•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Le réfrigérateur de Cynthia Massé

L'auteure Cynthia Massé

L'auteure Cynthia Massé

Photo : Chantal Lamontagne

Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2016 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Cynthia Massé a remporté le Prix du récit Radio-Canada 2016 pour Le réfrigérateur, l'histoire d'une fille qui tente de déjouer les troubles alimentaires et les obsessions de sa colocataire et qui se perd elle-même au jeu.

Cynthia Massé (Nouvelle fenêtre) est née à Sorel-Tracy. Obtenir la note de 0/10 dans sa toute première dictée ne l’a jamais arrêtée, car après un détour par les sciences, elle a récemment terminé son baccalauréat en écriture de scénario et création littéraire à l’Université de Montréal. Elle est présentement à la maîtrise en création littéraire et travaille sur un projet de roman.

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles de Radio-Canada. Certains lecteurs pourraient s'offenser du contenu des textes. Veuillez prendre note que certains textes s'adressent à un public averti.

Le réfrigérateur

Ère de glacière

Élizabeth s’appelle Élizabeth, mais préfère être appelée Liza. Pas Éli. Surtout pas Beth. Liza refuse d’être une chanson de Kiss. Très tôt ce matin-là, Liza avait retiré toutes les tablettes de son réfrigérateur pour les cacher dans sa garde-robe. La nourriture aussi. Elle avait disposé les fruits et les légumes de façon à créer un arc-en-ciel comestible sur le plancher de la garde-robe pratiquement vide, avant d’y déverser le contenu de son unique pinte de lait. Cette œuvre restera anonyme, puisque personne ne cherche la nourriture, mais Liza trouvait rassurant de savoir ses fruits cachés de façon esthétique. Elle ne possédait en fait que deux robes, une blanche à pois noirs pour les jours heureux, une bleue pour les plus tristes. Les robes furent déposées sur le lit pour éviter qu’elles ne se mêlent à l’œuvre. Liza avait toujours trouvé son réfrigérateur plutôt petit. En réalité, il était assez grand pour qu’on s’y assoie confortablement, armée de son cellulaire, prête à étudier le froid. Pas celui qui mord. Non. Pas le froid d’au-dehors. Liza étudiait le froid intérieur.

Réfrigérateur 1

La nuit, le réfrigérateur fait un son d’enfer. Le cri de l’électroménager résonne comme une mélodie. Le frigo chante sa solitude extrême alors que Roxane se couche et essaie d’ignorer son appel. De vrombissements douteux à claquement léger, jamais il ne cesse d’entrecouper son sommeil. Elle a souvent envie de se lever pour le débrancher, mais il faut faire la paix avec lui. Elle essaie de l’apprivoiser, mais surtout d’oublier sa présence.

Le poids de la vie

Roxane s’appelle Roxane avec juste un « n », mais aime bien se faire appeler Roxy. Apparemment, Roxy sonne plus sexy, mais Liza préfère l’appeler Roxane. Aujourd’hui, Roxane a fait la même chose que les autres jours de la semaine; elle s’est levée à six heures pour se peser et préparer son shake protéiné, tout ça en silence, parce que Liza dort habituellement jusqu’à midi. Ensuite, elle est allée s’entraîner avant de prendre sa douche au gym et de s’y maquiller pour être belle pour son cours de génétique des populations. Le midi, elle a mangé son lunch sec et prépesé la veille avant de retourner en classe pour son cours d’histologie animale. Après son cours, Roxane est rentrée à la maison et a pesé sa nourriture sèche pour le lendemain, en plus de celle pour le soir même. Sa journée presque terminée, il ne lui restait qu’à manger et à étudier la structure anatomique des différents tissus du corps humain. Son étude terminée, il lui fallait se coucher tôt parce qu’elle devait se lever à six heures le lendemain.

La maîtrise de soi

Élizabeth pensait contrôler parfaitement la situation, s’imaginant qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. Après une journée complète à fixer son téléphone au fond du réfrigérateur, elle ouvre brièvement la porte pour lancer son téléphone dans le compartiment du haut. Pour congeler l’attente. Elle refuse de se soumettre à un phénomène extérieur. Il ne faut pas changer ses bonnes habitudes, il faut faire comme Roxane et être constante si on veut des résultats dans la vie. Changer Roxane, apprendre Roxane. C’est ce que font les amies: elles font sortir le meilleur l’une de l’autre. Liza croyait contrôler la situation, mais au final, c’est toujours la situation qui la contrôle.

Conversation 1.0

J’ai même pas mangé j’ai même pas mangé mais j’arrive oui je m’en viens c’est juste que je me suis levée ce matin pis mon chat était pas dans le lavabo mais d’habitude il est là tous les matins ça fait que j’ai été déstabilisée pis j’ai cherché mon chat dans l’appartement tsé un chat dans un trois et demi ça peut pas aller bien loin mais l’affaire c’est que je le trouvais vraiment pas je te jure je suis allée en courant au pet shop parce que j’avais besoin d’un chat parce que le mien était brisé donc je suis rentrée dans le pet shop même pas invitée même pas dit salut même pas regardé les animaux j’ai juste dit que j’avais besoin d’un chat qui dort dans les lavabos parce que le mien était brisé mais l’affaire c’est qu’ils en avaient pas au pet shop des chats qui dorment dans les lavabos fait que je suis rentrée chez moi pis mon chat était réapparu BAM! juste comme ça mon chat était dans le lavabo mais moi j’avais pas mangé je me suis dit ben voyons il me niaise ce chat-là j’ai pas eu le choix de le chicaner pour ça mais y’a pas réagi parce qu’il dormait dans mon lavabo t’imagines il osait m’ignorer après tout ce que j’ai fait pour lui j’ai même checké en dessous du matelas c’est pas rien tsé mais lui y s’en foutait totalement que j’aie fait tout ça pour lui sauf qu’il va le regretter un jour parce que j’ai décidé que j’allais pu jamais le chercher y aura juste à se chercher tout seul s’il se perd en chemin vers le lavabo

