Un photographe de presse aussi payé par Brossard et le parti du maire

Photo de Robert Côté prise pour le compte du journal Brossard Éclair
Photo : Robert Côté, Brossard Éclair
EXCLUSIF – Des documents obtenus par Radio-Canada révèlent qu'un photographe de journaux d'information de Brossard travaille aussi pour le compte de la Ville ainsi que celui du parti du maire Paul Leduc. Un risque de conflit d'intérêts qui se pose de plus en plus à mesure que la précarité augmente dans les médias.
Robert Côté marche sur un fil très mince pendant qu'il jongle avec les contrats. Il est clairement établi au Québec qu'un photographe de presse est un journaliste à part entière. Autant le Conseil de presse que l'Association des journalistes indépendants (AJIQ) ou la Fédération professionnelle des journalistes (FPJQ) s'entendent là-dessus.
Photographier un maire pour le bien de sa communication ne donne pas le même résultat que de prendre des photos d'intérêt public pour la presse. Si l'élu grimace, s'il parle à une personne de mauvaise fréquentation, la photo sera, dans un cas, néfaste, et dans l'autre, potentiellement révélatrice.
Les photos de Robert Côté apparaissent dans les pages et les sites web des journaux gratuits Brossard Éclair et Le Courrier du Sud. On peut aussi voir ses clichés dans les publications de la Ville de Brossard. Lors de la dernière campagne électorale, le maire Paul Leduc a aussi fait appel à ses services.
Parfois, le photographe d'expérience se retrouve avec deux chapeaux lors d'un même événement. Son client lui a déjà demandé d'écarter des élus de l'opposition sur les photos, mais Robert Côté assure qu'il a ensuite pris un cliché avec tout le monde pour le journal. « Je ne prends pas parti, je ne vois pas de problème », dit-il. « Il y a moyen de mettre un chapeau pour chaque circonstance. »
Le rapport de dépenses du parti du maire Leduc, Priorité Brossard, pour les dernières élections de 2013 fait état du paiement de 137,97 $ à Robert Côté Photographe. La dépense est indiquée dans la colonne « Publicité ».
Des contrats avec d'autres villes
« Depuis le début de ma carrière, c'est comme ça », explique Robert Côté. « Il y a plein de collègues de journaux qui le font. Ils prennent aussi des contrats avec des députés ou des ministres ». Le photographe révèle d'ailleurs qu'il travaille pour le compte d'autres villes, sans vouloir dire lesquelles.
« Pour moi, c'est clair que c'est un conflit d'intérêts. »
« Il n'y a pas de règles plus souples pour les photojournalistes que pour les journalistes », fait remarquer le professeur de journalisme à l'Université d'Ottawa Marc-François Bernier. « Ce journaliste peut être en rapport avec des gens, savoir des choses, être en position de prendre des photos, qui pourraient être compromettantes. Mais il ne le fera peut-être pas, parce qu'en même temps, ce sont ses clients. »
« Ça soulève des questions au niveau de l'administration et la gestion de ce média », ajoute le professeur. « Les lecteurs ont le droit de savoir que la personne est aussi dans la communication, dans la relation publique. »
« Ce n'est pas la politique des journaux de la Rive-Sud de mettre dans l'embarras les élus des villes. »
Si Robert Côté se retrouve au milieu du maire et d'investisseurs pour un contrat de photo avec la Ville, il ne divulgue rien : « Il n'y a jamais une information qui sortirait de là; je n'ai pas à dévoiler des choses aux journaux. » En revanche, s'il est là pour la presse, il ne se gênerait pas. Mais que se passerait-il s'il était sous contrat avec les deux en même temps? « Quand c'est litigieux, il peut y avoir un problème », reconnaît-il.
Qu'en pense la direction de TC Media ?
L'entreprise de presse qui contrôle une centaine de journaux gratuits au Québec est au courant et ne voit rien à redire à la situation de son photographe. « En tant que pigiste à contrat, M. Côté peut avoir des mandats variés pour des clients différents », écrit dans un courriel la directrice des communications externes, Katherine Chartrand. Elle ajoute une affirmation étonnante : « M. Côté travaille en tant que photographe et non comme photojournaliste ou journaliste. »
Par ailleurs, la porte-parole de TC Media y va d'une révélation tout aussi surprenante : « Dans le cas où nous publions des photos qu'il a prises pour le compte de la Ville et non pour TC Media, nous leur apposons le crédit "Gracieuseté" ou "Ville de Brossard", et non celui de M. Côté. » Cela veut donc dire que les journaux publient des photos prises par leur photographe, mais payées par la Ville et, donc, prises selon les critères de la Ville. Les élus de l'opposition sont-ils présents sur ces photos?
La précarité au coeur du problème
« Si le salaire était suffisant, je n'aurais pas nécessairement besoin de compléter [mes mandats] », explique Robert Côté. Selon lui, la situation est de pire en pire. Le professeur de journalisme Marc-François Bernier confirme : « Dans les médias gratuits, on voit que les journalistes, surtout en région, ont plus de difficultés. C'est toujours plus difficile de respecter la déontologie quand on a de la difficulté à payer ses factures à la fin du mois. »
Le point de vue d'experts
L'analyse de Simon Van Viet, président de l'Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ)
« Le problème est réel et beaucoup plus large qu'on pense. Souvent, des journalistes, particulièrement en région, vont prendre des contrats limites, voire carrément dérogatoires. Les pigistes vivent une précarité très grande, ce qui fait que certaines personnes ont tendance à étirer l'élastique. » Il cite l'exemple de journalistes qui rédigent également des contenus commandités. « Il y a une certaine hypocrisie dans le milieu. Si des entreprises de presse le font [il cite l'exemple du cahier XTRA de La Presse+], il ne faut pas s'étonner que des journalistes indépendants le fassent. On voit de plus en plus qu'au sein même des rédactions, les frontières sont de plus en plus poreuses. La question qu'il faut se poser, c'est : comment mettre un terme à la précarité qui ouvre la porte à toutes ces dérives-là? »
L'analyse de Guy Amyot, secrétaire général du Conseil de presse du Québec
« C'est une réalité qu'on constate de plus en plus et qui est troublante du point de vue déontologique. Une bonne partie des journalistes n'arrivent pas à vivre de leur travail. Ça pose la question plus générale du financement d'un journalisme de qualité ».
L'analyse de Marc-François Bernier, professeur-chercheur en journalisme à l'Université d'Ottawa, spécialiste des enjeux éthiques
« Même à la Fédération professionnelle des journalistes [environ 2000 membres], il y a plein de gens qui ont la carte, mais qui ne respectent pas toujours la déontologie. La FPJQ n'a pas les moyens, puis peut-être pas l'intérêt non plus, de faire la vigie de ça, car elle pourrait perdre des membres. »
La FPJQ n'a pas souhaité s'exprimer dans ce reportage, Robert Côté n'étant plus membre depuis quelques années. La Fédération a simplement mentionné que ses membres doivent respecter son code de déontologie contre les conflits d'intérêts, au risque d'être exclus.
Au Québec, il n'existe pas de titre professionnel pour les journalistes. N'importe qui peut revendiquer ce statut, sans être membre de la Fédération et donc sans obligation formelle quant aux règles d'exercice. La FPJQ tiendra son congrès annuel du 18 au 20 novembre.
L'an dernier, le chroniqueur-vedette du journal Le Devoir, David Desjardins, avait été remercié par le quotidien après que ce dernier eut fondé une agence de marketing de contenu pour pallier ses maigres cachets de pigiste.