Les prostituées syriennes au Liban, victimes de la guerre

La devanture d'un super night club à Jounieh, au Liban
Photo : Radio-Canada/Sylvain Castonguay
Prenez note que cet article publié en 2016 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
La guerre leur a beaucoup volé. Elles ont perdu frères, soeurs, parents et maris en Syrie. Et pour survivre au Liban voisin, où elles se retrouvent de gré ou de force, de plus en plus de Syriennes sont contraintes à la prostitution.
Silhouettes de femmes aux courbes affriolantes, XXX et autres néons suggestifs... La nuit tombée, la ville de Jounieh, à quelques dizaines de kilomètres de la capitale Beyrouth, interpelle les hommes en quête de plaisirs charnels.
Ni tout à fait bars de danseuses nues, ni tout à fait maisons closes, les « super night-clubs », comme on appelle ces bars au Liban, sont tolérés bien qu'illégaux. À l'intérieur, seules des étrangères travaillent, grâce à un visa « d'artiste », un euphémisme pour prostituée. La majorité d'entre elles viennent de l'Europe de l'Est.
En marge de ce visage à peine voilé de la vie nocturne au Liban, une nouvelle facette sombre se développe.
Il n'y a pas d'adresse, pas de néons clignotants, pas de portier baraqué. Rien ne laisse supposer que l'immeuble résidentiel de cinq étages où nous accompagnons des policiers de l'escouade des moeurs abrite un bordel au deuxième étage.
« Nos informateurs nous ont dit qu'il y avait ici entre trois et cinq filles et peut-être une dizaine de clients », explique Amar, un jeune policier, avant de donner l'assaut.
Armes automatiques à l'avenant, ils enfoncent la porte du logement de cinq pièces.
Mais, à l'intérieur, l'escouade ne trouve que trois filles complètement nues, terrorisées par leur irruption musclée et tentant de se couvrir le corps de leurs mains pendant que les informateurs remettent leurs pantalons. Des mouchoirs souillés et des mégots de cigarettes jonchent le sol des chambres à coucher.
Les trois prostituées sont toutes Syriennes. C'est une réalité de plus en plus répandue depuis le début de la guerre civile.
Maya, l'une d'entre elles, n'a que 17 ans. Une fois au poste de police, elle accepte de raconter son histoire.
« Je ne pouvais dire quoi que ce soit. Même si j'avais voulu sortir de l'appartement, je ne connais personne au Liban. Je ne connais pas la route pour partir du Liban. Si je voulais m'enfuir, je n'ai aucun papier et je ne saurais où aller. »
Le colonel Johnnie Haddad assure que Maya n'est retenue qu'à des fins d'enquête et que, puisqu'elle est mineure, elle sera traitée comme une victime de trafic humain.
« En fait, elle a été sauvée des mains de ces marchands qui l'ont forcée à la prostitution », explique-t-il. « Dans des cas comme ça, nous faisons affaire à des ONG pour leur venir en aide. Ils ont des avocats et des psychologues qui peuvent travailler avec elles. »
Victimes de trafic
Cette attitude des forces policières est plutôt nouvelle, explique Maeva Breau, de l'organisme KAFA, une ONG libanaise qui soutient les femmes victimes d'exploitation.
« Nous avons fait beaucoup de formation auprès des forces policières pour les sensibiliser à la réalité de ces jeunes filles », soutient la chercheuse. « La loi sur le trafic humain est en place depuis quelques années, mais beaucoup ne comprennent pas qu'elles sont exploitées, sous l'emprise de leurs [proxénètes]. »
Maya a le choix d'aller dans un refuge au Liban ou de rentrer en Syrie, si un membre de sa famille vient la chercher à la frontière.
Mais l'adolescente craint que le refuge ne devienne une nouvelle prison, et en Syrie, elle n'a que son père, un homme qu'elle a fui bien avant la guerre.
« Il a voulu coucher avec moi quand j'avais 12 ans, alors je suis partie vivre chez ma mère », soutient Maya. « Elle vivait dans une partie libérée de la Syrie et elle a été tuée avec mon frère Assi. Je suis donc partie pour Lattaquié. Je n'y étais jamais allée et j'y ai rencontré une femme qui était mariée. Son mari a voulu nous vendre toutes les deux. Il m'a vendue sans me dire que je viendrais ici ou que je devrais travailler. »
Vendue pour 5000 $ US, elle a été conduite au Liban illégalement. Elle ne recevait que quelques dollars ici et là pour s'acheter à manger.
Une réalité de plus en plus répandue
Maya est loin d'être seule dans cette situation : mineure, isolée et contrainte à se donner à des clients qu'on lui amène.
Carole, 16 ans, vient de Homs, une ville syrienne anéantie par la guerre. Après son arrivée au pays, elle aussi s'est rapidement retrouvée dans les griffes d'un proxénète libanais, Radwan.
« Il y a de bons et de mauvais clients. Les mauvais, ce sont ceux qui te battent pour te forcer à satisfaire leurs fantasmes. Mais il faut accepter de faire ce qu'ils veulent. Si on refuse, c'est Radwan qui nous bat. Il faut accepter tout ce que Radwan veut. »
Difficile d'obtenir des chiffres précis sur l'ampleur du fléau depuis le début de la guerre civile en Syrie. L'an passé, 60 % des femmes arrêtées pour prostitution au Liban étaient syriennes, affirme KAFA, une proportion qui ne cesse d'augmenter.
Adel, le gérant d'un des quelque 130 super night-clubs, affirme que les Syriennes sont si nombreuses à se prostituer pour survivre qu'elles sont en train de détruire l'industrie dans laquelle il travaille depuis plus de 40 ans. Elles remplacent les Européennes de l'Est et offrent leurs services en dehors des établissements pour une bouchée de pain.
« Après le déclenchement de la guerre, c'est devenu le chaos. Les clubs sont au bord de la ruine. Tous les propriétaires ont des dettes importantes. Certains sont en prison, ils sont tous fauchés. »
« C'est devenu facile de trouver une fille dans la rue pour 20 000 ou 30 000 livres libanaises », explique Adel. Cela équivaut à une trentaine de dollars canadiens. C'est bien loin des 300 $ que dépense en moyenne un client pour du champagne et d'autres alcools dans une boîte de nuit, avant même de pouvoir entrer en contact avec une fille.
Pour survivre, dit Adel, il s'est transformé en proxénète de la rue. Il dit n'avoir aucun mal à recruter des volontaires.
« Il y a des femmes dont les enfants sont malades, qui ont besoin de lait. Celles-là sont forcées de se tourner vers la prostitution. Elles ne refuseront pas, parce que personne ne les aide. »
Se prostituer pour manger
C'est par l'entremise d'Adel que nous avons rencontré Nadia, une mère de famille originaire de Damas. Elle avait trois enfants, l'un est mort en Syrie. C'est elle qui a approché Adel. « Je n'aime pas faire ce travail », dit-elle. « Je me sens exploitée. Je préférerais vivre avec ma dignité. Je déteste être utilisée. »
Carole, la jeune adolescente, rêve, elle aussi, de dignité.
« Le plus difficile, c'est d'être contrôlée par quelqu'un qui te vole ta liberté, te force à lui obéir comme si tu n'avais pas de sentiments, comme si tu n'étais pas humain. »
Son histoire à elle se termine bien. Après que nous l'avons rencontrée, la jeune fille a réussi à quitter le Liban pour le Canada. Elle souhaite conserver l'anonymat et refaire sa vie en paix.
Elle a laissé derrière elle un sinistre chapitre de sa vie. Mais pour Maya, Nadia et les autres, le cauchemar risque fort de se poursuivre, au moins jusqu'à que la guerre dans leur pays ne prenne fin.