Commission Charbonneau : des experts auront le gouvernement à l'oeil

La présidente de la commission, France Charbonneau
Photo : La Presse canadienne / Paul Chiasson
Prenez note que cet article publié en 2016 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Assurer un suivi « non partisan, objectif et transparent » des recommandations de la commission Charbonneau : tel est l'objectif que s'est fixé un « comité de suivi » composé de personnalités publiques et d'experts, dont la création a été annoncée, mardi, à Montréal.
Le groupe, appuyé par la Ligue d'action civique et Transparency International, comprend notamment la professeure de droit Martine Valois, le professeur de sciences politiques Denis Saint-Martin et l'ex-bâtonnier du Québec et ex-député libéral de Fabre, Gilles Ouimet.
Il déposera un premier rapport officiel le 24 novembre prochain, soit exactement un an après le dépôt du rapport de la commission Charbonneau, qui comprenait 60 recommandations. Il poursuivra cependant ses travaux « aussi longtemps qu'il sera nécessaire », assure Frédéric Lapointe, de la Ligue d'action civique.
En conférence de presse, Mme Valois, qui a souvent analysé les travaux de la commission pour Radio-Canada, a déploré que le gouvernement Couillard « tarde à mettre en œuvre les recommandations » qui lui ont été soumises et dise les étudier.
On peut se demander dans combien d'années cette étude d'une étude sur le problème de la collusion et de la corruption va se terminer.
Rappelant la mission des commissions d'enquête, elle a souligné que le gouvernement serait coupable d'une « atteinte importante aux principes démocratiques » s'il omettait de mettre en œuvre les 60 recommandations.
Mme Valois soutient qu'il est notamment urgent de mettre sur pied une autorité des marchés publics apte à encadrer l'ensemble des contrats accordés par le gouvernement à des firmes privées.
« Il est urgent de dépolitiser l'octroi des contrats publics au Québec », a-t-elle lancé, et de s'assurer que le gouvernement ne va pas se contenter de créer « un poste de commissaire aux contrats publics sans pouvoir d'enquête et sans pouvoir d'intervention ».
L'avocat et essayiste Paul Saint-Pierre Plamondon abonde dans le même sens. « On doit s'étonner du peu d'empressement de nos élus à l'Assemblée nationale par rapport à ces suivis », a-t-il observé.
Il souligne lui aussi que la création d'une autorité des marchés publics est « un passage obligé si on veut véritablement régler le problème et ne pas se retrouver à la case départ dans 20, 30 ans ».
« On ne peut pas s'imaginer régler le problème sans revoir le processus d'octroi de contrats publics », dit-il. « Les critères ne fonctionnent pas, mais surtout les ressources sont trop morcelées, c'est-à-dire que les donneurs d'ouvrage sont petits et sont trop nombreux, donc n'ont pas la formation nécessaire en terme de déontologie, n'ont pas les ressources nécessaires pour faire un octroi suivant des règles », a-t-il dit.

De gauche à droite, l'ex-bâtonnier et ex-député libéral Gilles Ouimet, le professeur de sciences politiques Denis Saint-Martin, la professeure de droit Martine Valois, l'avocat et essayiste Paul Saint-Pierre Plamondon et le professeur de philosophie et directeur de l'Institut d'éthique appliqué, Luc Bégin. Aussi membres du comité, mais absents ce matin : Peter Dent, président de Deloitte et président de Transparency International, et Peter Trent, maire de Westmount.
Un nécessaire changement de culture
Le professeur Saint-Martin a pour sa part invité les Québécois à s'impliquer dans le suivi des recommandations de la commission. « On doit s'indigner contre la corruption et il faut que la société fasse partie du processus. Notre comité pose un premier geste en ce sens », a-t-il dit.
Notre orgueil en a pris un coup, mais on a maintenant l'opportunité de se retrousser les manches et de montrer au reste du monde comment on fait pour se débarrasser de ce cancer qui affecte toutes les sociétés du monde.
« C'est pas juste les bureaucrates, les juges et les enquêteurs qui vont réussir [à enrayer la corruption] », a-t-il ajouté. « Il faut changer notre culture, [...] éduquer les citoyens. La corruption n'est pas un crime sans victime. [...] Il y a un coût, et il faut en prendre conscience. »
M. Saint-Martin invite la classe politique à développer le « réflexe normal » de s'interroger sur les risques de manipulation des contrats publics, comme on s'interroge des impacts environnementaux de projets de développement.
« L'inaction du gouvernement, elle est compréhensible, en ce sens qu'il n'y a personne, que ce soit SNC-Lavalin ou le chef du gouvernement, les chefs d'organisations, [qui aime] admettre que leur organisation a un problème de corruption. »
Cela explique pourquoi les gouvernements se contentent généralement de gérer les scandales qui éclatent au grand jour, avant de dire qu'ils ont adopté des réformes, et que l'heure est venue de « tourner la page ». Il faut au contraire « demeurer vigilant » en tout temps et « ne pas avoir honte » d'en parler.
« Si un chef, candidement, avoue ça en public et se fait massacrer par les journalistes, les groupes d'intérêt et son opposition, il ne le fera pas. Et c'est ça qui arrive », croit-il.
Luc Bégin, professeur de philosophie à l'Université Laval et directeur de l'Institut d'éthique appliquée, ne dit pas autre chose. « Ces questions sont prises au sérieux par la société civile. [...] Elles sont essentielles », a-t-il déclaré.
