La fille qui veut marcher sur la lune de Philippe Garon

L'auteur Philippe Garon
Photo : Bernard Arsenault
Philippe Garon est l'un des cinq finalistes du Prix du récit Radio-Canada 2016 pour La fille qui veut marcher sur la lune, un récit au rythme effrené qui nous bombarde d'images et d'émotions.
Philippe Garon (Nouvelle fenêtre) a 42 ans. Il a grandi à Sainte-Anne-des-Monts et étudié à Québec. Dans la vie, il « aime son fils, sa blonde, bûche, jardine, s'occupe de sa maison, écrit et rencontre plein de monde en lien avec son métier d'auteur. » Salut, mon frère! est paru aux éditions Vents d'Ouest en 2004. Les éditions Perce-Neige ont publié Ton dictionnaire du bout de la Terre de même que CR!ONS, projet multidisciplinaire qui vient de remporter le Prix de l'oeuvre de l'année en Gaspésie. La troupe Trace Théâtre a présenté Jeanne en crépuscule en 2013. Il a codirigé l'essai collectif Sécession : et si la Gaspésie devenait un pays libre?, paru en 2015. Il adore réaliser des ateliers avec les jeunes.
Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles de Radio-Canada. Certains lecteurs pourraient s'offenser du contenu des textes. Veuillez prendre note que certains textes s'adressent à un public averti.
La fille qui veut marcher sur la lune
« Je vous ai apporté des bonbons
Parce que les fleurs c'est périssable
Puis les bonbons c'est tellement bon
Bien que les fleurs soient plus présentables »
C’est la guerre. Encore. Quelque part. Mais je le sais pas. J’ai vingt ans. Même pas. Encore plus niaiseux que ça. Du genre à pas savoir qui est le gars dans le miroir. Un mauvais joueur de clarinette. Un catholique expiré. Un apprenti philosophe. Un apprenti cuisinier.
Dans ma réalité, je roule vers l’est. Dans la nuit rurale. Ma chaufferette fournit pas. Je roule vers l’est. T’arrives. Comme de la poudrerie qui colle après mes lumières. J’ai forcé fort longtemps pour te biffer. Mais là, je baisse ma garde. De la présure coule dans mes souvenirs de toi. Tu pognes en mottons. Je creuse. Dans le fromage de ma mémoire. Et te retrouve.
Entre mes oreilles, du vieux temps. T’es là. Invisible. Pour l’instant. Un de mes chums me parle de toi. Parfaite. Pour moi. C’est clair. Tu sais pas qui je suis. Pas grave. Le feu est déjà pris. Un beach party dans ton village. Avec les complices. Expédition en Cutlass Supreme de quatrième génération. En quatrième vitesse. Te rencontrer. Enfin. La gêne me gèle. Assis sur une table à pique-nique. Bière éventée. Ça passe. Première jase. Musique puissante. Gueules molles. Moutons éméchés. Pourquoi une clôture de broche me déchire les culottes? Titubage d’aurore entre frères choisis. Tu deviens une conversation d’aspirants soûlons. Sur une passerelle d’ados.
Rentrée à l’université. Mon vague à l’âme vit dans un quatre et demi. Il aime manger de la poutine Ashton et regarder Chambres en ville à la tévé. Avec mes colocs, on pèse sur mute puis on invente des dialogues absurdes. Francis Reddy aime pas plus lire du Émile Zola que moi. C’est clair qu’on finira pas notre bac en littérature ni l’un ni l’autre. Même sur mute, Anne Dorval reste mal habillée. Puis Gregory Charles finit par tomber sur les nerfs. Coïncidence. Mon appart s’ennuie juste en face de ton cégep. Je t’invite. Tu viens me saluer. Ma patate boursoufle. Mais je me berce. L’air de rien. Toi, tu rayonnes sur le sofa. Tu proposes. Courir. Avec toi. J’haïs le jogging. Mais je me dispose. À courir. Après toi.
Le cheval que j’aime meurt au téléphone. Je sais plus brailler. Le cimetière Belmont s’en sacre. Un pot Mason de sauce à spag m’offre de souper chez toi. Ta mère maudit le vouvoiement. Ton père, lui, se sacrifie pour la nation. Vous êtes une famille recevante, populaire. Populaire dans le sens de appréciée par beaucoup de monde. Il faut jouer du coude pour ramasser le crachoir. Je bats en retraite. Slinkie dans ton couloir.
Nos rendez-vous de course tiennent. Et bifurquent. Au cinéma. Dans un parc. La lune nous assoit dans l’herbe. Humide? Romantique? Pleine. Ronde. Comme un bol de soupe. Dans lequel je te vois. Nos voix. Pleines? De rêves. Confidences. Tu veux marcher sur la lune. Moi? Quelle importance. Derniers tremblements de l’été. Une fille. Un gars. Se promènent. Dans un parc entouré d’autoroutes. Et d’avenir. Les hydrangées en fleur du collège St-Lawrence se laissent cueillir.
Là, dans ma réalité, un innocent me coupe. Je brake pour pas lui rentrer dans le cul. Je le dimme pour lui faire savoir que je suis pas content. Mais je sais qu’il s’en calice. Demain, il va encore conduire en gigon.
