L'anguille de Brigitte Trudel

L'auteure Brigitte Trudel
Photo : Katia Bussière
Brigitte Trudel est l'une des cinq finalistes du Prix de la nouvelle Radio-Canada 2016 pour sa nouvelle inédite L'anguille, l'histoire de deux petites filles, de leurs grands-parents qui les aiment, de leur maman et leur papa qui ne s'aiment peut-être plus tant que ça.
C'est un moment de la vie qui bascule, ces instants où la tristesse et la tendresse s'entremêlent pour tisser les liens familiaux sources d'ancrages, mais aussi de blessures.
Brigitte Trudel explore les mots et l'écriture depuis longtemps. Détentrice de formations en psychologie, journalisme et création littéraire, elle travaille dans les secteurs de la rédaction et de la presse écrite. Récipiendaire de distinctions littéraires, notamment une sélection au Concours international poésie en Sorbonne en 2003 et un premier prix au concours d'écriture Vincent et moi en 2011, elle a publié dans différents collectifs et est l'auteure du récit Secrets de biographes, paru en 2004 aux Éditions Contreforts. Tantôt chanteuse, tantôt boxeuse, elle vit à Québec avec un chat, sans écran plat, dans un appartement incliné de quelques degrés vers l'ouest.
Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles de Radio-Canada. Certains lecteurs pourraient s'offenser du contenu des textes. Veuillez prendre note que certains textes s'adressent à un public averti.
L'anguille
– Bon, au dodo, les petites filles! On a dépassé l'heure depuis longtemps. Tu as de l'école demain, Juliette.
– Pas tout de suite, Grand-Mamie.
– Ils goûtent bons, Grand-Mamie, tes biscuits!
– Merci, Camille. C'était les préférés de votre maman quand elle était petite. Finis ton verre de lait. Après on va brosser vos dents. Si vous faites bien ça, peut-être que Grand-Papi va vous conter une histoire? Hein, Louis?
– Yé!
– Youppi!
Juliette en rose, Camille en bleu partent à la course. Ça se bouscule, ça caracole dans l'escalier. Vite! Qui arrivera la première dans la salle de bain?
Une main sur la rampe, Maureen les regarde grimper.
– Attention de ne pas tomber, les poulettes. Relevez votre bas de jaquette.
Louis la rejoint avant de suivre les petites. Il monte les marches une après l'autre. Pas vite. La septième craque. Il en profite pour faire une pause. Elle a toujours craqué, la mosus.
Au bout du corridor, les sœurettes se poussent devant le lavabo. Juliette tient un gobelet plein d'eau. Elle rince sa bouche. Camille attend son tour en agitant sa brosse à dents.
– À moi, le verre, Juliette.
– Arrête Camille, tu m'arroses toute de dentifrice.
Et ça revole, ça éclabousse. Le miroir est tout taché. Louis apparaît dans le cadre de porte.
– Allez, les bougresses. Go dans la chambre à coucher!
– Pas à pied, Grand– Papi! Je veux un « lift » avec Papillon.
– Le papillon, Camille? Il est dans la maison, celui-là?
– Oui, je l'ai vu. Il est rentré par la fenêtre du salon.
– T'as raison! Le v'là, le papillon! Il commence avec qui?
– Moi!
– Non, moi!
– Ah pis les deux en même temps!
Un paquet d'amour sous chaque bras, Louis traverse le couloir. Les petites gigotent, lui chatouillent les côtes exprès. Le trio s'esclaffe. Maureen les croise. Elle traîne son torchon et son Windex.
– Ton dos, Louis.
– C'est correct, Maureen.
Dans l'ancienne chambre de Stéfanie, le lit une place est grand en masse. Debout dessus, Juliette en rose, Camille en bleu sautent comme des gazelles. Elles gloussent, les cheveux dans la face.
– Envoyez sous les couvertes, les sauterelles. Grand– Papi va vous embobiner.
Les petites embarquent sous les draps propres. Louis les lange serré le long de leurs jambes et de leurs bras délicats.
– Cachez-vous bien pour pas avoir froid.
