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Exclusif

Le côté sombre du livre québécois

La librairie Carcajou à Rosemère

La librairie Carcajou à Rosemère

Photo : Radio-Canada

Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2016 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Publier un ouvrage peut sembler prestigieux : lancements avec dédicaces dans une librairie et articles dans les médias. Mais derrière vos livres se cachent parfois des éditeurs qui contournent les règles, aux dépens des auteurs, qui sont parfois rémunérés... avec des exemplaires de leur propre livre.

D'après un reportage de Sylvie FournierCourriel de l'émission Enquête

Les Québécois dépensent cinq fois plus pour acheter des livres que pour voir des films au cinéma. Cette industrie, protégée par la loi et subventionnée par les gouvernements depuis presque 35 ans, a généré des ventes de 600 millions de dollars en 2015.

Mais dans le monde de l'édition, on retrouve des pratiques étonnantes. Certains auteurs payent carrément pour réaliser leur rêve de se retrouver sur les tablettes des librairies, en achetant des centaines d'exemplaires.

C'est le cas de Christine Labrecque, qui a publié chez un éditeur reconnu en 2013 Sarah, fille de dragon, un roman pour adolescents de 690 pages.

Après avoir essuyé trois refus de maisons d'édition, elle pensait même publier son oeuvre elle-même. Mais l'éditeur Marcel Broquet, connu dans le métier depuis 45 ans, lui fait alors une offre. Il accepte de publier son livre, mais seulement si elle s'engage à en acheter un certain nombre d'exemplaires.

Pour prendre en charge les coûts de production, dont la mise en page, l'impression et la distribution, il lui demande d'acheter 400 exemplaires. Montant à payer : 11 745 $.

Avant d'accepter l'offre, la jeune femme pose beaucoup de questions et prévient l'éditeur. « Je ne sais pas détecter le danger », lui dit l'auteure, qui a le syndrome d'Asperger.

Mme Labrecque n'est pas seule à avoir vécu cette situation. Une demi-douzaine d'auteurs publiés par Marcel Broquet nous ont confié avoir dû acheter leur propre livre ou avoir subi des pressions pour le faire.

M. Broquet réfute ces affirmations. « C'est complètement faux. Je n'ai jamais demandé un sou à un auteur contre rien. Quand je publie un livre, je dis bien aux auteurs : "écoutez, moi, je ne suis pas une entreprise philanthropique. Je suis une entreprise commerciale. Votre livre, il faut que j'en publie 1000 pour faire mes frais" », se défend-il.

Dans le cas de Sarah, fille de dragon, un peu plus de 500 exemplaires seulement ont pourtant été publiés. Et 80 % de ces livres furent achetés par Christine.

« Ça veut donc dire que les 100 copies excédentaires sont gratuites pour [l'éditeur] », constate Normand Tamaro, un avocat spécialisé en droits d'auteurs à qui nous avons demandé d'examiner le dossier.

Au surplus, l'éditeur a utilisé le livre de Mme Labrecque dans ses demandes de subventions auprès des gouvernements.

M. Broquet n'a pas voulu discuter du détail de l'affaire. « Si vous voulez vraiment régler cette question, il faut sortir les chiffres », a-t-il dit. Lorsque Radio-Canada lui a offert de sortir les chiffres, il a refusé : « non, il faut sortir les chiffres que mon comptable va vous fournir ».

Une industrie subventionnée

En 2015, Québec a donné 6 millions de dollars en aide à l'édition, sans compter les 6 millions additionnels accordés en crédits d'impôt. Le gouvernement fédéral aussi subventionne des maisons d'édition avec le Conseil des arts du Canada.

Détournement des règles

Pour le directeur général de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), Richard Prieur, cette pratique est un « détournement des règles ».

« Demander à un auteur de participer à la production, autrement dit à l'édition, à la commercialisation du livre, à son exploitation, ce n'est pas une pratique acceptable », soutient-il.

Pour être admissibles aux subventions, les éditeurs doivent payer leurs auteurs et assumer seuls le risque financier de l'édition.

« Le risque de l'auteur, c'est de passer une année de sa vie à rédiger, à écrire, à créer. L'éditeur, lui, prend le risque financier. » - Richard Prieur, directeur général de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL)
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Richard Prieur, président de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL)

Photo : Radio-Canada

Il n'y a pas que Marcel Broquet qui demande aux auteurs de financer leur livre. Les Éditions GID, à Québec, le font aussi. Joint par Radio-Canada, son président, Serge Lambert, n'a pas caché qu'il demandait des contributions, soulignant le fait qu'il n'est pas le seul à avoir recours à cette pratique. Selon les éditeurs, leurs marges de profit sont très minces.

