Calibaja, une frontière qui sépare et rassemble

Par Michel Labrecque, de Désautels le dimanche

Pour bien des gens du coin, la frontière entre San Diego et Tijuana n’est pas une coupure entre le Mexique et les États-Unis. Les allées et venues entre les deux villes sont incessantes. Mais tout cela pourrait changer avec l’arrivée de Trump au pouvoir.

Pour bien des gens du coin, la frontière entre San Diego et Tijuana n’est pas une coupure entre le Mexique et les États-Unis. Les allées et venues entre les deux villes sont incessantes. Mais tout cela pourrait changer avec l’arrivée de Trump au pouvoir.

Par Michel Labrecque, de Désautels le dimanche

Le voici, ce fameux mur. Il a été construit en 1994, bien avant que Donald Trump n’en parle.

Le mur vu de Tijuana, au Mexique Photo : Michel Labrecque

Mais regardez bien la photo : derrière ce premier mur, il y a une seconde barrière, plus élevée, érigée à la fin des années 90.

Nous sommes à Tijuana, une ville de 2 millions d’habitants, du côté mexicain.

Le mur vu de la plage de Tijuana, au Mexique. On peut lire : « Vivez libres sans mur ». Photo : Michel Labrecque

Ici, des artistes ont tenté « d’humaniser » le mur. Mais il s’agit d’une exception.

Le mur vu de Tijuana, au Mexique Photo : Michel Labrecque

En fait, le mur ressemble presque partout à ceci. Un mur plutôt intimidant.

« Ce mur est puissamment diabolique (powerfully evil) dans son intention », dit Alex, un Américain d’origine colombienne qui le voyait pour la première fois.

À Tijuana, des gens parlent à des proches qui sont du côté américain. Photo : Michel Labrecque

L’endroit où nous nous trouvons est très particulier. Cela s’appelle « Parque de la Amistad », le parc de l’Amitié. « Friendship Park », de l’autre côté du mur.

Discussions entre proches des deux côtés du mur. Nous sommes ici du côté mexicain. Photo : Michel Labrecque

C’est le seul lieu de la frontière de 3200 km où les gens peuvent se parler d’un côté à l’autre.

Rassemblement familial. Le père est du côté américain. Photo : Michel Labrecque

Cela donne lieu à des scènes parfois émouvantes : des conjoints, des frères et soeurs ou encore des parents et des enfants, séparés par la frontière.

Du côté américain, ce sont des sans-papiers qui ne pourraient pas retourner aux États-Unis s’ils traversaient au Mexique.

Le mur vu de la plage de Tijuana, au Mexique Photo : Michel Labrecque

« La migration, on la voit comme des grands flux. Mais le drame des politiques migratoires, c’est la séparation familiale  », explique Marie-Laure Coubès, spécialiste des migrations au Colegio de la frontera norte, au Mexique.

Marie-Laure Coubès, d’origine française, vit à Tijuana depuis plus de 20 ans. Pour elle, la frontière Californie-Mexique est un véritable laboratoire de la mondialisation. « Les marchandises peuvent se déplacer plus facilement, mais pour les personnes, ça dépend de leur statut. »

Des enfants jouent près du mur du côté mexicain. Photo : Pasquale Harrison-Julien

Cette frontière qui s’est toujours renforcée, particulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, vit une nouvelle mutation avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Y aura-t-il un troisième mur qui s’ajoutera aux deux barrières actuelles?

Du côté américain, les sans-papiers vivent dans la crainte d’être déportés. Il y a beaucoup moins de gens qui viennent au « Friendship Park », parce qu’ils ont peur qu’on leur demande leurs papiers.

Terreur chez les illégaux

Le Chicano Park, à San Diego, en Californie. On y trouve la plus grande concentration d’art mural latino aux États-Unis. Photo : Michel Labrecque

Chicano Park est un endroit fascinant dédié à l’art mural des militants latinos des États-Unis.