Le grand-père se penche sur les petites têtes. Tasse les couettes sur les fronts. Fait de la place pour les becs. Les y dépose, tout doux. Ça sent bon.
Il se relève. Ses genoux usés font comme la septième marche.
– Bonne nuit, les chatons.
– Grand-Papi! L'histoire!
– Oui, l'histoire, Grand-Papi!
Louis frappe dans ses mains. Il joue le jeu.
– C'est vrai! Je suis donc bien distrait!
Il se rassoit.
– Laquelle je pourrais vous conter, donc?
– Conte une histoire quand tu étais petit.
– Ah, ça, ma Juliette, ça fait longtemps en titi.
– Long comment? Maman et papa, est-ce qu'ils étaient déjà des amoureux?
– Camille, niaiseuse!
– C'est toi, niaiseuse!
– Oh oh, pas de chicane dans la cabane.
– C'est elle qui a commencé, Grand-Papi.
– Non, c'est elle.
– Bon, bon. Est– ce que je vous ai déjà conté l'histoire de l'anguille?
– Non.
– C'est qui Languille?
– Une anguille, c'est comme un gros serpent qui nage, ma Camille! Dans mon temps, ça en grouillait dans la Boyer. Roméo Sansoucy, le plus jeune chez Ti– Peton, il avait le tour de pincer les belles prises. Il en pêchait assez qu'il en vendait par les portes. Tous les débuts d'automne, deux fois par semaine, notre mère, votre arrière-grand-mère Edmond, l'attendait avec sa chaudière sur la galerie pour lui en acheter une.
– L'acheter pour quoi faire?
– Pour manger, ma belle fille.
– Ark! Dégueu.
– C'est trop dégueu la languille!
– Une bonne fois, Roméo s'est présenté chez nous avec une saprée pièce. La plus grosse qu'on avait jamais vue. Ma foi, c'te bête– là devait mesurer un dix pieds de long certain.
– C'est comment un dix pieds, Grand-Papi?
– À peu près trois fois haut comme toi, ma Camille! Et pis vigoureuse la bonyenne! Plutôt que de rentrer dans la maison avec, notre mère a entrepris de la dépouiller sur la galerie. Bang! Elle l'a assommée d'un coup sec sur l'rebord de sa chaudière.
– Ouach!
– Pauvre la languille!
– D'habitude, elle avait le tour, la mère! Mais c't'anguille– là voulait sauver sa peau. Est arrivé ce qui arriva : la bête, étourdie ben juste, s'est réveillée. À force de se tortiller d'un bord pis de l'autre, elle lui a glissé des mains. La v'là partie rien que sur une traite. Nous autres, les petits gars, on l'a vue traverser le chemin jusque dans le champ de la veuve Polette. On est partis après. On l'a cherchée partout. Les dix enfants de la veuve sont venus nous aider.
– L'avez-vous trouvée, Grand-Papi, sa cachette?
– Ben non. Quand le serein est tombé, on s'est dit qu'elle avait dû s'en retourner dans la Boyer.
– Vous avez mangé quoi pour souper?
– Rien que des patates, ma Juliette. Des patates pis c'est toute.
– Beurk!
– Moi, j'aime mieux les patates qu'une grosse la languille.
– L'anguille que la mère faisait bouillir avec du sel pis de l'oignon, ça empêchait de mourir, disons. Mais apprêtée par Maureen, marinée, grillée pis toute, c'est bon rare! On en mangera si vous voulez...
– Ark non!
– Moi j'aime mieux son gâteau plaisant à Grand-Mamie.
– Oh oui! Avec sa sauce au caramel.
– On pourrait lui demander d'en faire un demain, hein, les belles filles?
– Oui! Oui!
Et c'est le retour des gazelles! Juliette en rose, Camille en bleu bondissent sur le lit, s'élancent vers le ciel.
– Un gâteau! Un gâteau!
Louis part à rire.
– Chut! Recouchez-vous, les malcommodes. Surtout que mon histoire est pas finie.
