Paradise papers

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L’ex-roi du poker
dans les paradis fiscaux

Par Anne Panasuk d’Enquête

9 Novembre 2017 | access_time MINUTES DE LECTURE

La plus grande compagnie de poker en ligne du monde, développée par le Canadien David Baazov, a enregistré une trentaine de sociétés à l’île de Man avec l’aide du cabinet d’avocats Appleby pour obtenir des avantages fiscaux. Une pratique légale, mais contestée.

Par Anne Panasuk d’Enquête

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Chaque jour, des centaines de millions de personnes ouvrent leur téléphone, leur ordinateur ou leur tablette pour aller sur des sites de jeu en ligne, que ce soit pour faire des paris sportifs ou pour jouer au poker. Cette industrie du jeu génère annuellement plus de 500 milliards de dollars.

Plusieurs pays, dont le Canada, restreignent sévèrement les jeux en ligne. Ainsi, au Québec, seuls les sites de Loto-Québec, sur EspaceJeux, sont légaux.

Aux États-Unis, le département de la Justice a frappé un gros coup en 2011 lorsqu’il a accusé de fraude 11 directeurs d’entreprises et saisi les adresses Internet américaines de trois des plus gros sites mondiaux, dont celui de PokerStars et de Full Tilt Poker.

Lorsque le Montréalais David Baazov, la jeune trentaine, a décidé d’acheter PokerStars et Full Tilt pour près de 5 milliards de dollars, plusieurs acteurs dans le domaine ont retenu leur souffle. Dans la balance, il y avait 60 % du marché mondial du poker et 5 millions de joueurs actifs.

Avec cette méga-transaction financière, David Baazov est devenu un personnage presque mythique. Les médias internationaux l’ont alors surnommé le roi du poker en ligne.

Le PDG d’Amaya David Baazov en 2015
Le PDG d’Amaya David Baazov en 2015 Photo : Reuters/Christinne Muschi

PokerStars dans la mire de Baazov

David Baazov est né en Israël dans une famille d'immigrants russes modeste, qui s'est installée dans les années 80 dans la banlieue de Montréal. L’aîné, Ofer (alias Josh), a eu des problèmes avec la justice américaine. En 1997, la commission américaine du commerce l’a reconnu coupable d’escroquerie avec ses compagnies de télémarketing basées à Montréal et l’a condamné à remettre 777 000 $ aux victimes.

Le benjamin, David, n’a pas terminé ses études collégiales, mais il a de l’ambition. Les frères travailleront ensemble à créer différentes entreprises. En 2005, Amaya voit le jour.

En 2014, Amaya, qui avait connu trois années de pertes financières et qui possédait très peu de liquidités, annonce qu’elle désire acquérir Oldford Group – qui détient PokerStars – une entreprise qui génère 1 milliard de dollars en revenus et 417 millions en profits. La grenouille voulait manger le boeuf.

Pour effectuer cette transaction, David Baazov s’envole pour l’île de Man – connue pour être un paradis fiscal –, où PokerStars est déjà établi.

David Baazov peut compter sur l’appui de banquiers de Wall Street. Mais il ne sait pas que l’Autorité des marchés financiers (AMF) le surveille.

David Baazov
David Baazov Photo : Reuters/Christinne Muschi

Une nouvelle société à l’île de Man

Jusqu’à tout récemment, la compagnie Amaya Gaming était établie en banlieue de Montréal. Cet été, l’entreprise a changé de nom pour The Stars Group inc. et a déménagé son siège social à Toronto. Inscrit à la Bourse de Toronto et de New York, le groupe détient une trentaine de sociétés à l’île de Man.

Rien de surprenant peut-être pour une entreprise qui se spécialise dans le pari en ligne, avec des serveurs établis à l’étranger et des milliers de joueurs provenant de partout le monde.

Or, ces sociétés incorporées dans ce paradis fiscal – sous la gouverne de David Baazov – ont comme administrateurs des résidents de l’île de Man. Ce n’est pas un hasard : cette pratique a été orchestrée par Appleby, le cabinet d'avocats au coeur des Paradise Papers, pour alléger leur fardeau fiscal.

Durant l’été 2015, Amaya demande à Appleby de lui créer une nouvelle société à l’île de Man. Dans un échange de courriels consulté par Enquête, Amaya se questionne quant au choix des deux administrateurs.

Amaya

« Si la compagnie est administrée et contrôlée depuis le Canada, les autorités fiscales peuvent la considérer comme une entreprise canadienne. Ainsi, pour des fins fiscales, serait-il mieux de nommer deux administrateurs de l’île de Man afin que les rencontres aient lieu là-bas? »

C’est ce qui fut fait. On a choisi des résidents de l’île de Man, et non des Canadiens, pour éviter de payer des taxes au Canada.

« Cette situation est appelée l’évitement fiscal. Ce n’est pas une fraude, mais une décision plutôt immorale. L’exemple de constituer une corporation dans un paradis fiscal n’est pas illégal, mais fait en sorte qu’une compagnie “canadienne” ne paierait pas sa juste part d’impôts », explique Claude Mathieu, responsable du programme de lutte contre la criminalité financière à l’Université de Sherbrooke.