Kiss

Seule dans son réfrigérateur, Liza s’efforçait de ne pas rire en pensant au chat qui passerait des heures à lécher le lait au fond de sa garde-robe. Elle tentait de rester silencieuse, sans divertissement extérieur. Elle se mit malgré elle à fredonner cette chanson qu’elle détestait tant. You say you feel so empty… Elle n’arrivait même pas à déterminer pourquoi elle la détestait… That our house just ain’t our home. Et sans même qu’elle sache pourquoi, le balbutiement se transforma en chant net. That I’m always somewhere else, and you’re always there alone. Il faut bien trouver une façon de passer le temps, quand il n’y a personne pour nous trouver, personne pour nous secourir. Liza se mit alors à crier avec passion ce refrain qui la hantait, quitte à être entendue et à gâcher tous ses efforts de cachette. Just a few more hours, and I’ll be right home to you. I think I hear them calling, oh Beth what can I do?

Départ

Roxane avait remarqué que Liza était partie: elle avait laissé ses deux robes sur son lit avant de l’abandonner comme toutes les autres. Une explication aurait été appréciée, mais personne n’en donne de toute façon. À l’ère des écrans de cellulaires, les gens ne disent plus au revoir. La communication est si facilement coupée par une non-réponse. Il suffit de lire le message et de déposer le téléphone afin d’en oublier le contenu. C’est ce qui faisait le plus mal: Liza avait lu les messages d’inquiétude. Au moment où Roxane cherchait de la glace pour son verre d’eau, elle avait trouvé le téléphone de Liza dans le congélateur: aucun message non lu.

Réfrigérateur 2

Le frigidaire de l’appartement de Liza est séparé de moitié, quand elle n’y est pas. Il est séparé sur le sens de la longueur, entre obsession et végétation. Roxane obsède et Liza végète. Le côté vide, c’est la partie de Roxane. C’est son mieux à elle. Le vide, c’est aussi la vie de Liza, mais son côté est celui des légumes. C’est son mieux à elle. Alors que Liza s’efforçait de ne pas chanter Kiss contre son gré, le réfrigérateur s’arrêta mystérieusement. L’appartement fut plongé dans un grand silence. Puis, avec les heures, le froid finit par la quitter. La température de la pièce la força à abandonner son refuge afin d’en trouver un autre, une lettre fut quand même laissée au fond du réfrigérateur.

Conversations 2.0

J’aimerais ça des fois, ne pas te trouver meilleure que moi. Je voudrais te prendre par le coude et marcher à tes côtés sans avoir peur d’être disséminée par ta splendeur. Je voudrais passer mes doigts dans ta chevelure et te dire que tu es belle. Que tu es à moi. Si je le pouvais, je te vanterais tout le temps. Je leur dirais, à mes amis, que tu n’es pas folle. Je leur dirais que tu fais de ton mieux, et que c’est mon mieux à moi aussi. Bientôt, je n’aurai plus à t’expliquer à mes proches, parce que tout va changer. Il faut te sortir de ta torpeur, tuer tes habitudes pour te brasser un peu. Il faut que je t’apprenne à abandonner tes livres théoriques pour te gaver de calories vides.

Biocommunicationologie

Roxane aime parler de son champ d’études à ses amies. Elle aime voir l’incompréhension dans leurs yeux. Elle passe par-dessus leur désintérêt évident et tout ça la fait rire. Elle parle des équations qui décrivent l’évolution des fréquences alléliques et génotypiques en fonction des forces évolutives. La conversation évolue vers une inévitable énumération des trois forces évolutives, déclenchée par un regard insensible. Les trois forces sont: l’effet de dérive, la sélection naturelle et sexuelle et la mutation génétique. Liza se renferme dans son mutisme habituel. Entre la description d’une cellule réticulo-endothéliale et l’explication de l’hémopoïèse, elle perd le fil.

Lettre #1

Chère colocataire,

Je me suis cachée dans le réfrigérateur, et tu ne m’as pas trouvée. C’est inquiétant.

Sincèrement,

Liza


Véritable tremplin pour les écrivains canadiens, le Prix du récit Radio-Canada est ouvert à tous, amateurs ou professionnels. Il récompense chaque année les meilleures histoires vécues originales et inédites soumises au concours. Le gagnant reçoit 6000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, une résidence d'écriture au Centre Banff, en Alberta, et son texte est publié dans le magazine enRoute d'Air Canada et sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit. Les finalistes reçoivent chacun 1000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, et leur texte est publié sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit.


  • Prix de la nouvelle : inscriptions du 1er septembre au 31 octobre
  • Prix du récit : inscriptions du 1er janvier au 29 février
  • Prix de poésie : inscriptions du 1er avril au 31 mai

Vos commentaires

Veuillez noter que Radio-Canada ne cautionne pas les opinions exprimées. Vos commentaires seront modérés, et publiés s’ils respectent la nétiquette. Bonne discussion !

En cours de chargement...