Les petites sœurs retournent sous les draps. Elles reprennent leur souffle pendant que Louis continue :
– Toujours est– il qu'au beau milieu de c'te nuit-là, on a entendu un de ces cris d'épouvante! Ça venait de chez la veuve Polette. Durant qu'elle dormait, elle avait senti grouiller à côté d'elle. En allumant sa lampe à l'huile, savez-vous ce qu'elle a vu?
– Non. Non.
– L'anguille géante, sapristi! Atterrie sur son matelas! Qui se préparait à lui croquer les doigts! Comme ça!
Et Louis de prendre des pincettes sur les menottes des fillettes qui rient à s'étouffer ou presque. Tout d'un coup :
– Ça se peut pas, Grand-Papi.
– Qu'est– ce qui se peut pas, Juliette?
– La grosse anguille dans le lit de la madame.
– Certain que ça se peut!
– Non, parce les poissons, ça vit dans l'eau!
– Ah ben, tu sauras, ma belle fille, que les anguilles peuvent ramper en dehors de l'eau.
– Moi, je pense que la madame veuve que son mari est mort, elle a tellement pleuré que la languille a nagé dans ses larmes.
– Franchement, Camille!
– Les larmes de maman vont peut– être transporter une languille dans son lit, hein Juliette?
Louis se racle la gorge. Il ne sait plus quoi dire.
– Bonne nuit les puces.
Il ferme la lumière. Il est un peu déboussolé.
– Grand-Papi?
Camille chuchote.
– Viens, j'ai oublié de te dire un secret.
Louis se penche. Il toussote. Le souffle de sa petite-fille sur son pourtour d'oreille, c'est feutré, ça postillonne. Ça lui réchauffe le tympan et le cœur.
– Oublie pas de demander son gâteau plaisant à Grand-Mamie. Promis?
– Promis, ma Camille.
Louis sort de la chambre sans bruit. Il croise Maureen qui a fini de frotter la salle de bain.
– Prends garde de leur faire peur avec tes histoires, Louis.
C'est l'heure des nouvelles. Installé à un bout du sofa, Louis écoute la télé, à moitié. Il jongle. Assise à l'autre extrémité, Maureen feuillette l'Écho Vedettes. C'est là que le grand-père entend quelque chose. Comme un couinement de bébé chien.
– Maureen?
Elle a déjà posé son magazine.
– J'y vais.
Après vingt minutes, elle réapparaît. Louis est penaud.
– L'anguille?
– Ben oui. L'anguille.
– J'ai pas voulu leur faire peur, Maureen.
Elle se rassoit. Plus proche de lui cette fois.
– Pas celle de ton histoire.
Elle continue entre ses dents.
– C'est l'anguille sous roche qui les fatigue. Puis la couleuvre qu'on veut leur faire avaler avec.
– Je leur ai pas parlé de couleuvre, par exemple.
– Grand fou. Colle-moi donc.
Louis ne dit rien. Il entoure les épaules de sa femme. Ça fait longtemps.
– Stéfanie qui arrive ici sans téléphoner, qui nous demande pour garder en plein milieu de semaine. Elle nous a pas tout dit, Louis. Les petites sont pas folles. Voir si leur père est en voyage. Elles le savent que quelque chose tourne pas rond.
Cette nuit-là, Louis rêve à l'anguille. C'est à son tour d'être mal pris comme la veuve Polette. Dans son cauchemar, la bête remonte les couvertes, grouille le long de ses os bourrés d'arthrite. Elle va le mordre... Il se réveille en sursaut, se dresse sur ses coudes, frotte ses yeux. Juste pour être sûr, il allume la lampe de sa table de nuit, soulève la couette.
Il voit deux ombres endormies. Entre Maureen et lui, Juliette en rose, Camille en bleu sont venues se glisser pour former une famille.
Véritable tremplin pour les écrivains canadiens, le Prix de la nouvelle Radio-Canada est ouvert à tous, amateurs ou professionnels. Il récompense chaque année les meilleures nouvelles originales et inédites soumis au concours. Le gagnant reçoit 6000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, une résidence d'écriture au Centre Banff, en Alberta, et son texte est publié dans le magazine enRoute d'Air Canada et sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit. Les finalistes reçoivent chacun 1000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, et leur texte est publié sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit.