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Long-courrier de Laurent Duval

L'auteur Laurent Duval

L'auteur Laurent Duval

Photo : JF Thibault

Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2016 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Laurent Duval est l'un des cinq finalistes du Prix de la nouvelle Radio-Canada 2016 pour sa nouvelle inédite Long-courrier, l'histoire d'une femme qui traverse une zone de turbulences pendant le long voyage anxiogène qui la conduit vers l'homme de sa vie. Pour survivre, elle s'accrochera à un seul désir : celui de le retrouver.

Laurent Duval est né en 1981 à Québec de parents originaires de la Beauce. Il habite Montréal depuis une quinzaine d'années. Une maîtrise en langue et littérature françaises à l'université McGill l'a mené vers l'enseignement du français langue seconde au collège Dawson. Avec des collaboratrices d'exception, il a coécrit deux manuels d'exercices de français langue seconde dans lesquels il a développé son sens de la prose. Il aime bien cuisiner, voyager, s'entraîner en salle et écouter les gens. La littérature est pour lui un refuge.

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles de Radio-Canada. Certains lecteurs pourraient s'offenser du contenu des textes. Veuillez prendre note que certains textes s'adressent à un public averti.

Long-courrier

Elle ne pouvait détourner son regard du vieux prêtre orthodoxe endormi à ses côtés, le visage écrasé contre le hublot de la rangée 18. L'odeur rance de transpiration qui émanait de la longue toge noire la maintenait au seuil de la nausée depuis l'embarquement. L'homme d'église arborait une longue barbe crépue qui descendait sur son ventre et dans laquelle elle aurait volontiers mis les ciseaux si on ne lui avait pas confisqué les siens quand elle avait traversé la sécurité quatre heures plus tôt. L'esprit embué par l'Ativan et le verre de vin qu'elle venait tout juste de prendre, elle se perdait dans l'imposant pendentif posé sur le ventre du pope où une icône sertie de perles de verre cliquetait à chaque secousse. Inspirer, expirer.

Elle fouilla dans le sac à main éventré à ses pieds pour y trouver son téléphone et elle tenta discrètement de se tirer un égoportrait en compagnie de cet improbable compagnon de vol. Le cliché était sans âme. Elle y appliqua un filtre vintage et tenta de l'afficher quelque part, de le faire voir à quelqu'un, de le publier, en vain. Son téléphone ne répondait pas. Elle était coupée du monde. Elle pensa à ses pieds qui survolaient l'océan. Prise de vertige, elle déballa un deuxième comprimé et réprima le désir de saisir la main du prêtre orthodoxe. Inspirer, expirer.

Elle n'avait jamais aimé prendre l'avion et encore moins voler seule. Pourtant, il n'avait suffi que de deux mots de lui pour oublier son angoisse. Rejoins-moi. Elle avait pris un billet sans réfléchir, le moins cher, dans l'urgence de l'aimer. Elle l'aurait rejoint au bout du monde s'il le lui avait demandé et il le lui demandait. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, elle ne se préoccupait plus de savoir si elle était amoureuse : elle aurait tout abandonné pour lui, elle aurait tué pour lui. Voler était un moindre mal.
En deux jours, elle avait annulé tous ses rendez-vous en appelant une à une ses clientes, qui avaient sourcillé au téléphone, mais qui s'étaient montrées indulgentes. Il lui avait tout de même fallu leur expliquer qu'il s'agissait de cet homme dont elle leur avait déjà parlé au milieu d'une coupe ou d'un brushing. Oui, oui, la dernière fois. Celui-là, l'homme marié dont la femme savait peut-être. Probablement. Dans l'enchevêtrement des fils, elle leur aurait tatoué son nom au fer à friser sur la nuque.
Elle avait fermé le salon au sous-sol de son jumelé, jeté des vêtements dans un sac, à peine de quoi s'habiller dans l'intimité d'une des chambres de l'hôtel où il était en congrès, elle avait vérifié deux fois que les robinets de la machine à laver étaient bien fermés, elle avait appelé un taxi et elle était partie vers l'aéroport avec un peu d'avance.

Juste à côté d'elle, le prêtre orthodoxe s'était soudainement réveillé, réajustant son médaillon et sa barbe. Le capitaine de vol avait allumé la consigne des ceintures de sécurité. Au même moment, une agente de bord parcourut l'allée centrale en courant. Elle trébucha et s'affala de tout son long au niveau de la classe affaires. Des passagers se mirent à hurler.

Rester calme. Inspirer, expirer. Avaler le deuxième Ativan avec le reste du vin. Ignorer le prêtre qui s'énerve et se met à prier. Ne pas penser à l'océan que l'on survole à cet instant. Imaginer le sexe avec son amant pour ne pas paniquer. Fermer les yeux. Chercher à revoir son visage, sa barbe naissante, son corps quand il sort de la douche. Faire abstraction des cris des voyageurs et du clignotement des éclairages activés par le pilote. Faire la sourde oreille aux alarmes qui se déclenchent les unes après les autres et ignorer les signaux lumineux qui pointent dans toutes les directions. Laquelle choisir?