Assez, c'est assez. Nous en avons assez de ces situations, et maintenir la pression est la seule chose que nous puissions faire, et c'est ce que nous comptons faire, avec les moyens dont nous disposons, de manière à [...] contribuer à ce que la culture de l'intégrité [...] prenne place dans nos affaires publiques.
M. Bégin dit être particulièrement interpellé par les questions concernant les ordres professionnels. L'Office des professions du Québec « n'a pas fait tout à fait le travail qu'il était censé faire », dit-il, de sorte que de « sérieuses révisions » sont nécessaires.
Il soutient à l'instar de la commission que les ordres doivent être en mesure de surveiller non pas uniquement le travail des professionnels, mais aussi celui des firmes qui les embauchent.
Aucun malaise pour l'ex-député libéral Gilles Ouimet
M. Ouimet croit aussi que la création du comité de suivi constitue en quelque sorte « un appel à tous [...] pour que les gens s'approprient les travaux de la commission et mettent la pression nécessaire pour qu'il y ait une réelle mise en œuvre des recommandations ».
Je pense que le message fondamental de la commission, c'est un changement de culture auquel nous sommes conviés en partant, au premier chef, de ce changement dans la banalisation du non-respect des règles en place.
M. Ouimet admet lui aussi qu'il n'y a « pas nécessairement beaucoup d'actions concrètes qui ont été mises en œuvre » par le gouvernement. « Le gouvernement n'est pas une machine qui fonctionne nécessairement très rapidement au départ », a-t-il ajouté.
Bien qu'il soit lui-même un ancien député libéral (il a démissionné en août dernier, NDLR), M. Ouimet dit ne sentir aucun malaise à faire partie de ce groupe. Il croit avoir été approché pour son parcours professionnel ponctué d'expériences variées.
« Je pense qu'on m'a reconnu comme étant plutôt non partisan, même alors que j'étais député libéral. Je pense que ça a sans doute contribué à convaincre les gens que j'étais capable de faire un travail objectif et indépendant », a-t-il indiqué. « Ce n'est pas en tant qu'ancien député libéral que je suis ici ».
Selon Frédéric Lapointe, le comité de suivi a été créé dans la foulée d'une initiative d'un ancien recherchiste de la commission Charbonneau, Pierre-Olivier Brodeur, qui a contacté l'organisation et Transparency International à ce sujet « il y a quelques mois ».
M. Lapointe assure que le comité saura reconnaître le travail du gouvernement s'il parvient à mettre en oeuvre l'ensemble des recommandations du rapport.
Il invite par ailleurs le public à faire des dons pour financer les activités du groupe, et à suivre ses travaux sur son site Internet et son compte Twitter, @csuivi.
« C'est sain », commente la ministre Vallée
« Je pense que de voir des citoyens qui s'investissent dans une démarche comme celle-là, c'est sain », a commenté la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, qui refuse d'interpréter cette initiative comme un manque de confiance envers son gouvernement.
« Qu'un comité soit là pour faire un suivi également, que des citoyens se mobilisent... On ne peut pas être contre la vertu, c'est certain! », ajoute-t-elle.
Mme Vallée maintient néanmoins que le gouvernement a bel et bien l'intention de donner suite au rapport Charbonneau. « On a décidé d'agir. On n'a pas mis beaucoup de temps [après le dépôt du rapport] pour signifier clairement notre volonté de mettre en œuvre ces recommandations », a-t-elle souligné.
« Le gouvernement est en action. On pose des gestes. On va continuer de poser des gestes cette session-ci », a encore dit Mme Vallée.
Je vous rappelle qu'il y a quand même 80 % des recommandations qui commandent des modifications législatives, alors c'est un travail qui est assez colossal, mais le travail est déjà en voie se réaliser.
La ministre de la Justice n'a pas voulu tirer de conclusion au sujet de l'implication de son ex-collègue Gilles Ouimet dans ce comité. « M. Ouimet a toujours été impliqué socialement [...] Quelqu'un d'impliqué, naturellement, va le rester toute sa vie », s'est-elle bornée à dire à ce sujet.
« L'environnement dans lequel le Parti libéral [...] a plongé le Québec suscite énormément d'inquiétudes et de préoccupations », a commenté le chef péquiste Pierre Karl Péladeau. « Il ne faut pas se surprendre que des citoyens qui sont attentifs, et qui souhaitent qu'il y ait une intégrité, de la transparence en politique, prennent les moyens pour y arriver. »
« Ça vient représenter ce que beaucoup de Québécois pensent, c'est-à-dire qu'ils sont inquiets », a souligné le chef caquiste François Legault. « Je pense que c'est une bonne nouvelle ».
« J'en pense beaucoup de bien », a dit le député de Québec solidaire Amir Khadir. « Je pense qu'une mobilisation de groupes de citoyens de la société civile, c'est toujours bon pour la démocratie », a-t-il ajouté. « Ces gens-là peuvent compter sur nous. »
M. Khadir s'est par ailleurs porté à la défense de M. Ouimet. Il a soutenu que ce dernier lui avait confié à plusieurs reprises qu'il était déçu par l'approche libérale en matière d'intégrité.
« Il se désolait que le Parti libéral ne se remette pas en question, qu'on voit les mêmes pratiques s'installer, qu'il y a un déni et que sont récompensés ceux qui étaient là avant et qui participaient à cette culture de corruption et que les gens comme lui qui voulaient les choses de l'intérieur ont été tenus à l'écart », a-t-il dit.
Son implication dans le comité de suivi est une « conséquence logique de cette réflexion et de cette expérience au sein du Parti libéral », a poursuivi M. Khadir. « C'est le moment que des gens comme Gilles Ouimet se lèvent et disent : Basta! Ça suffit. »