Cette murale du Chicano Park évoque les difficultés des travailleurs agricoles aux États-Unis. Photo : Michel Labrecque

Il est situé au coeur du quartier latino de San Diego. La communauté hispanique forme à peu près le tiers des 3 millions d’habitants de la région métropolitaine.

Le Chicano Park, à San Diego Photo : Michel Labrecque

C’est ici que m’a donné rendez-vous David Alvarez, conseiller municipal démocrate de cet arrondissement, où vivent aussi de nombreux sans-papiers.

David Alvarez, conseiller municipal de San Diego Photo : Michel Labrecque

« Il y a beaucoup de peur. Il y a eu des raids dans cette communauté », explique Alvarez.

Pour lui, les récents décrets de Donald Trump pourraient permettre de déporter pratiquement n’importe qui, alors qu’avant, on ne s’en prenait qu’à ceux qui ont commis des crimes graves.

Mais Trump semble plutôt vouloir aller dans le sens contraire.

Jesus Ibarra en compagnie de sa femme, Daisy, et de son fils, Aaron Photo : Pasquale Harrison-Julien

Prenez le cas de Jesus Ibarra, 21 ans. Il est arrivé du Mexique illégalement avec ses parents à l’âge de huit ans.

« Je me rappelle vaguement d’avoir couru et qu’il y avait un hélicoptère qui nous suivait », raconte-t-il.

Il est ce qu’on appelle un dreamer, un rêveur. C’est le nom qu’on donne aux bénéficiaires du programme DACA (Deferred Action for Childhood Arrival), qui donne un statut légal temporaire aux sans-papiers arrivés à un jeune âge.

Jesus peut travailler ou étudier comme un Américain. Mais son visa prend fin dans deux ans.

On ne sait pas encore si ce programme, créé par Barak Obama, sera maintenu par Donald Trump, qui a dit « éprouver de la sympathie  » pour ces jeunes adultes qui ont vécu presque toute leur vie aux États-Unis. Mais plusieurs républicains n’éprouvent pas le même sentiment.

La famille de Jesus est un bon exemple de la complexité des statuts d’immigration. Sa femme Daisy et son fils Aaron sont citoyens américains. Ses parents sont sans papiers. Quant à ses deux soeurs, la plus vieille est une DACA, comme lui, et la plus jeune est citoyenne américaine, puisqu’elle est née aux États-Unis.

Complexe, pas vrai? Ses parents vivent dans la crainte d’être déportés. Ils ne sortent donc presque jamais en dehors de leur travail et ne vont jamais au restaurant. Jesus n’est pas trop inquiet pour lui-même, mais il a très peur pour ses parents. C’est ça, la peur au quotidien.

Pour le moment, les statistiques n’indiquent pas une augmentation claire des déportations. Et la Californie n’entend pas collaborer avec Washington. Elle est en train d’adopter une loi pour devenir un « État sanctuaire  », qui limite la collaboration des forces de l’ordre californiennes aux politiques fédérales de déportation.

Des patrouilleurs du côté américain de la frontière Photo : Pasquale Harrison-Julien

N’allez pas dire à Eduardo Olmos que le mur n’est pas utile. Olmos est l’un des 2400 agents frontaliers qui sillonnent la zone de San Diego.

Le patrouilleur Eduardo Olmos Photo : Pasquale Harrison-Julien

En 1986, avant la construction des barrières, les patrouilleurs américains ont arrêté 620 000 migrants. Par comparaison, l’an dernier, ils ont intercepté 30 000 personnes, observe le patrouilleur Eduardo Olmos, lors d’une entrevue avec ma collègue Pasquale Harrison-Julien.

La frontière qui rassemble

Le poste-frontière Tijuana-San Isidro Photo : Michel Labrecque

Peut-être avez-vous l’impression qu’avec ces murs peu de gens traversent la frontière. Vous avez tout faux.

Chaque jour, 100 000 personnes passent la frontière San Ysidro-Tijuana, à pied ou en voiture. Il n’est pas rare de devoir attendre de deux à trois heures, à moins de posséder une carte spéciale qui vous donne accès à une file d’attente plus rapide.

