avocat québécois spécialisé en immigration Hugues Langlais a visionné les tournages en caméra cachée d’ Enquête. Stupéfait face aux suggestions de la consultante de Globe Visa, il considère la manoeuvre comme de la fraude.
« Quand on cherche une deuxième identité, c'est parce qu'on a quelque chose à cacher. »
« Si je cache quelque chose, je contreviens [au] programme [québécois] qui dit que je dois tout déclarer », dit-il.
Au surplus, Globe Visa n’est pas un petit joueur dans l’industrie. Il s’agit de l’une des plus importantes firmes d’immigration par investissement au monde. Basée à Hong Kong, l’entreprise a aussi pignon sur rue à Vancouver et à Toronto. Sur son site web, elle se vante de détenir 40 % de parts de marché pour le Programme des immigrants investisseurs du Québec.
Dans une lettre, un représentant de Globe Visa répond que M. Chen n’aurait pratiquement eu aucune chance d’être sélectionné comme client. « Aucun consultant ne veut prendre un dossier qui est problématique et avec un risque d’échec élevé », écrit-il.
Tout en évitant de répondre aux questions d’Enquête sur les déclarations de leur employée concernant l’aide proposée à des clients possédant un dossier criminel, Globe Visa affirme que la plupart des programmes offerts dans les Caraïbes n’incluent pas un changement d’identité.
Pour Me Hugues Langlais, les conseils que prodigue l’employée de Globe Visa soulèvent de sérieux doutes sur l’intégrité du programme québécois. « S’il est possible de contourner ouvertement [le programme], on donne la possibilité à des gens qui peuvent frauder et qui ont fraudé d'obtenir la résidence permanente au Canada », dit-il.
« Allez vous faire voir ailleurs »
Les immigrants investisseurs doivent effectuer un prêt sans intérêt de 1,2 million de dollars au gouvernement québécois, qui rembourse entièrement les fonds après 5 ans. Bon an, mal an, au moins deux candidats sur trois sont originaires de Chine.
Selon des chiffres du ministère de l’Immigration du Québec, le programme a permis à 5224 personnes – les candidats et les membres de leur famille – d’obtenir la résidence permanente au Canada en 2017. Depuis les débuts du programme en 1986, des dizaines de milliers de riches immigrants sont ainsi entrés au pays.
Pour être admissibles au programme, les candidats doivent démontrer qu’ils ont des avoirs nets d’au moins 2 millions de dollars et que ces fonds ont été acquis légalement. Tous les actifs du candidat doivent être divulgués aux autorités québécoises. Ils doivent aussi démontrer qu’ils ont une expérience en gestion et s’engager par écrit à avoir la ferme intention de s’installer au Québec.
Dans le scénario élaboré par Radio-Canada, M. Chen ne respectait pas plusieurs critères du programme québécois.
Selon l’avocat Hugues Langlais, ce millionnaire fictif devrait être rejeté puisqu’il ne souhaite pas vivre au Québec et que sa fortune est d’origine douteuse.
« Toute sa comptabilité et tous les éléments financiers ne sont absolument pas prouvables. »
« Vous me présenteriez ce candidat et je dirais à ce personnage, ce cher M. Chen : “allez vous faire voir ailleurs, je ne m'occupe pas de vous” », ajoute-t-il.
Accompagné de son assistante et de son chauffeur, M. Chen a parlé avec près d’une dizaine de consultants. À une exception près, tous les avocats et consultants contactés ont indiqué qu’il pouvait s’installer ailleurs qu’au Québec, mais qu’il ne devrait pas divulguer sa véritable intention aux autorités canadiennes.
Fabrication de résidence
Chez Simard et associés, une firme québécoise ayant pignon sur rue à Hong Kong, l’avocat Sébastien Guimier reçoit le millionnaire fictif d’ Enquête. Il indique d’emblée à M. Chen qu’il aurait peu de chances de se qualifier pour le Programme des immigrants investisseurs en raison de son âge et de son niveau de scolarisation.
Il confirme que 90 % de ses clients ne s’installent pas au Québec.
