•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Tout le monde tout le temps de Victor-Olivier Hamel-Morasse

L'auteur Victor-Olivier Hamel-Morasse

L'auteur Victor-Olivier Hamel-Morasse

Photo : Simon Lavertue

Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2016 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Victor-Olivier Hamel-Morasse est l'un des cinq finalistes du Prix de la nouvelle Radio-Canada 2016 pour sa nouvelle inédite Tout le monde tout le temps, l'histoire d'un homme qui se promène dans une ville de Montréal apocalyptique recouverte d'eau, à la recherche de l'auteure d'une lettre.

Victor-Olivier Hamel-Morasse a 29 ans, il vit à Trois-Rivières où il a grandi et fait ses études. Psychologue de formation, il travaille en pratique privée depuis un peu plus d'un an et adore ça. Il est aussi entraîneur de basketball dans une école secondaire, ce qui fait de lui « un drôle de mélange de psychologue, d'entraîneur et d'écrivain! »

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles de Radio-Canada. Certains lecteurs pourraient s'offenser du contenu des textes. Veuillez prendre note que certains textes s'adressent à un public averti.

Tout le monde tout le temps

Je patauge dans la flaque Ste-Catherine.

C'est une longue ligne d'eau mince qui flacote en écho chaque fois que mes bottes s'y trempent.

Ma mère m'a dit que c'était une drôle de rue, pleine de gens étranges et de contradictions louches.

Ma mère se souvient de tout, tout le temps. En fait, c'est pas vrai. Ma mère se souvient de tout, d'avant. Elle se souvient de rien de maintenant, d'hier, de ce matin.
Elle est comme les autres, en fait. Sauf que ça paraît moins parce qu'elle peut parler des rues de Montréal quand elles étaient sèches.

Je patauge dans une flaque et je suis tout seul sur Ste-Cath.

Y a des gratte-ciel plein les airs, ici. Ils resteront pas drettes longtemps, y en a déjà trois quatre de couchés dans l'eau comme des géants mouillés. La rouille les ronge dans une grande épidémie de métal rouillé, de plaies ouvertes et orange.

« C'est ça qui arrive quand tu veux aller trop haut, trop vite », que je leur crie en mettant mes mains en porte-voix.

Ils me répondent du vide en hochant la tête doucement.

Je sais même pas ce que je cherche.

Je sais même pas si je cherche.

En tout cas, je marche.

Ça fait « froush » quand j'avance.

Et mon écho me dérange.

C'est écrit Berri-UQAM sur l'affiche, et y a un trou plein d'eau juste en dessous. Ça doit être le métro de la lettre. J'ai jamais vu ça, un métro. Mais c'est écrit que c'en est un, alors je déduis. C'est logique.

Elle est toute détrempée, ma lettre. Je peux presque plus lire les p'tits mots tristes écrits dessus. Mais c'est ma première lettre, alors j'y fais attention. Je lui trouve un endroit sec quand je peux.

« Rejoins-moi à Berri-UQAM. J'ai besoin de toi. C. ».

J'veux bin, mais ça me dit pas quand t'as besoin de moi.

Ça me dit pas t'es qui, C., pour m'écrire une lettre comme dans le vieux temps de la poste.

Pis besoin de moi pourquoi, hein?

Pourquoi pas quelqu'un d'autre?

« Allo? »

Allo... lo...lo...

Mon écho me dérange.

Je reste tout seul au milieu des géants qui m'observent avec leurs mille yeux de vitre crevés.

J'pense que j'ai un peu peur. Mais c'est rien de nouveau. La peur est au même niveau que la mer et je patauge toujours dedans. Comme tout le monde, tout le temps.

« T'as dit que t'avais besoin de moi, je suis là. C'était écrit dans la lettre. »

Je lève le morceau de papier au-dessus de ma tête en guise de preuve à conviction.

J'aime ça, les preuves à conviction. Les agents de paix en ont toujours plein pour tout prouver, c'est pratique.

J'aime les preuves à conviction, mais j'haïs le silence de Montréal. Pourquoi elle me demande de venir la rejoindre si elle me laisse là comme un con, à répondre à mon écho?

« J'vais continuer à marcher, maintenant. J'vais revenir plus tard, OK? »

Ça fait « sploush » quand j'avance. Je descends la flaque Ste-Catherine en réfléchissant, mais juste un peu, pas trop.

Je devrais pas être ici.

L'île est off-limits, le gouvernement l'a dit. C'était écrit en lettres rouges sur le pont. Y a trop d'avant ici, c'est dangereux.

Le gouvernement l'a dit avec un accent de fédération.

Ça doit être pour ça que j'ai peur.

Mais j'ai pas pu m'en empêcher.

C'est pas tous les jours qu'on reçoit une lettre.

Des foufounes.

Je sais pas c'est quoi, des foufounes.

Elles sont électriques, en plus, ça doit être dangereux.

Ils l'ont dit, à mon abri. L'électrique, c'est pas bon quand c'est mouillé.

Et c'est toujours mouillé. C'est humide tout le temps. La vie veut pas sécher.

Là, j'ai vraiment peur, comme chaque fois que je reconnais pas ce que je vois.

Elle est où, ma bouteille de peur?

Dans ma poche, bin oui. La bouteille de peur dans la poche gauche, la bouteille de triste dans la poche droite.