Partie sur le site de PokerStars
Partie sur le site de PokerStars Photo : PokerStars

Les origines de PokerStars

PokerStars a été créé par le Canadien Isai Scheinberg, lui aussi né en Israël, et Paul Tate. Isai Scheinberg possède la double nationalité canadienne et israélienne. En 2011, les deux hommes ont été accusés par le FBI de fraude bancaire, de paris illégaux et de blanchiment d’argent relié à leurs activités aux États-Unis.

En juillet 2012, un règlement a été négocié obligeant l’entreprise à payer une amende de 731 millions de dollars américains.

M. Scheinberg utilisait lui aussi les paradis fiscaux. Oldford Group était incorporé aux îles Vierges britanniques depuis octobre 2011. En novembre 2013, l’entreprise est redomiciliée à l’île de Man avec la firme Appleby. C’est là que la transaction s’est faite avec Amaya Gaming et David Baazov.

L’Autorité des marchés financiers enquête

Amaya accumule les superlatifs : c'est la plus grande compagnie de poker en ligne, elle effectue une méga-transaction lorsqu’elle acquiert PokerStars... et elle est aussi l’objet de la plus grande enquête pour délit d’initié de l’histoire canadienne.

C’est une lettre de dénonciation envoyée à l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières peu de temps après la méga-transaction qui a déclenché l’enquête et mené aux accusations portées par l’AMF.

Les allégations ne sont pas de la même nature que les accusations portées contre M. Scheinberg et Pokerstars. L’AMF a déposé des accusations de délit d’initiés et non de blanchiment d’argent. Elle a porté cinq accusations, dont tentative d’influencer le prix du marché.

Selon l’AMF, David Baazov aurait fourni de l’information privilégiée par l’intermédiaire de son frère Ofer (alias Josh), ce qui aurait permis à 13 personnes de faire des profits illégaux, dont Earl Levitt, un ex-consultant et partenaire d’affaires de longue date de David Baazov, qui aurait fait des profits de plus d’un demi-million de dollars.

Parmi les autres personnes visées figurent le courtier en épargne collective et en assurance John Chatzidakis, de la Financière Sun Life, ainsi que Feras et Mark Wael Antoon, deux frères qui exploitent des sites pornos parmi les plus populaires du monde. Le Tribunal administratif des marchés financiers a autorisé le blocage de leurs comptes bancaires en attendant la fin de l’enquête.

L’AMF allègue aussi que 800 millions de dollars de profits ont ainsi été générés lors de la transaction. Et, toujours selon l’AMF, David Baazov aurait touché une ristourne allant jusqu’à 20 % des gains réalisés par les membres de son entourage bénéficiant de ses tuyaux.

Le procès pénal à la Cour du Québec est prévu pour le 11 décembre. David Baazov a nié en bloc ces allégations et a plaidé non coupable. L’enquête de l’AMF n’est pas terminée, ni les procédures devant le Tribunal administratif des marchés financiers.

Amaya s’explique

À la suite des accusations, David Baazov a quitté son poste en août 2016 et a vendu ses actions. C’est Rafael Ashkenazi, né en Israël mais résident de l’île de Man, jusqu’ici administrateur d’une trentaine de compagnies liées à Amaya, qui le remplace comme PDG. M. Ashkenazi ne possède pas de résidence au Canada.

Siège social d’Amaya à Montréal en 2014
Siège social d’Amaya à Montréal en 2014 Photo : La Presse canadienne/Ryan Remiorz

À l’été 2017, l’entreprise a changé de nom pour The Stars Group et a déménagé à Toronto. Robert Mincoff, le directeur des affaires juridiques d’Amaya, qui signait l’accord avec Appleby pour nommer des administrateurs résidents de l'île de Man pour des raisons fiscales, est devenu directeur de la conformité du Stars Group.

La nouvelle équipe de direction n’est pas visée par les accusations de l’Autorité des marchés financiers. Un vice-président de la compagnie nous a répondu que bien que la maison mère de The Stars Group soit au Canada, les opérations de leur marque continuent à être dirigées depuis l’île de Man.

« Comme toute industrie globale, The Stars Group possède un grand nombre de filiales à travers le monde qui ont différentes fonctions, pour respecter les dispositions réglementaires et gérer le risque commercial et légal. The Stars Group s’efforce de respecter les lois fiscales connues et les règlements dans le monde, s’engageant avec les autorités fiscales lorsque c’est nécessaire », indique le vice-président aux communications du Stars Group, Eric Hollreiser.

Le groupe n’a pas voulu commenter les accusations portées par l’Autorité des marchés financiers.

Aux dernières nouvelles, l’actionnaire majoritaire de la compagnie est un investisseur privé de l’Australie (19,7 %), Caledonia private Investments. Le Chinois Hao Tang suit avec 11,1 % des actions. Ces tiers ne faisaient pas partie de l’équipe de départ.

Les Paradise Papers

Ce reportage a été réalisé grâce aux Paradise Papers, une fuite de plus de 13 millions de documents obtenus par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et partagés avec le Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ) et ses partenaires, dont fait partie Radio-Canada.

Melanie Julien chef de pupitre, Anne Panasuk journaliste, Gaétan Pouliot journaliste, André Guimaraes développeur et Santiago Salcido designer

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