Flashback. Interurbain. À ma mère. Je t’ai trouvée. Femme de ma vie. Triomphant. Étourdi. Entre deux cours, tu passes chez moi. Belle. Dans ton chandail rouge. Dans ton sourire. Toujours. Il m’en reste une photo. La table de cuisine retient tes coudes. Je retiens mon souffle. Te déclare mon amour. Tu me déclares. Ton amitié. Le disque saute. C’est pas de ta faute. Dans la douche. Je me couche. Un paladin de Donjons et Dragons. Scrupuleusement vertueux. Même pas geek. Juste téteux. Perdant. Sacramant. C’est la guerre. Encore. Quelque part. Mais je le sais pas. Je sais pas c’est quoi un Dairy Queen. Je sais pas ça goûte quoi une vulve. Je sais pas ça goûte quoi la certitude. Je peux pas encore le comprendre, mais j’intuitionne. Que je fais pas partie de ma famille. Ils m’haïssent pas. Mais je suis juste pas dedans. C’est tout. C’est de même. C’est pas de leur faute. J’essaie de me faire des accroires. Qu’aucun gars ne sera jamais assez. Pour toi. La musique continue. Majeur levé. Tu deviens une blonde. Le disque saute. Encore.
Dans la réalité, j’arrive à ma maison de chambres. Je ne suis pas très bon là-dedans, moi, glisser une clé dans une serrure, dire bonjour à des étrangers évachés devant Un homme et son péché. Je me dépêche d’aller me cacher dans ma chambre. Ça pue dans ma chambre. Odeur de sexe ? Est-ce que je vais aller me plaindre à la propriétaire que ça pue dans ma chambre ? Ou bedon si je vais me taire ? Je vais me taire. Essayer de moins m’occuper de la réalité. Je me remets à penser à toi.
Noces de deux jeunes de notre gang. T’es là toi itou. Belle. Encore. Je fais mon tough. Je sais pas comment ça marche, moi, la séduction. Je joue au billard. Une cigarette plantée dans la face. Mes yeux piquent. Je voudrais voir clair. Je sais plus où je vais. Je pars dans l’Ouest. T’es là toi itou. On se croise. Quelque part. Dans le hasard. Ou ailleurs. On décide d’aller en randonnée ensemble. Avec ta sœur. Puis une de tes amies. On marche. Je jouque la bouffe dans un arbre pour pas que les ours viennent nous tanner. Le lendemain, je pars en montagne. Seul. Nu-pieds. Dans la bouette. La neige. La garnotte. Et reviens sur mes pas. Pour le souper. Je vous chante Le petit bonheur. Par cœur. Un autre soleil. Continuer. Vers un refuge. Tu choisis ma tente. Seule. Avec moi. La nuit tombe. La neige tombe. Avec le frette. Tu rentres dans le refuge. Avec ta sœur. Avec ton amie. Je reste seul. Avec ma tente. Avec mes rêves. Étranger. Dans mes pieds. L’un devant l’autre. Dans mon pouce. Passager. D’un corridor en asphalte. Avec le bébé qui chiale, le père puis la mère tchipewyans ou je sais plus trop, fâchés noir. Avec un misogyne en boisson, en sang dans son porte-avions roulant. Un ancien quart-arrière des Roughriders recyclé en couvreur. Puis une pochetée d’autres videurs de réservoirs. Jusqu’au bercail. Jusqu’à une nouvelle tentative de destin. Sans grande conviction. Dans des chaudrons. Suis-je vraiment un tailleur de mirepoix? Un touilleur de vichyssoise? C’est au moins un alibi pour un exil péteux dans les vieux pays. Party d’au revoir. Appartement bondé. Tu retontis. Merveille. Chemisier de satin. Tes petits seins frôlent mon avant-bras. Merveille. Toi aussi tu vas franchir la mare. Encore un hasard? Quelque chose se peut?
Hors de ma rêverie, mon appétit. Janvier m’aspire jusqu’au plus proche resto. Ma main gauche lit Daniel Grenier sans vraiment trouver ça bon. Ma main droite mange de la soupe coquilles et tomates puis de la salade aux crevettes sans vraiment trouver ça bon. The Supremes dégoulinent du plafond. Non mais elles doivent-tu être tannées rien qu’un peu de chanter encore Stop! In the Name of Love juste pour combler les dernières petites fentes de silence qui restent dans l’Amérique? Vite, finir de mastiquer, payer, retourner vers ton absence. Interroger Internet. C’est ce qu’on fait astheure pour savoir. Te chercher sur Facebook. Rien. Sur Écosia. Pas grand-chose. Écrire un courriel à une amie commune. Et attendre. Sans tonus. Pour les gens de mon âge, les premières peines d’amour méritent juste un petit sourire en coin. L’oubli dur. L’œil condescendant. L’oubli con.
Dans notre passé. Je brette. Déterminé. Jusqu’à Torremolinos. Te retrouver. Tu y passes. Encore avec ta sœur. Encore avec ta même amie. Une petite pension charmante. M’avez-vous laissé dormir sur le plancher? Avons-nous joué à vérité, conséquence? Quelles questions nous sommes-nous posées? Je me fous des tapas. De la cerveza. Je me revois juste transi. Sur des rails qui me repoussent loin. Le front accoté dans le paysage. Le jardin du Luxembourg dans les tympans. Pathétique.
Case départ. Celle qui se tait dans notre accent. Qui traîne. Statu quo pénible. Vient l’heure. D’arrêter de pédaler dans le beurre. Je me décide. Rendez-vous final. Comme dirait Dédé, si c’est rien que copains, j’aime mieux tout seul. Tu pleures. Je pars. Sans me revirer de bord. Jusqu’à aujourd’hui. Debout. Dans mon présent. Qui je suis maintenant? Un chum. Un papa. Mon fils m’a appris à pêcher. À nager. Des fois, j’essaie de réparer des objets brisés. Des instants brisés. J’allume mon ordi. Réponse de l’amie. J’apprends que tu réussis ta vie. Que je dois sourire. Rêves-tu encore de marcher sur la lune? Chut! C’est la guerre. Encore. Quelque part. Je rêve encore. Tu rêves encore.