Des centaines de kilomètres de catacombes s’étendent sous la Ville Lumière à l’insu de bien des Parisiens. Elles sont interdites et difficiles d’accès, mais de plus en plus de gens s’y aventurent. Bienvenue dans un univers qui tente de garder ses secrets.
Par Jean-François Bélanger
more_horizCe n’est la plupart du temps qu’un trou dans le sol, souvent recouvert d’une plaque, qui ressemble à s’y méprendre à une bouche d’égout. Mais aux yeux des initiés, c’est un portail vers un autre monde : le réseau de galeries souterraines des anciennes carrières de Paris.
Chaque fois que Gaspard Duval descend sous terre, c’est un peu comme s’il traversait le miroir d’Alice au pays des merveilles. Il est tombé amoureux des catacombes il y a une dizaine d’années, lorsqu’il s’y est retrouvé pour la première fois, presque par hasard.

« J’ai eu envie d’y retourner, puis d’y rester. J’ai été séduit par le calme et la beauté des lieux. Pour moi, c’est le plus grand et le plus beau monument de Paris. »
Gaspard est un « cataphile », et comme il est de coutume dans ce groupe de passionnés des catacombes, son nom est en fait un pseudonyme. Car les cataphiles sont un peu les membres d’une société secrète informelle; tous soucieux de préserver l’objet de leur dévotion.

Il y a bien sûr les catacombes officielles. Cet ossuaire, où sont entreposés à 20 mètres sous terre les squelettes de millions de Parisiens, attire chaque année un demi-million de visiteurs.
L’attraction est de plus en plus populaire. Les touristes doivent souvent faire la queue pendant des heures avant de pouvoir y entrer.

Mais les catacombes s’étendent bien au-delà de cette partie publique. En fait, les 1700 mètres de tunnels ouverts aux visites sous la place Denfert-Rochereau constituent moins de 1 % de l’ensemble des catacombes.
Les autres galeries sont inaccessibles, interdites; et les cataphiles se gardent bien d’en révéler les entrées.

Une ville sous la ville
Miné pendant des siècles pour en extraire le fameux calcaire qui a servi à construire nombre de monuments parisiens comme la cathédrale Notre-Dame, le sous-sol de Paris est un véritable gruyère.
À tel point qu’il a fallu entreprendre de tout consolider lorsque des pans entiers de rues se sont mis à s’effondrer au 18e siècle. Une mission confiée par le roi Louis XVI à l’inspection générale des carrières.

Les tunnels percés par les inspecteurs, pour tenter d’organiser un peu un réseau auparavant anarchique, suivent grosso modo l’axe des rues de Paris. Rue Vercingétorix, rue d’Alésia, boulevard Jourdan…
Dans les catacombes, des plaques placées sur les parois rocheuses avec les noms des rues correspondantes en surface renforcent cette impression de ville souterraine parallèle à l’originale.

« Les gens qui marchent au-dessus de nous ignorent totalement ce qui se passe sous leurs pieds; ils ignorent totalement qu’on se trouve ici, 18 mètres plus bas », explique Gaspard Duval avec un sourire qui traduit la fierté qu’il tire de la parfaite connaissance de ce monde secret.
D’autres plaques portent des dates et des initiales, souvent celles des inspecteurs des carrières. « 140, T, 1877. » Gaspard décode le tout sans effort : « Cette galerie a été percée en 1877 par l’inspecteur Louis-Marcellin Tournaire. Et le numéro 140 correspond à la consolidation ».

Braver l’interdit et faire la fête
Gaspard connaît les catacombes comme le fond de sa poche. Il n’a plus besoin de plan pour se retrouver.
Et comme beaucoup d’habitués, il s’inquiète de croiser sous terre de plus en plus de jeunes « ristous », des touristes dans le jargon cataphile, qui s’aventurent dans les catacombes pour braver l’interdit, y faire la fête et se donner des sensations fortes.
Car Internet a eu raison du secret, et le côté underground du sous-sol parisien est très tendance. Impossible aujourd’hui de descendre un vendredi soir ou un samedi dans les catacombes sans y croiser des dizaines, voire des centaines de personnes, comme c’est le cas par exemple à l’Halloween.