Il lui confie que la plupart de ses clients louent un appartement à Montréal pendant quelques mois de façon à avoir une adresse postale au Québec lors de leur arrivée au Canada. « Pour être honnête, louer un appartement pour trois mois à Montréal, ce n'est pas beaucoup d'argent » dit-il, confirmant qu’il n’est pas nécessaire que M. Chen y habite.

L’avocat lui offre d’utiliser l’adresse du bureau montréalais de son cabinet.
« Dans le pire des cas, vous pouvez toujours donner notre adresse de bureau. Les autorités pourraient poser des questions, mais nous n’avons jamais eu de problème. »
Il précise qu’il est quand même préférable de louer un appartement, puisque cela « paraît mieux » aux yeux des autorités d’immigration.
Pour l’avocat Hugues Langlais, également formateur en droit de l’immigration, il s’agit ni plus ni moins que de la fabrication de résidence. « C'est extrême, s’exclame-t-il. Résider, ce n'est pas donner l'adresse de quelqu'un. Je dois être réellement sur le territoire, pas de manière factice et donner l’adresse du cabinet. Ne pas y être, ça devient une fabrication. »
Joint par courriel, Sébastien Guimier dit respecter la loi lors de la préparation des dossiers de ses clients.
Il n’a pas commenté l’offre qu’il a faite d’utiliser l’adresse montréalaise de son cabinet. Il dit avoir suggéré de louer un appartement pour la réception de la carte de résident permanent si le candidat devait quitter le Canada avant de l’avoir reçue.
M. Guimier ajoute que la question de l’intention de s’établir au Québec est délicate puisque « le processus dure près de quatre ans et il est plausible que de nouvelles circonstances altèrent l’intention initiale ».
La Charte canadienne des droits et libertés permet aux résidents permanents de s’installer où ils veulent au Canada. Mais selon la loi canadienne, si les agents des services frontaliers découvrent qu’un immigrant investisseur a menti sur ses intentions véritables, il pourrait se voir interdire l’entrée sur le territoire pour avoir fait une fausse déclaration.
Vous avez des informations à nous transmettre? Contactez notre journaliste : frederic.zalac@radio-canada.ca
Cacher sa fortune dans les Caraïbes
Près de la moitié des avocats et consultants rencontrés par l’équipe d’Enquête ont recommandé de ne pas divulguer des actifs dont l’origine est nébuleuse et de ne déclarer que le minimum nécessaire, ce qui va pourtant à l’encontre des règles du programme.
Parmi eux, le cabinet Harvey Law Group, fondé par l’avocat Jean-François Harvey, un des pionniers de la vente du programme québécois au marché chinois.
« Mon patron fait ce métier depuis 25 ans, il est avocat, il vient du Canada, alors ne vous inquiétez pas », rassure d’entrée de jeu Sue Gaeta, une représentante du cabinet à Hong Kong.

Lorsque le millionnaire fictif indique qu’il ne souhaite pas déclarer tous ses avoirs aux autorités québécoises, la représentante n’y voit aucun problème.
« Vous voulez divulguer le minimum possible? [...] Oui, c'est possible », répond-elle. Puis elle ajoute : « c’est normal, nous avons beaucoup de clients comme ça ».
Elle suggère d’utiliser les Caraïbes pour dissimuler une partie des actifs de M. Chen, dont son commerce de prêts sur gages, lui permettant ainsi de les cacher au fisc chinois et d’éviter d’avoir à les déclarer aux autorités québécoises.
« Ce passeport caribéen vous donne également un nouveau numéro d’identité fiscale. L'un des pays des Caraïbes n'a pas de traité avec la Chine, alors vous obtenez une nouvelle identité fiscale, mais vous n'avez pas besoin de déclarer au gouvernement chinois tous ces actifs », explique-t-elle, ne se doutant pas qu’elle est enregistrée.
Sue Gaeta déclare ne pas travailler pour les autorités fiscales, mais plutôt être « avocate spécialisée en immigration ».
Or, l’employée du Harvey Law Group n’est pas avocate.
Confronté aux propos de son employée, l’avocat Jean-François Harvey dit qu’il devra sévir. « C'est grave ça, c'est contre nos propres règles internes. Mais d'un autre côté, il y a un processus au bureau. Par la suite, ce client aurait rencontré un avocat, c'est là qu'on aurait vu les trous dans le dossier », dit-il après avoir visionné l’extrait vidéo.
Jean-François Harvey a congédié son employée à la suite de notre entrevue.

Pourtant, s’il critique certains des propos de son employée, l’avocat québécois n’en remet pas en question l’essence. Il croit que les candidats au programme n’ont pas à divulguer tous leurs avoirs, particulièrement lorsqu’il s’agit d’actifs qui ont été dissimulés au fisc chinois.
« C'est une chose de faire quelque chose d'illégal, c'est autre chose ne pas payer son impôt. Ce sont deux choses totalement différentes. »
« Je suis d'opinion que personne n’a à tout déclarer. Ils devraient déclarer seulement ce qu'ils sont confortables de déclarer », ajoute-t-il.
Or, les règles de procédure du ministère de l’Immigration du Québec disent le contraire : le candidat doit déclarer tous ses actifs. Et les fonds liés à la fraude fiscale ou à l’accumulation d'actifs découlant de revenus non déclarés dans le pays d’origine sont considérés comme illicites par le ministère. Le dossier du candidat pourrait donc être rejeté.
Jean-François Harvey affirme ne plus offrir le Programme des immigrants investisseurs du Québec en raison des délais de traitement des dossiers, ainsi que des exigences de divulgation et de documentation.
Le programme est malgré tout toujours en évidence sur le site web de son cabinet.
Dans la mire du Barreau?
Ottawa et Québec n’ont aucun contrôle sur les consultants en immigration situés outre-mer. Toutefois, la situation des avocats membres du Barreau du Québec est différente, puisqu’ils doivent respecter les règles d’éthique de leur ordre professionnel, peu importe où ils pratiquent. C’est le cas de Jean-François Harvey et de Sébastien Guimier.
Selon le code de déontologie du Barreau, un avocat ne doit pas aider ni, par un encouragement ou un conseil, faciliter une conduite illégale ou frauduleuse de la part du client.
« Ce code s'applique autant à l'avocat qu'à ses employés, précise Hugues Langlais, également formateur en droit de l’immigration. L'avocat est responsable de ce qui est dit en son nom pour tenter de rechercher une clientèle. »
Les résultats de l’opération en caméra cachée d’ Enquête démontrent que le gouvernement du Québec devrait mettre fin à son programme des immigrants investisseurs, estime Me Langlais.
« Ça me rend un peu mal à l'aise de voir que l'on maintient un programme avec ces immenses faiblesses qui sont connues de l'industrie [...] Je pense que le gouvernement fédéral a eu la bonne solution en 2014 en fermant [son] programme. Je pense qu'il faudrait que le gouvernement du Québec songe à faire la même chose », conclut-il.
Une industrie en expansion
Des dizaines de pays, dont de nombreuses îles des Caraïbes et des États européens, vendent leur citoyenneté ou leur statut de résident permanent à des investisseurs étrangers.
Pour ces millionnaires, l’accès à une deuxième ou une troisième citoyenneté est présenté comme la police d’assurance ultime en cas d’instabilité dans leur pays d’origine et un moyen d’envoyer leurs enfants dans des universités reconnues.
Le Québec et le Canada ont été des précurseurs dans le marché des « visas dorés », c’est-à-dire l’obtention d’une résidence permanente en échange d’un montant d’argent ou d’un investissement.
Ces programmes font l’objet d’une vive controverse en Europe. De riches individus au passé louche ont ainsi réussi à obtenir la citoyenneté européenne. La députée européenne Eva Joly dénonçait cette pratique plus tôt cette année. « À Malte, en Lituanie, à Chypre, [les visas dorés] permettent aux oligarques russes d’échapper aux sanctions », avait-elle déclaré.
En février dernier, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sonnait aussi l’alarme face à la prolifération de ces programmes, qui ouvrent la porte à l’évasion fiscale et au blanchiment d’argent.
Francis Plourde réalisateur, Frédéric Zalac journaliste, Melanie Julien chef de pupitre, Gaétan Pouliot journaliste, André Guimaraes développeur et Santiago Salcido designer