La chasse à la biche de Bianca Joubert

L'auteure Bianca Joubert
Photo : B. J.
Bianca Joubert fait partie des cinq finalistes du Prix du récit Radio-Canada 2016 pour La chasse à la biche, l'histoire de trois jeunes filles et un bébé qui flirtent avec le danger à la frontière des États-Unis et du Mexique. Un texte à l'écriture forte et poignante, dans lequel la douleur est palpable.
Bianca Joubert (Nouvelle fenêtre) a grandi dans le Bas-Saint-Laurent et habite Montréal. Auteure, journaliste indépendante, photographe, elle est aussi diplômée en arts visuels et pratique la danse. Elle a remporté le Prix de la nouvelle Radio-Canada en 2008 pour un texte devenu depuis un roman, Le léopard ne se déplace pas sans ses taches – Histoires naturelles, publié en 2016 aux éditions Marchand de feuilles, qui avait déjà publié en 2012 son premier roman, Le brodeur.
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La chasse à la biche
Tout ne s'est peut-être pas passé exactement comme ça.
Plus de vingt ans après, la mémoire a parfois des rebonds capricieux. Était-ce des pupitres d'enfants? 200, 300 ou 400 dollars US? Des assurances, une taxe, un droit de passage? Je ne me souviens plus.
La mémoire préfère se complaire au soleil du Texas, sentir la piqûre des fourmis rouges, la carcasse de la voiture où nous étions trois, avec un bébé de six mois. Trois jeunes filles en fleurs, à peine vingt ans et l'enfance qui nous bottait encore le derrière.
Ce dont je me souviens très bien, c'est que je ne suis jamais allée à Ciudad Juárez. Seulement à El Paso, du côté américain de la frontière. El Paso et Ciudad Juárez, deux faces d'une même médaille, un vieux couple qui s'engueule, séparé par une rivière, le Rio Grande, pour les uns, le Rio Bravo, pour les autres. Et un grand mur métallique qui coupe les États-Unis du Mexique.
À l'époque, Ciudad Juárez n'était pas encore tristement célèbre. À part peut-être pour l'invention, en 1942, du margarita, le fameux cocktail à base de tequila, qui a saoulé des générations de buveurs presque avec élégance. Elle ne l'est que depuis cette année-là, 1993. L'année de la découverte du premier cadavre de fille, sur un terrain vague. Depuis, des centaines, voire quelques milliers de mortes et de disparues, les chiffres ne s'entendent pas là-dessus. On dirait que là-bas, le diable a fait un pacte avec les chiffres. Et avec les autorités de la ville. Et celles de la province de Chihuahua.
En 1993, depuis des mois nous sillonnions les States en voiture, à l'étroit avec le bébé qu'on lavait dans un bac à vaisselle en plastique blanc dans les haltes routières. Il nous appelait toutes les trois maman, mais une seule d'entre nous l'allaitait.
On dit qu'à Ciudad Juárez, le diable porte un uniforme. Au Texas, de l'autre côté de la frontière, du bon côté, un shérif – un vrai, comme dans Shérif, fais-moi peur ou I Shot the Sheriff - nous a mis en garde : ne dormez pas dehors.
On a dormi dehors. Enfin, dehors dans la voiture. Une nuit, l'une de nous présentait tous les signes de la tourista. Après avoir essayé en vain de trouver à cette heure tardive un restaurant où elle pourrait faire ses besoins, nous avons dû nous rabattre sur un champ. Dans l'obscurité, quelque chose a sifflé entre ses jambes.
À Ciudad Juárez, les coyotes aboient, les cobras sifflent, la mort rôde et les hommes profanent.
Elle a remonté son pantalon et couru vers la voiture. On a trouvé un autre champ.
Dans la lumière des phares, un jeune cerf de Virginie s'immobilise au milieu de la route, l'œil rempli d'effroi.
La nuit, Ciudad Juárez est un bordel et un abattoir à ciel ouvert. On y pratique la chasse à la biche, sans permis. On laisse généralement les filles face contre terre, le pantalon baissé, à moitié enterrées. Nous, on ne le sait pas, on est de l'autre côté de la frontière.
Tout l'ordre établi semble de la partie pour brouiller les pistes. Trouver de faux coupables, faire un show médiatique étalé dans El Diaro, le lendemain, ou jouir de la mort des biches en leur brisant le cou. Personne ne sait. Depuis 22 ans, aucun dossier classé et les meurtres qui continuent, même avec de supposés coupables sous les verrous. On parle même d'un Égyptien qui commanditerait les viols et les assassinats depuis sa cellule, payant 1000 dollars par fille, chaque nouvelle victime étant une preuve de plus de son innocence.
Des bottes de cowboy, de la coke, des pôles de danse et des néons. Du sexe et de l'alcool. Des cartels qui se livrent une guerre sans fin. Les chiffres varient, les théories aussi. De la chasse à la biche de fils de bonne famille aux narcotrafiquants, du trafic d'organes aux snuff movies – des vidéos de viols, tortures et mort en direct -, de tueurs en série à un divertissement bon marché des autorités.
