Amandes : le casse-tête californien

Brent Boersma est la tête d'affiche d'une culture des amandes dont la réputation est mise à mal par les critiques de l'industrie.
Photo : Pierre Beaudoin/ICI Radio-Canada
En 20 ans, la Californie est devenue la plus importante productrice d'amandes dans le monde. Le prix élevé de l'amande sur les marchés et la demande en hausse à travers la planète ont largement contribué à son succès. Mais de nombreux signes font penser que cette industrie est peut-être en train de creuser sa propre tombe.
Brent Boersma représente le profil type du cultivateur d'amandes : dans leurs vergers de Ripon, près de Sacramento, lui et les siens cultivent des amandes depuis maintenant trois générations. « C'est un climat vraiment unique ici et il y a des facteurs spécifiques qui rendent cette région idéale pour la culture de l'amande », dit cet ancien éducateur chrétien revenu au bercail pour s'occuper de la terre familiale.
Dans cette région du nord de la Californie, l'amande fait partie du mode de vie local depuis une centaine d'années. Chaque année, en février, la floraison des amandiers fait même l'objet d'un festival unique en son genre.
Au total, la Californie compte environ 6500 producteurs, la majorité d'entre eux cultivant moins de 50 hectares de terrain. Mais cette image familiale et traditionnelle peut s'avérer trompeuse.
Les multinationales à l'assaut
Depuis les années 1990, l'industrie a connu une expansion sans précédent. Dans la vallée centrale californienne, les champs de coton, de tomates et de luzernes ont graduellement cédé la place à des champs d'amandes. Aujourd'hui, la Californie produit 80 % de l'offre mondiale.
Les petits producteurs d'amandes ne représentent plus qu'une fraction de la production, le reste étant concentré dans les mains de quelques gros joueurs.
The Wonderful Company est l'entreprise californienne qui en a le plus profité. Basée à Lost Hills, un village de travailleurs au milieu du désert, la firme est rapidement devenue la plus importante productrice d'amandes et de pistaches dans le monde.
Dans ce secteur, les champs d'amandes côtoient les puits de pétrole, présents depuis le début du XXe siècle. Certains comme le géographe Richard Walker de l'Université de Berkeley, y voient un parallèle intéressant: « Ce sont des industries jumelles, dans les deux cas, on vide les eaux de l'aquifère pour faire de l'argent! »
Le propriétaire de Wonderful Company, Stewart Resnick, représente bien les dérives de cette industrie. En 1995, à travers une filiale, le magnat de l'amande a profité d'un flou juridique pour racheter à l'État un immense réservoir souterrain, le Kern Water Bank. Une façon d'assurer la pérennité de ses 120 000 hectares de culture.
Une opposition fort vocale
Le California Water Impact Network, est devenu le plus important opposant de cette industrie et de ses pratiques. « C'est devenu une guerre entre la population [...] et les producteurs d'amandes », croit Carolee Krieger, la fondatrice et directrice de cette organisation sans but lucratif.
Avec la sécheresse qui sévit depuis 2011, la question de la gestion de l'eau est devenue cruciale pour la Californie et ses résidents.
Alors que les résidents de différentes villes du sud de Californie doivent réduire leur consommation en eau, Carolee Krieger dénonce le fait que les producteurs d'amandes ne fassent pas l'objet de restrictions. « L'État doit d'abord faire un état des lieux pour savoir combien d'eau se cache sous terre. Car il promet de l'eau qui n'existe peut-être pas à des entreprises privées », déplore-t-elle.
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Les critiques de l'industrie citent aussi le fait que les amandiers demandent jusqu'à quatre fois davantage d'eau que les cultures traditionnelles de la vallée centrale.
Car contrairement aux cultures traditionnelles de la vallée de San Joaquin, les amandiers ne peuvent être mis en jachère durant les années de sécheresse. Couper ces arbres en raison des problèmes à court terme signifierait des pertes importantes à long terme : une décision déchirante pour les agriculteurs.
Mais le Almond Board de Californie minimise l'impact de l'industrie. En 20 ans, les techniques ont évolué. Les besoins en eau par hectare ont diminué du tiers, grâce, notamment, à l'informatique et à la technologie, qui permettent d'arroser les arbres à la goutte près.
« L'eau a toujours été un enjeu important en Californie, affirme Robert Curtis, directeur aux affaires agricoles pour le Almond Board de Californie. Les producteurs d'amandes sont des gens pragmatiques. Ils voient le problème et tentent de gérer l'eau du mieux qu'ils peuvent. »
Des abeilles voyageuses
Mais ce n'est pas le seul défi auquel fait face l'industrie. Pour produire des amandes, ces arbres doivent être pollinisés. L'expansion des dernières années a fait en sorte que les besoins en abeilles ont explosé.
Dans les prochaines semaines, des apiculteurs en provenance des quatre coins des États-Unis transporteront en Californie deux millions de ruches. Une opération monstre, mais lucrative pour les producteurs d'abeilles comme Raymond Marquette. « Sans les producteurs d'amandes, nous aurions fait faillite depuis longtemps », dit le sexagénaire.
Depuis plusieurs années, chaque mois de février, lui et son fils font le trajet à partir du Dakota du Nord avec à leur bord des milliers de ruches. Les abeilles y resteront pendant un mois, avant d'être déplacées ailleurs pour polliniser d'autres cultures.
Une opération payante pour les apiculteurs, mais qui comporte aussi ses risques : « Avec toutes les abeilles qui sont ici [...] les maladies se propagent d'une ruche à l'autre, explique Raymond Marquette. Si une abeille est atteinte [...] la maladie va se propager dans les champs d'amandiers et toutes les ruches seront affectées. »
Le syndrome du déclin des colonies d'abeilles a aussi fait exploser les prix. Pour les petits producteurs comme Brent Boersma, le coût de cette opération délicate les abeilles réagissent mal à certains pesticides épandus sur les amandiers du nord de la Californie a littéralement explosé.
La science à la rescousse
Pour pallier le problème, le département d'agriculture de l'Université de Californie à Modesto développe des amandiers autopollinisants. « Ça n'éliminera pas notre dépendance envers les abeilles, mais ça va réduire nos besoins. On espère passer de deux ruches par hectare à peut-être une, ou une ruche et demie par hectare », dit Robert Curtis.
La Wonderful Company a quant à elle développé son programme d'élevage d'abeilles solitaires qui ne sont pas affectées par le déclin des colonies d'abeilles pour venir en renfort aux abeilles à miel. « Ces abeilles sont fantastiques pour la pollinisation. Et les abeilles solitaires font un travail remarquable avec les amandiers », dit Tom Allen, un expert britannique appelé en renfort pour la période de la pollinisation.
Quelles perspectives d'avenir?
Dans la vallée centrale californienne, l'amande a beau faire les beaux jours des agriculteurs, les années d'expansion folle ont peut-être atteint la fin. Au cours des derniers mois, le prix de l'amande sur les marchés est passé de 5 $ la livre à 3,10 $ la livre face à une demande moins forte que prévue en provenance de la Chine. La pluie des derniers mois en Californie pourrait marquer aussi la fin de la sécheresse et stabiliser les prix encore davantage.
Le Almond Board de Californie est conscient de la situation. « Évidemment, même si notre croissance se poursuit, ça va ralentir. Nos ressources sont limitées et c'est pour ça qu'il faut changer nos pratiques », admet Robert Curtis.
Le producteur Brent Boersma, lui, n'hésite pas à penser que les années fastes pour l'industrie de l'amande seront peut-être bientôt de l'histoire ancienne. « Ce que je sais en tant que fermier depuis trois générations, c'est que les bonnes choses ne durent pas. Mon père me rappelle toujours que le marché peut changer rapidement [...] ce sont les lois de la nature. »