Les filets des pêcheurs de turbot sont restés vides

L'automne n'a pas été plus profitable que l'été pour les turbotiers. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Martin Toulgoat
Désastreuse, c’est ainsi que Dany Cassivi, président de l’Office des pêcheurs de flétan du Groenland (turbot), qualifie la saison 2023.
En juillet dernier, les turbotiers et les usines de transformation s’inquiétaient des prises anémiques ramenées à quai. Le flétan du Groenland, communément appelé turbot, est un poisson qui aime les eaux froides. Tous espéraient donc que la pêche automnale viendrait pallier les pertes de l’été. Un bel, mais faux espoir.
Dany Cassivi va même jusqu’à dire que la pêche d’octobre a été encore moins bonne que celle de l’été.
Avec les résultats préoccupants en 2023, il y a des questionnements un petit peu partout dans l'industrie, commente Claudio Bernatchez, directeur général de l’Association des propriétaires capitaines de la Gaspésie (ACPG).
D'ailleurs, les transformateurs et les élus lançaient un cri d'alarme en septembre dernier.
Ça ne va pas bien, mais ça pourrait aller encore moins bien pour les pêcheurs, convient le biologiste responsable de l’évaluation des stocks de flétan du Groenland (turbot) au ministère des Pêches et des Océans (MPO), Jean-Martin Chamberland.
En 2022, lors des derniers relevés scientifiques, les biologistes ont noté trois années, 2020, 2021, 2022, avec peu de poissons âgés de un an. On s'attend à voir un creux dans les poissons de taille commerciale dans les prochaines années
, souligne le biologiste du MPO.
Ce creux pourrait survenir plus rapidement, ajoute M. Chamberland, si les bonnes cohortes, un peu plus âgées, que les pêcheurs attendent, ont déjà disparu.
Ce qui ne serait pas impossible. En 2022, les chercheurs avaient noté un amaigrissement important des turbots susceptible de ralentir la croissance des individus et même d’accroître la mortalité.
L’absence du turbot dans les filets pourrait en effet s’expliquer par la diminution de l’abondance de ses proies.
Le turbot aime les mêmes proies que le sébaste, désormais en grande abondance dans le Saint-Laurent. On a eu une cohorte qui est celle qui a cohabité avec les cohortes exceptionnelles de sébaste qu'on a eues qui sont nées en 2011, 2012 et 2013. C’est une cohorte de flétan du Groenland qui a grandi vraiment moins vite que les autres
, observe Jean-Martin Chamberland.
De plus en plus, les scientifiques attribuent le déclin de la crevette nordique, une proie de prédilection du turbot, à la forte prédation du sébaste.
Spécialiste de la crevette nordique, le biologiste du MPO Hugo Bourdages indique que dans l’analyse des estomacs de turbot réalisée en 2022 les scientifiques ont noté que la proportion de crevettes était en diminution.
La crevette nordique est à la base de notre écosystème dans le golfe du Saint-Laurent.
Le turbot est un poisson d’eau froide qui peut vivre à des profondeurs allant jusqu’à 350 mètres. Il est directement au cœur des changements environnementaux en cours dans les profondeurs du golfe, ce qui pourrait être une autre raison de son déclin.
Ces conditions, le fort réchauffement de la couche d’eau profonde, sont devenues de plus en plus défavorables au flétan du Groenland. Des températures jamais atteintes dans les profondeurs du Saint-Laurent ont été observées en 2022.
Le turbot est aussi touché par la diminution de la concentration en oxygène dissous dans la couche d'eau profonde.
Jean-Martin Chamberland précise que l’espèce est assez tolérante à de faibles concentrations d’oxygène, mais la couche d’eau profonde a atteint en 2022 des valeurs proches de leur seuil critique.
Selon Jean-Martin Chamberland, une troisième raison explique le déclin du turbot soit la pêche, notamment les prises accessoires. Il s’agit de la portion de poissons accidentellement pris dans les filets d’un pêcheur, détenteur d’un autre permis que celui de flétan du Groenland ainsi que la proportion de petits turbots sous la taille commerciale tolérée lors des débarquements à quai.