Le poste-frontière d’Otay Mesa, consacré uniquement aux camions Photo : Michel Labrecque

Il faut ajouter à cela le ballet incessant des camions, qui se déroule à un poste-frontière séparé, Otay Mesa, 20 km à l’est. Chaque jour, 3000 camions défilent de chaque côté. C’est bien là l’illustration la plus forte de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), que le président Trump veut aujourd’hui renégocier.

Connaissez-vous le terme Calibaja? C’est le nom de la région binationale de 6,5 millions d’habitants qui englobe San Diego et Tijuana. La contraction de Californie et de Baja California, l’État mexicain au sud de la Californie.

Malgré le mur, cette région se « vend » à l’étranger, sous ce nom. Il y a des dizaines d’entreprises qui ont des installations des deux côtés de la frontière, surtout dans des domaines comme le biomédical, l’aérospatiale et, bien sûr, le manufacturier.

« C’est comme un 2 pour 1. Une entreprise peut profiter au maximum des avantages des deux pays », affirme l’ex-politicienne démocrate Denise Ducheny. De plus bas salaires au Mexique et des centres de recherche ultramodernes aux États-Unis.

« Pour chaque emploi créé d’un côté, il s’en crée au moins un de l’autre côté », estime Mark Cafferty, président de la Corporation de développement économique de San Diego. Il craint que Donald Trump ne vienne détruire cette belle complémentarité. Il croit que cette administration devrait venir à la frontière et rencontrer les leaders du monde des affaires et de la culture.

Un match local de soccer à Tijuana Photo : Michel Labrecque

Il y a l’économie, mais il y a aussi la vie. Nous voici à un match de l’équipe de soccer de Tijuana, les Xolos.

On a beau être dans la ligue de soccer mexicaine, la moitié des plaques d’immatriculation dans le stationnement sont de la Californie.

Crystal et Luis, de fervents partisans des Xolos Photo : Michel Labrecque

Crystal et Luis ont grandi du côté américain, mais ils viennent à chaque match. Ils adorent aller à Tijuana régulièrement.

Pour Luis, le projet de mur du président Trump donne l’impression que le Mexique est vu comme un ennemi. « Mais San Diego et Tijuana s’entendent bien. Ce ne sont pas des ennemis. »

Et il y a un autre phénomène particulier : trois heures avant chaque match, il y a un tailgate party dans le stationnement. C’est une tradition américaine, mais ici, elle est « pimentée » par la musique « nortena » typique du coin.

Une fête dans le stationnement du stade des Xolos à Tijuana, juste avant le match Photo : Michel Labrecque

« C’est le seul endroit au Mexique où ça se passe », raconte Ivan Orozco, porte-parole des Xolos.

Orozco est Américain, mais a de la famille du côté mexicain. Et maintenant, il traverse la frontière chaque jour pour travailler.

« Il y a beaucoup plus de choses qui nous unissent qu’il y a de choses qui nous séparent », souligne Roberto Cornejo, directeur des opérations de l’équipe de soccer des Xolos. Ce Mexicain vit maintenant à San Diego, mais travaille à Tijuana.

Marcella Castilla Photo : Michel Labrecque

Marcella Castilla, elle, se déplace en sens contraire : elle habite Tijuana et travaille à San Diego, comme près de 50 000 personnes.

Née au Mexique, elle s’est installée à San Diego après avoir épousé un Américain. Mais avec le coût du logement, le couple a choisi d’habiter à Tijuana. « Je suis une vraie fille de la frontière », dit Marcella en riant.

Beaucoup d’Américains traversent du côté mexicain pour les soins de santé. « Je vais chez mon dentiste, qui est trois fois moins cher et deux fois plus serviable qu’aux États-Unis », raconte Dennis Seisun, l’employeur de Marcella.