Ne pas tenir compte des cris stridents des femmes et des enfants bousculés dans les turbulences et à qui l'on demande de garder leur calme. Balayer du revers de la main le masque à oxygène et ses courroies descendus subitement du plafond de la cabine. Se lever, malgré les interdictions répétées. Prendre son sac dans les coffres de rangement. Sortir sa trousse de toilette. Trouver son ensemble à manucure, embarqué par hasard, parmi les antirides. Saisir son pousse-cuticule en acier inoxydable échappé au contrôle de la sécurité par miracle, et l'insérer entre ses deux seins, dans la dentelle de son soutien-gorge, ce soutien-gorge dont les enjolivements en métal ont fait grincer le détecteur de l'aéroport et rigoler les agents dans la jeune trentaine. Y mettre aussi son téléphone, contre son sein gauche, plus gros que l'autre. Penser à demander une mammographie à son médecin au retour. Se dire que la trentaine, c'était le bonheur, mais que le bonheur est aussi illusoire que la destinée des hommes. Embrasser l'icône du prêtre terrorisé, lui caresser la joue et lui dire que, sur la Terre comme au Ciel, le Royaume est infini. Attraper son gilet de sauvetage gonflable sous son siège et l'enfiler. Et ramper, sur les coudes, le long de l'allée centrale pendant que l'avion, secoué sans cesse, perd de l'altitude. Inspirer, expirer.

Assister aux différentes manifestations de l'épouvante chez tous les passagers, de la classe économique à la classe affaires. Voir le visage paralysé de tous les voyageurs, spectateurs impuissants de l'écrasement. Pousser sur le côté de l'allée centrale le corps étendu sans vie de la directrice de vol. Ramper sur les coudes. S'approcher inéluctablement de la porte fermée de la cabine de pilotage. Chancelante, se redresser et battre la porte de la paume de la main, comme une furie. Y coller son oreille pour entendre ce qui s'y passe. Se saisir du chariot de service et en décoincer les freins. Réquisitionner un jeune homme et, à deux, tenter d'enfoncer la porte. Sans succès. Prendre, hurlante, un extincteur de feu et, possédée, frapper la porte de toutes ses forces. Ne pas réussir. Demander au jeune homme chialant à côté de soi d'y mettre du sien. Ne pas réussir. Constater que l'on perd beaucoup d'altitude. Hurler contre la porte. Saisir son téléphone portable contre son sein et faire le numéro de son amant. Avoir le signal. Tomber sur sa femme. La supplier de transmettre un message. L'entendre raccrocher et jeter ensuite son téléphone à bout de bras. Sentir le silence des derniers instants parmi les voyageurs, tous assis sans bouger, serrés les uns contre les autres, au-delà des cris.

Frapper la porte une dernière fois puis la voir s'ouvrir sur les corps exsangues des capitaines de vol. Se laisser aspirer par la descente vertigineuse de l'avion vers l'océan qui se rapproche dans la lunette de l'appareil. Plonger ses yeux dans ceux du terroriste ayant pris les commandes de l'avion et y lire autant de détresse que dans ceux des autres passagers. Ne pas comprendre pourquoi il a ouvert la porte. Lui dire que son destin ne se jouera pas aujourd'hui parce qu'un homme attend et que c'est un être d'exception, même s'il est marié. Lui dire la force de cet amour. Ne pas comprendre ce qu'il crie en retour. En guise de réponse, sortir de son corsage son pousse-cuticule et le planter avec force dans la jugulaire de l'homme. Voir le terroriste pris de court chercher son souffle et tomber à genoux, céleste pénitent.

Parcourir l'allée en sens inverse au pas de course et retrouver, cachée dans les toilettes, la dernière agente de bord, morte de peur dans ses vomissures. La gifler. Fort. L'entraîner dans le silence de l'avion vers la cabine de pilotage, l'asseoir sur le siège ensanglanté du pilote. La regifler. Lui dire de voler ou d'amerrir, comme elle veut. Lui rappeler qu'elle a dû suivre une formation et que l'heure du jugement dernier est venue et que si elle ne l'a pas suivie, sa formation, il est temps de faire comme si. Lui expliquer qu'il existe un homme qui attend et pour qui il faudra faire n'importe quoi. Le lui redire trois fois. Lui répéter que le sort de cet amour est entre ses mains à elle, petite agente de bord à peine pubère, dont le maquillage de Barbie se mélange au sang. La voir se saisir des commandes de pilotage. L'entendre invoquer Dieu. S'asseoir à ses côtés, dans le siège du copilote souillé comme un autel sacrificiel. Lui caresser la joue et lui rappeler que Dieu, c'est elle maintenant.

Il l'attendrait dans sa chambre d'hôtel, il ferait peut-être monter une bouteille de champagne à son arrivée. À son arrivée, il l'entraînerait vers la salle de bains et il ne penserait plus à sa femme, il le jurerait. Il lui ferait l'amour. Et elle, elle regarderait le ciel.


Véritable tremplin pour les écrivains canadiens, le Prix de la nouvelle Radio-Canada est ouvert à tous, amateurs ou professionnels. Il récompense chaque année les meilleures nouvelles originales et inédites soumis au concours. Le gagnant reçoit 6000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, une résidence d'écriture au Centre Banff, en Alberta, et son texte est publié dans le magazine enRoute d'Air Canada et sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit. Les finalistes reçoivent chacun 1000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, et leur texte est publié sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit.

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