Je sais pas pourquoi je l'oublie tout le temps.

Je prends une capsule de peur pour avoir moins peur. C'est normal, c'est logique. Ça me calme d'être normal et logique.

Ils le disent toujours, à l'abri, que c'est important.

Je peux m'approcher des foufounes, maintenant.

Elles ont l'air vide, comme le reste. Je ne me souviens déjà plus du pourquoi de ma peur, c'est ce qui est bien avec les capsules.

Même le bruit à ma droite m'indiffère. Je sais que je ne suis plus seul, mais je m'en fous. C'est peut-être l'auteure de la lettre qui me rejoint, finalement.
Je tourne la tête au ralenti parce que la peur, ça va vite.

Il est encore loin de moi, et ce n'est pas lui qui a écrit ma lettre. Je ne sais pas pourquoi je le sais. Peut-être parce que c'est une fille qui a écrit ma lettre. Et lui, c'est pas une fille.

C'est un restant. Un restant d'homme, un restant de vêtements, un restant de peau blanche et plissée par l'eau froide. Un restant d'yeux creusés qui m'épient sans me regarder. Un bout de vie plié en deux avec un imperméable gris et des lambeaux de cheveux trempés.

« C'est quoi, des foufounes? » que je lui demande en montant sur la scène.

Je sais que c'est une scène, ma mère m'a parlé des spectacles, avant.

Il ne répond pas. Il s'approche en faisant des petits « splash » dans la grande flaque de Montréal.

Je devrais avoir peur, mais j'ai pris ma capsule alors tout est correct.

« Tu devrais pas être dans la ville, c'est dangereux, que je lui dis. En plus, c'est électrique ici. »

« Tu viens des abris », qu'il me répond.

« Comment tu le sais? »

« T'es sec. »

Je suis pas sec, en fait. Je suis humide. Comme tout le monde, tout le temps. Mais le restant, lui, est mouillé. Imbibé d'eau sale. Il me répugne et j'ai pas amené mes capsules de dégoût.

« As-tu ton gun? », que je lui demande sans avoir peur.

Il hoche la tête comme les gratte-ciel. De gauche à droite. Et il avance d'un autre pas.

Moi, j'ai mon gun, comme tout le monde, tout le temps. C'est dans la Constitution fédérale. C'est un amendement important, ils l'ont dit à l'abri.

Le restant fait « plof » dans la flaque de Montréal.

Je lève les bras au ciel en imaginant des applaudissements.

Parce que c'est ça qui arrive quand on monte sur une scène. Le gouverneur se fait toujours applaudir sur la scène fédérale, je le sais. Surtout quand il dit la vérité à propos de la sécurité et de l'adaptation. Quand il dit que la mer va arrêter de monter, qu'elle se rendra jamais jusqu'à l'abri. Que les études du gouvernement sont formelles. Tout le monde l'applaudit, tout le temps. Et tout le monde est heureux.

Mais je suis triste, là. Alors je prends une capsule de triste et ça va mieux, tout est correct.

Je passe à côté du restant qui flotte et je remonte la flaque Ste-Catherine.

C. a besoin de moi à Berri-UQAM. Elle me l'a écrit dans une lettre.

Mais y a toujours personne et je ne comprends pas.

« T'es où, C.? », que je demande tout bas. Ça me fâche qu'elle soit pas là, et j'ai pas mes capsules de colère, c'est pas de chance.

Alors je m'assois dans la flaque Ste-Catherine. Sous les yeux vitreux des gratte-ciel d'avant.

Je pense que j'ai pris trop de capsules. Ma tête tourne un peu. Ça fait « ploc » autour de moi. C'est peut-être C., mais je pense pas.

C., elle sentirait bon. Sauf que là, ça pue.

Ça pue les restants. Ils ont dû entendre le coup. C'est bizarre qu'ils s'approchent de moi comme ça. Je leur air rien demandé.

Eux non plus ont rien demandé. Ils ont hérité de Montréal, de ses flaques et de ses géants de vitre vides. Ils auraient peut-être voulu une maison, une famille ou juste des capsules pour oublier que la vie veut pas sécher.

Mais ma mère et les autres, même s'ils s'en souviennent pas, leur ont juste laissé une vallée de larmes amères. Un grand lac pollué et toxique rempli de capitalisme sauvage et nombriliste. C'est de leur faute, le gouverneur l'a dit.

Alors les restants s'approchent pendant que je sors mon gun. J'ai pas trouvé C., mais c'est correct comme ça. Ça aurait donné du sens, pis j'en veux pas.

J'en cherche mais j'en veux pas.

Comme tout le monde, tout le temps.


Véritable tremplin pour les écrivains canadiens, le Prix de la nouvelle Radio-Canada est ouvert à tous, amateurs ou professionnels. Il récompense chaque année les meilleures nouvelles originales et inédites soumis au concours. Le gagnant reçoit 6000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, une résidence d'écriture au Centre Banff, en Alberta, et son texte est publié dans le magazine enRoute d'Air Canada et sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit. Les finalistes reçoivent chacun 1000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, et leur texte est publié sur ICI.Radio-Canada.ca/icionlit.

Vos commentaires

Veuillez noter que Radio-Canada ne cautionne pas les opinions exprimées. Vos commentaires seront modérés, et publiés s’ils respectent la nétiquette. Bonne discussion !

En cours de chargement...