Le danger des catacombes
Une mode qui inquiète aussi Nicolas. Ce trentenaire qui descend dans les catacombes depuis 13 ans est un cataphile avoué. Mais il est surtout un cataflic.
Il fait partie d’une brigade de police spécialisée chargée de surveiller les anciennes carrières de Paris : le Groupe d’intervention et de protection.
« On croise de plus en plus de mineurs », déplore-t-il. Et le plus souvent, selon lui, ces jeunes connaissent très mal les lieux et sont mal équipés et mal préparés.

« Ils sont inconscients. Ils ne se rendent pas compte de la dangerosité des lieux. Ils voient des copains descendre et se disent qu’ils peuvent le faire aussi. »
Équipés de casques de spéléologues et de lumières frontales, les cataflics armés patrouillent chaque jour les catacombes à leur recherche. Nicolas l’avoue, son travail s’apparente un peu à un jeu du chat et de la souris.
Entrer dans les anciennes carrières de Paris est interdit par un arrêté préfectoral datant de 1955. Les contrevenants s’exposent à une amende.

Le plus souvent, les cataflics les escortent aussi jusqu’à la sortie. Mais le rôle des policiers est surtout préventif. Nicolas ne rate pas une occasion de sensibiliser les personnes rencontrées au danger des catacombes.
« Certaines salles sont très basses; il est donc facile de se cogner la tête », dit-il. « Il y a aussi beaucoup de puits très profonds où les individus éméchés peuvent tomber et se blesser. Et après pour les récupérer, on appelle qui? On appelle la police et les pompiers. »

S’égarer dans cet immense réseau souterrain
Toutefois, le principal risque des catacombes est de s’égarer dans le dédale des tunnels souterrains.
« Le réseau fait entre 250 et 300 km de galeries. Donc, il est très facile de s’y perdre, même en ayant des plans. »
Les policiers et les pompiers sont de plus en plus souvent appelés à monter des opérations de recherche dans les catacombes pour retrouver les imprudents désorientés, souvent en panne de lumière ou en manque d’eau et de nourriture.
Au début septembre, la recherche d’un homme de 36 ans, perdu à la suite d’une fête trop arrosée, a mobilisé plusieurs dizaines de personnes d’escouades spécialisées de la police avec des maîtres-chiens et des pompiers formés à l’intervention en milieu extrême.
Des cataphiles expérimentés comme Gaspard Duval ont aussi participé aux recherches pendant de longues heures. Finalement, le malheureux a été retrouvé dans une galerie sous le parc Montsouris, dans le 14e arrondissement, 48 heures plus tard, déshydraté, mais vivant.

Déchets, vols et graffitis
La hausse de fréquentation des catacombes a aussi d’autres conséquences malheureuses. Gaspard Duval remarque avec tristesse le manque de respect pour les lieux dont font preuve certains nouveaux venus.
Chaque week-end, les salles décorées les plus fréquentées par les fêtards, comme « La plage », « Le cellier » ou « Le bunker », sont jonchées de cannettes de bière vides.
À tel point que les cataphiles doivent de plus en plus souvent organiser des corvées dans les galeries pour les nettoyer.

Et si les grandes fresques peintes par les cataphiles à la mode « art de rue » sont devenues emblématiques du paysage souterrain, les graffitis plus sommaires, sortes d’initiales peintes sur les murs pour dire « j’y étais », sont aussi de plus en plus invasifs.
« Je vois changer à la fois les catacombes et la population. Petit à petit, le réseau perd de sa valeur », déplore Gaspard.

« Il y a des choses qui se font détériorer par des gens indélicats; d’autres volent des plaques de rue. Et comme il n’y a aucune volonté de la part des autorités de préserver cet endroit, le patrimoine s’en va, petit à petit. »
Un « travail de mémoire »
Parce qu’il les sent menacées, Gaspard Duval a entrepris de photographier les catacombes dans leurs moindres recoins.

Armé de son appareil photo numérique, de son trépied et de dizaines de bougies, il immortalise méticuleusement les couloirs, les galeries et les salles décorées.
Au fil des ans, il a pris plus de 20 000 clichés d’une grande beauté, qu’il publie sur sa page Facebook. Il en a aussi fait un livre.

« Au début, j’ai juste voulu restituer ce que je ressentais. Je trouvais les lieux tellement beaux que je voulais en garder une trace fidèle ou, du moins, ma vision à moi. Et puis, petit à petit, j’en suis venu à constituer une immense photothèque. C'est un témoignage actuel de ce qu’on trouve sous Paris et qui va peut-être un jour disparaître », explique-t-il avec une pointe de tristesse dans la voix. « Pour moi, c’est un travail de mémoire. »