La Russie menace-t-elle vraiment l’Europe?

Par Ximena Sampson

Depuis quelques années, la Russie affirme sa puissance sur la scène internationale. Alors qu’on s’attend à un désengagement des Américains en Europe de l’Est, certains s’inquiètent des visées expansionnistes de Moscou dans ces régions. Ont-ils raison?

Depuis quelques années, la Russie affirme sa puissance sur la scène internationale. Alors qu’on s’attend à un désengagement des Américains en Europe de l’Est, certains s’inquiètent des visées expansionnistes de Moscou dans ces régions. Ont-ils raison?

Par Ximena Sampson

Même s’il est vrai que la Russie a changé « de posture et de ton » et qu’elle multiplie les manoeuvres militaires de grande envergure, cela ne veut pas dire qu’elle a l’intention d’envahir ses voisins, soutient Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe à Moscou.

Au cours des derniers mois, les forces russes ont mené divers exercices militaires fortement médiatisés, notamment en Crimée et en mer Baltique.

Une escalade militaire

Les États frontaliers s’en inquiètent. La Lettonie et l’Estonie ont ainsi considérablement augmenté leur budget de la défense.

Selon le rapport annuel de la revue militaire britannique IHS Jane's, les pays baltes ont doublé leurs achats d'équipements militaires depuis la crise en Ukraine et la tendance devrait se poursuivre au cours des prochaines années.

Ils seront également protégés par les troupes de l’OTAN. L'Alliance atlantique prévoit envoyer d’ici juin 4000 soldats ainsi que des avions, des blindés et de l'artillerie en Pologne et dans les pays baltes.

La Suède, pour sa part, a augmenté son budget pour la défense, en plus de rétablir le service militaire obligatoire.

« Certains pays, pour des raisons historiques ou pour des raisons de posture politique, en rajoutent », croit Arnaud Dubien. Mais, au-delà de la « gesticulation politique », les dangers d’embrasement sont minimes, selon le chercheur.

Le risque d’escalade n’est cependant pas à écarter, pense Yann Breault, chargé de cours au département de science politique de l’UQAM et codirecteur de l’Observatoire de l’Eurasie.

« Il y a une inquiétude qui est présente et elle risque d’avoir l’effet d’une prophétie autoréalisante », affirme M. Breault. En déployant un bataillon de 1000 personnes l’an dernier en Lettonie pour rassurer nos alliés, le Canada a ainsi participé à ce processus de militarisation qui inquiète les Russes.

Un sentiment défensif

Par contre, il ne faut pas oublier que les Russes n’ont rien à gagner d’une guerre et qu’ils n’ont possiblement pas les moyens (ni financiers ni militaires) de la mener, croit Florent Parmentier, enseignant à Sciences Po Paris et cofondateur du blog Eurasia Prospective.

« Quand on voit les coûts de la guerre du Donbass [en Ukraine] et des sanctions qui ont eu des effets réels sur l’économie russe, on peut douter qu’[une guerre] soit la priorité aujourd’hui de Vladimir Poutine », pense-t-il.

Le taux de croissance de l’économie russe est encore anémique et les sanctions pèsent lourdement sur certains secteurs.

Cependant, en montrant ainsi ses muscles, la Russie assoit clairement sa puissance tout en protégeant ses intérêts vitaux.

« Il y a en Russie un sentiment défensif », croit Yann Breault. C’est ce qui explique l’invasion de la Crimée, en 2014. « Avec le prospect de l’élargissement de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine, il fallait faire quelque chose pour limiter les avancées géopolitiques de l’Alliance transatlantique », ajoute-t-il.

Dès fin 2014, la nouvelle doctrine militaire de la Russie désignait l'expansion de l'Alliance comme une menace fondamentale pour la sécurité du pays.

De la même manière, c’est le rapprochement de l’Ukraine avec l’UE, en 2014, qui a provoqué l’invasion de la Crimée, rappelle Florent Parmentier.

« Le premier objectif de Vladimir Poutine en Ukraine n’était pas d’envahir la Crimée. Son premier objectif en 2013-2014 était de détourner l’Ukraine de l’UE et de l’accord de libre-échange approfondi et complet qu’elle proposait à l’Ukraine », explique le chercheur.

En plus de protéger cette zone qu’il juge vitale, Moscou a aussi réussi à se positionner comme un joueur incontournable sur l’échiquier géopolitique.

La Russie se considère encore comme une grande puissance et tente de le redevenir aux yeux du monde, souligne Arnaud Dubien.

« Historiquement, le prestige russe repose surtout sur sa puissance internationale, une puissance qui se base avant tout sur sa force militaire assez complète », croit-il. C’est ce qui explique notamment l’intervention en Syrie.

Une « guerre hybride »

En parallèle, certains soupçonnent le Kremlin de diriger une « guerre hybride » contre l’Occident.

À travers des cyberattaques, du piratage et de la désinformation à grande échelle, « la Russie cherche à saper la confiance des Européens dans la démocratie et ses valeurs », selon les mots de l’ancien premier ministre belge et député européen Guy Verhofstadt. Dans un commentaire publié en janvier dans le quotidien français Le Monde, il n’hésitait pas à accuser Moscou de mener carrément une guerre contre l’Occident.

Une analyse que ne partage pas Arnaud Dubien, pour qui cette manipulation de l’information est vieille comme le monde.

« Les campagnes de désinformation, ce n’est pas nouveau », affirme-t-il. « Les moyens peuvent être nouveaux, puisque Internet et les réseaux sociaux n’existaient pas l’époque des bolcheviques […], mais tout ça n’est pas neuf. »

D’ailleurs, son objectif est de protéger ses intérêts vitaux, qui se situent en ex-URSS, plutôt que, comme certains l’affirment, de « détruire l’Occident », avance M. Dubien.

La chef du Front national Marine Le Pen a été reçue par le président russe Vladimir Poutine à Moscou, le 24 mars 2017. Photo : Sputnik/Reuters

« Je ne pense pas que c’est ni dans l’intérêt ni dans les plans immédiats de la Russie d’aller dans cette direction », renchérit Yann Breault. Il est vrai, par contre, que les dirigeants russes pourraient tenter d’affaiblir l’UE, notamment dans le cadre des élections en France et en Allemagne, en soutenant certains candidats nationalistes comme Marine Le Pen (du Front national) ou Frauke Petry (de l’AfD).

« Ça se faisait à l’époque soviétique, je ne vois pas pourquoi aujourd’hui les Russes se priveraient d’essayer d’influencer les résultats électoraux pour faire élire des candidats plus favorables aux souverainistes, aux nationalistes locaux qu’aux partisans de l’Union européenne », affirme M. Breault.

Un fantasme occidental

Les motivations russes n’ont pas nécessairement été bien décodées, pense Florent Parmentier.

« Il y a, de la part des Européens, une véritable incompréhension des réflexes de la Russie », croit-il. À la suite de l’effondrement de l’URSS, le pays a été affaibli et « cette fragilité a introduit une vision des relations internationales extrêmement réaliste et dure, là où les Européens ont essayé de faire prospérer le multilatéralisme  ».

Dans la vision russe, il n’y a que des gagnants et des perdants.

De plus, Vladimir Poutine est un personnage qui fascine et un adversaire bien commode pour certains, rappelle M. Parmentier.

« La Russie est un adversaire pratique pour les Européens. Il est trop gros sur une carte du monde pour qu’on l’oublie. Et on a parfois plus de mansuétude à l’égard du Qatar ou de l’Arabie saoudite, qui posent aussi des problèmes de sécurité à un certain nombre d’États européens, que pour la Russie », avance le chercheur.

Quand on y regarde de près, le budget militaire russe, même s’il a beaucoup augmenté au cours des dernières années, ne représente qu’une infime partie de celui des États-Unis.

« Donald Trump a annoncé son intention d’augmenter les budgets de la défense américains de 57 milliards de dollars », rappelle Yann Breault. « D’un côté, on angoisse un peu sur la militarisation de la politique étrangère russe, mais […] l’augmentation des dépenses militaires américaines correspond à l’ensemble des dépenses militaires russes. »

Cependant, même si une invasion des pays baltes n’est pas pour demain, les Européens devraient eux aussi revoir leurs dépenses militaires à la hausse, croit Florent Parmentier.

« L’Europe a été le continent dans lequel les dépenses militaires ont le plus baissé [au cours des dernières années] », soutient-il.

Avec la collaboration de Sophie-Hélène Lebeuf