Les pertes engendrées par la pêche pourraient avoir aussi été sous-évaluées. C'est une pêche qui a lieu au filet maillant, puis on pense qu'il pourrait y avoir des quantités non négligeables de turbots qui sont décomposés sous l'eau et qu'on ne voit même pas quand on remonte le filet.
Estimer cette pêche invisible permettra aux scientifiques de départager l’impact des changements environnementaux de l’impact de la pêche.
Un projet de recherche est en cours depuis l’an dernier. Les résultats de cette recherche pourraient n’être disponibles qu’en 2024 puisqu’une seule expédition a pu être effectuée en 2023 car la plupart des turbotiers ont renoncé à sortir en mer en raison des faibles prises.
Une évaluation 2023 incomplète
Pour faire son évaluation des stocks de turbot, le MPO effectue depuis 1984, en août, un relevé scientifique qui couvre le nord du golfe du Saint-Laurent, le chenal laurentien et l’estuaire maritime.
À première vue, les résultats ne seront pas très encourageants. Je peux dire de manière qualitative de ce qu'on a vu que la quantité de flétan du Groenland a diminué en 2023 par rapport à 2022, mais l'ampleur de la diminution reste à déterminer
, commente le biologiste Jean-Martin Chamberland.
L’industrie s’attend à ce que Pêches et Océans fasse le point sur la ressource au début de l’hiver.
Le directeur de l’ACPG, Claudio Bernatchez, s’interroge sur l’analyse et les conclusions que tirera le ministère de cette très mauvaise saison. Les pêcheurs anticipent déjà une remise en question de l’approche de précaution, comme dans le cas de la crevette.

Le directeur général de l'Association des capitaines propriétaires de la Gaspésie espère que le ministère disposera des données nécessaires avant de prendre une décision. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Marguerite Morin
Toutefois, alors que la ressource semble mal en point, les relevés du ministère n’ont pas pu être effectués cet été selon les plans prévus.
On a eu quelques difficultés opérationnelles avec le John Cabot, qui est le navire de la Garde côtière, un navire scientifique. On a eu moins de jours de mer que d'habitude, en raison qu'il manquait du personnel navigant essentiel pour faire fonctionner le navire
, indique Jean-Martin Chamberland.
Ces aléas surviennent tandis que le commissaire fédéral au développement durable déposait un rapport très critique sur la capacité du ministère de bien évaluer les ressources halieutiques.
Claudio Bernatchez demande d'ailleurs au ministère des données fiables avant que toute décision ne soit prise. Qu'on ait, dit-il, les données nécessaires pour comprendre la situation est présentement dans l'état actuel du relevé 2023, qui a été complété à raison de 18 jours sur 30 pour l'ensemble du nord du golfe avec une absence quasi totale de relevés dans la zone de l'estuaire ou aux alentours, où on retrouve habituellement une bonne proportion de la pêche au turbot.
On ne peut pas tout remettre en question si on n'a pas toutes les informations nécessaires pour prendre une orientation différente dans cette pêcherie.
Selon les biologistes du MPO, de jeunes cohortes, encore sous la taille minimale en 2022, auraient dû être disponibles pour la pêche dès cette année dans l’estuaire, considéré comme la pouponnière principale du flétan du Groenland dans le golfe du Saint-Laurent. Ce ne fut pas le cas. Une pêche exploratoire autorisée en juillet afin d’évaluer la grosseur des petits poissons n’a pas permis de rouvrir la zone.
L’absence de données du relevé scientifique viendra compliquer l’analyse, entre autres, en ce qui concerne la population de l’estuaire. On va être capable de déterminer l'état de la ressource, mais il va falloir faire des analyses supplémentaires, puis combiner ça avec nos données d’autres relevés
, admet Jean-Martin Chamberland.
Claudio Bernatchez attend le ministère de pied ferme : Il va vraiment falloir que soient mis sur la table tous les facteurs possibles comme cause de déclin du turbot, sans oublier quoi que ce soit.
Et comme plusieurs autres voix en Gaspésie, il demande à nouveau une réouverture prochaine de la pêche au sébaste, sinon, croit-il, d’autres espèces se dirigeront vers des déclins irréversibles.
Avec la collaboration de Pierre Chapdelaine de Montvalon