Je me souviens d'une montagne de vêtements vendus au kilo, dans un hangar. De nous quatre farfouillant dedans. De l'une de nous qui a acheté des couvre-bâtons de golf comme chaussettes. Un monticule où nous aurions pu disparaître, avalées par le coton, le polyester, le cuir, les cerceaux de soutien-gorge. Noyées dans le textile et l'ADN des gens qui les avaient portés.
Les assassins de Juárez ont de curieuses pratiques. Ils changent les vêtements sur les corps de leurs victimes. Ils attachent ensemble les lacets de leurs chaussures. Toutes, presque, ont des liens aux poings et portent des marques de strangulation.
Les Mexicains marchent main dans la main avec la mort. La Vierge de Guadalupe est leur sainte patronne, mais elle n'arrête pas les massacres. Le jour de la fête des Morts, dia de los Muertos, ils les invitent à festoyer avec eux, leur préparent leurs repas préférés, mangent des crânes en sucre.
Les assassins croquent parfois les seins de leurs victimes, leur arrachent les mamelons avec leurs dents.
Les mères des disparues marchent dans Ciudad Juárez comme des somnambules, le cœur au bord des lèvres. Elles sentent dans leur chair la morsure dans la chair de leurs filles. Elles évitent le regard de papier des disparues, dont les photos sont placardées partout sur les murs de la ville, sur les vitrines, les poteaux. Des affiches qui font partie du décor et qu'on ne regarde même plus. Les mères les évitent aussi, parce que les regards de papier les supplient. Les yeux de biche pleurent des larmes de lait, des larmes de sang et se confondent avec celles de la Vierge de Guadalupe, qui ne vient pas à leur rescousse.
Ce n'était pas nos visages que l'on voyait sur ces affiches. Pas nos poings liés. Pas nos sexes écorchés. Pas nos organes découpés. Pas nos bouches remplies d'excréments. Pas nos crânes éclatés sous les pneus d'une voiture où l'on nous aurait longuement et sauvagement violées, avant de briser nos cous de biche. Pas nos corps brûlés.
Esmeralda, Perla, Rosa, Sandra, Guadalupe, Veronica, Maria, Irene, Jacqueline, Brenda, Cecilia, Violeta, Margarita… Ciudad Juárez ne débande pas. Pour se défaire du mal de son sexe trop dur, douloureux, Juárez se transforme la nuit en serpent et pénètre les entrailles des femmes, je vous salue Marie que vos entrailles soient bénies, pour les détruire de l'intérieur, avant de ressortir pour les étrangler. Jouir lentement de leur mort. Engraisser le désert de semence et de sang.
Après des mois à dormir dehors, nous avons un jour loué une chambre d'hôtel. Minable, mais une chambre tout de même. En sécurité, au chaud, comme le conseillait le bon shérif. Une nuit d'insomnie où la musique à fond la caisse d'un mariage mexicain avait fusé de la salle de réception.
On arrive aujourd'hui à faire parler l'ADN des momies des pharaons d'Égypte. Mais pas à Ciudad Juárez. Aucune analyse n'est possible sur les corps des filles sacrifiées. On ne veut pas d'expertise. Ni trouver les coupables.
Celles qui ont le malheur de croiser leur chemin, souvent parce qu'elles sont trop pauvres pour en emprunter un autre, sont des pièces interchangeables d'une grande chaîne de montage qui engraisse un monde cossu auquel elles ne participent pas. General Motors, Philips, Johnson & Johnson… Des multinationales, les maquiladoras, qui franchissent la frontière pour profiter du cheap labour, des filles qui viennent de partout au Mexique pour ne pas crever de faim ou espérer traverser de l'autre côté, dans le grand rêve américain.
Parfois, on ne cherche même pas les disparues. On les imagine de l'autre côté, millionnaire, mariée à un gringo qui lui aura fait oublier sa pauvre famille. Certaines filles pensent que les victimes sont choisies pour leur beauté, à partir de photos que l'on prend d'elles à l'usine. Brunes, minces, mignonnes. Elles font des chiffres de nuit pour un salaire de misère ou transitent aux aurores dans la pénombre pour prendre leur quart de travail. L'usine ou le bordel.
Plus de 20 ans après, la mémoire a des rebonds capricieux. Je me souviens en tout cas que c'était en 1993, que nous avions nous aussi, comme elles, entre 13 et 25 ans, et que le destin n'a pas voulu nous laisser traverser le Rio Grande. Brunes, minces, mignonnes.
Dehors, les policiers font pétarader leurs motos, écartent les bras, pavanent leur moustache.
Dedans, c'était des pupitres d'enfants, avec des affiches écrites à la main en anglais et en espagnol sur du papier construction, derrière lesquels étaient assis des douaniers qui exigeaient une assurance en argent comptant, qui serait remboursée à notre retour à la frontière. Quelques centaines de dollars US. Une somme que nous n'avions pas. Nous étions pauvres. Peut-être pas autant que les filles des maquiladoras, mais pauvres quand même. Mais nous, ça nous a sauvées. On ne nous a pas laissées traverser la frontière.
Je ne suis jamais allée à Ciudad Juárez. Dieu et la Vierge de Guadalupe m'en gardent.
- Prix de la nouvelle : inscriptions du 1er septembre au 31 octobre
- Prix du récit : inscriptions du 1er janvier au 28 février
- Prix de poésie : inscriptions du 1er avril au 31 mai