Faire du troc avec les auteurs

D'autres éditeurs tentent de leur côté de rémunérer les auteurs en livres. C'est le cas du prolifique Victor-Lévy Beaulieu, auteur à succès et directeur des Éditions Trois-Pistoles.

La romancière Francine Allard, qui a publié 65 oeuvres, a eu maille à partir avec l'auteur de Bouscotte en 2012. Il ne payait plus les redevances qu'il lui devait.

Victor-Lévy Beaulieu lui propose alors de la payer avec ses livres. « Il me devait tellement de droits d'auteur qu'il aurait fallu que je me fasse bâtir une cabane pour mettre les livres qu'il m'aurait envoyés », explique Mme Allard, insultée.

Redistribution habituelle du prix de vente d'un livre

  • Libraire : 40 %
  • Éditeur : 30 %
  • Distributeur : 20 %
  • Auteur : 10 %

Victor-Lévy Beaulieu défend cette pratique « plus courante que l'on pense » et qu'il a lui-même vécue en tant qu'auteur. Pour lui, cela respecte les lois : c'est du troc entre partenaires d'affaires.

La « véritable paye », c'est le pouvoir d'être lu, croit-il, ajoutant qu'il a eu des difficultés financières au cours de la dernière année.

Plusieurs auteurs ont vécu la même situation avec les Éditions de Trois-Pistoles, nous confirme le Conseil des arts du Canada.

L'organisme fédéral qui subventionne les maisons d'édition ne considère d'ailleurs pas le troc comme une forme de paiement acceptable. « C'est une réussite d'être publié, mais ce n'est pas la paye. Ça va à l'encontre de la loi de droits d'auteur », explique Arash Mohtashami-Maalidu, chef du Service des lettres et de l'édition du Conseil des arts.

Les Éditions Trois-Pistoles, qui ont reçu plus de 1,6 million de dollars en fonds publics depuis 20 ans, ont d'ailleurs vu leurs subventions suspendues l'an dernier en raison de ces litiges avec des auteurs.

Les subventions ont été rétablies dès que le problème a été corrigé, c'est-à-dire lorsqu'il a payé ses auteurs, y compris Francine Allard.

Publications à l'étranger

Il existe un autre problème dans le monde de l'édition : les publications à l'étranger. Des auteurs perdent la piste de leurs oeuvres dès qu'elles sont vendues à l'extérieur du pays et des États-Unis.

Yves Beauchemin, auteur du roman Le Matou, vendu à plus 1,5 million d'exemplaires, ne reçoit presque jamais de redevances de l'étranger. Pourtant, son livre a été traduit en 16 langues.

Scénario similaire pour Ginette Bureau, auteure de Mona, qui a connu grand succès dans les années 1980. Québecor a publié deux de ses livres en Pologne, où elle y a vendu plus de 30 000 exemplaires.

Mme Bureau n'a cependant connu cette information que cinq ans après leur publication, d'un agent en Europe, même si la loi oblige les éditeurs à produire un bilan des ventes et des sommes dues à l'auteur, une fois l'an au minimum.

Elle n'a d'ailleurs touché que 4000 $ en redevance pour ses ventes en Pologne. Québecor dit ne pas en avoir reçu davantage. Les éditeurs disent d'ailleurs éprouver les mêmes difficultés à obtenir les bilans des ventes à l'étranger.

L'Union des écrivains savait

L'Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) n'est pas étonnée outre mesure par la médiatisation de ces pratiques qu'elle dit connaître depuis des années, tout en essayant d'y remédier.

La présidente de l'UNEQ, Danièle Simpson, estime qu'il appartient « aux gouvernements d'améliorer la protection des auteurs en ce qui concerne leur propriété intellectuelle et la juste rétribution de leur travail ». D'autant plus que « les lois actuelles et les moyens pour les appliquer manquent de dents ».

L'UNEQ, qui dit offrir à « tous les écrivains, membres ou non, des formations, des consultations juridiques, bref, un coffre à outils qui leur sert pendant tout leur parcours », fait un certain nombre de recommandations :

  • « Tous les coûts doivent être clairement énoncés et détaillés et, le cas échéant, la part à payer par l'auteur doit être précisée, devis à l'appui;
  • La méthode de calcul des redevances, entre autres, doit être clairement énoncée;
  • Le contrat signé par les deux parties doit être celui qui est remis aux organismes qui soutiennent financièrement l'éditeur. S'il y a participation financière de l'auteur, elle doit figurer au contrat remis aux subventionnaires et non dans un avenant;
  • La reddition de comptes prévue au contrat doit être respectée. Elle doit aussi correspondre aux exigences des articles 31 et 38 de la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d'art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs S 32.01. »
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