Sarah Martinez-Pellegrini Photo : Pasquale Harrison-Julien

« C’est un endroit très compliqué, mais aussi très surprenant », constate Sarah Martinez-Pellegrini, chercheuse au Colegio de la frontera norte, un centre de recherche universitaire de Tijuana.

« Et un des problèmes avec cette administration à Washington, c’est que cette intégration de fait puisse être remise en cause  », d’ajouter la chercheuse.

« C’est la frontière de tous les superlatifs », note Christophe Sohn, un géographe français qui est en résidence pour un an à l’Institut des Amériques de l’Université de Californie à San Diego. Pour ce spécialiste des frontières, celle-ci est le nirvana.

Mais il serait faux de penser que tout San Diego est branché sur le Mexique, ajoute Sohn. Lui-même habite à La Jolla, une banlieue riche de San Diego, qui abrite aussi l’université. « Les gens ici disent que c’est violent, qu’il y a de la drogue et que c’est compliqué de traverser. »

Lexique de la frontière

  • Fronterizo (a) : en espagnol, pour « habitants de la frontière »
  • Bi ou binational : expression anglaise souvent utilisée par les gens qui ont de la famille des deux côtés
  • Del otro lado, on the other side : expression très souvent utilisée, comme pour nier la frontière
  • Chulajuana : nom donné par une partie de la population à la ville californienne de Chula Vista (70 000 habitants) au sud de San Diego. Il y a beaucoup de Latinos; on a donc fait un mélange de Chula Vista et Tijuana
  • Teejay : nom que beaucoup de Mexicains bilingues vont utiliser pour Tijuana
  • Calibaja, Baja Med : noms donnés pour désigner la « nouvelle cuisine » régionale, qui est florissante (et délicieuse) d’un côté comme de l’autre de la frontière

Tijuana inquiète

Un vendeur de cactus dans un marché public de Tijuana Photo : Michel Labrecque

Tijuana est une ville étonnante, anarchique et déroutante. Il y a les marchés publics et les maquiladoras, ces usines d’assemblage construites dans les 50 dernières années. Mais il y a aussi les restaurants branchés et les centres d‘incubation de haute technologie.

Des programmeurs de l’entreprise Mind, à Tijuana Photo : Michel Labrecque

Donald Trump en inquiète plus d’un. « Il nous humilie, nous piétine et nous insulte », m’a dit un chauffeur de taxi.

Ana et Elie, employés du groupe Nektek, à Tijuana Photo : Michel Labrecque

« Moi, je suis fâché », dit Elie, ingénieur en informatique. « Moi, je le méprise », ajoute sa collègue Ana.

Tous deux disent qu’ils vont se centrer davantage sur le Mexique et regarder moins vers le nord. Cependant, le domaine dans lequel ils travaillent est complètement tourné vers les États-Unis. D’ailleurs, la jeunesse de Tijuana a créé de nombreuses entreprises émergentes qui rêvent de transformer la ville en Silicon Valley mexicaine.

Et si Donald Trump renégocie l’ALENA, quelles seront les répercussions sur Tijuana? « L’impact de l’ALENA est énorme. C’est très incertain. Il y a beaucoup de rumeurs. De nouvelles entreprises pourraient décider de ne pas s’installer », craint Adriana Eguia, directrice de la Corporation de développement économique de Tijuana.

Un refuge pour migrants de Tijuana Photo : Pasquale Harrison-Julien

Il y a aussi les déportations. Dans ce refuge pour migrants de Tijuana, on craint un nouvel afflux de déportations.

« Pour le moment, il n’y a pas vraiment d’augmentation », estime le directeur, le père américain Patrick Murphy. « Mais dans quelques mois, il risque d’y avoir une crise. En ce moment, c’est comme une répétition générale.  »

Depuis Tijuana, le mur se termine dans la mer. Photo : Michel Labrecque

Cette frontière complexe et étonnante vit des moments de tensions et d’incertitudes. Mais ses habitants n’ont sans doute pas dit leur dernier mot pour contourner les murs en tout genre. C’est ce qu’ils font déjà depuis 23 ans.