La « dernière bouffée d’air frais » de Pointe-Claire menacée par le développement
L'avenir d'une forêt de l'ouest de Montréal qui abrite des espèces menacées est compromis par les projets du promoteur Cadillac Fairview, propriétaire du terrain, et la construction d'une gare du REM à proximité.

Geneviève Lussier, résidente de Pointe-Claire, s'implique activement dans le mouvement citoyen Sauvons la forêt Fairview depuis 2020.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Interrompue par moments par le bruit des véhicules, Geneviève Lussier longe le terrain boisé. Des panneaux çà et là lui rappellent qu'elle n'a pas le droit d'accéder à la propriété privée. De l'autre côté d'une longue clôture, la forêt détonne avec le béton qui la cerne.
Situé dans la partie nord de Pointe-Claire, le boisé de 17,5 hectares s'étend sur le terrain voisin du complexe commercial Fairview Pointe-Claire, tout près de l'autoroute 40.
À Montréal, tout est asphalté! lance la citoyenne. C'est un miracle que cette forêt soit encore ici en 2023, ajoute-t-elle. Il faut absolument la garder.
Aux côtés de dizaines de citoyens, Geneviève Lussier milite pour la protection du terrain et interpelle les instances municipales au sein du regroupement Sauvons la forêt Fairview.
Le mouvement, qui en est à plus de 150 manifestations aux abords de la forêt, s'est formé à l'automne 2020 après que le promoteur eut fait part de son projet de développement. Propriétaire du terrain depuis 2013, Cadillac Fairview a annoncé en octobre de la même année son intention d'y aménager tour de bureaux, logements, hôtel, commerces et résidence pour personnes âgées.

Des panneaux installés tout autour du terrain indiquent que la forêt est une propriété privée dont l'accès est interdit au public.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Préoccupés, les citoyens refusent de laisser le promoteur raser la forêt, qu'ils souhaitent voir protégée à perpétuité, dans son entièreté
, insiste Geneviève Lussier. Sa disparition signifierait la perte d'une zone tampon que les résidents jugent essentielle, où percolent le bruit et la pollution de la Transcanadienne.
Nous sommes dans l'un des pires îlots de chaleur de Montréal. La forêt, c'est la dernière bouffée d'air frais dans le secteur.
À Pointe-Claire, le développement des secteurs résidentiels et commerciaux a fait disparaître à vive allure les milieux naturels au profit de surfaces de bitume. Faute d'un couvert forestier suffisant, la municipalité est aux prises avec des îlots de chaleur urbains particulièrement concentrés dans le nord de la ville, où se trouve la forêt Fairview.
Le phénomène est accentué par la place centrale qu'occupe l'automobile à Pointe-Claire, place qui a influencé la façon dont la ville a aménagé son territoire. Plus de 20 % de celui-ci est consacré à des aménagements routiers, contre 6 % pour les parcs et les espaces verts.
Arbres centenaires et espèces menacées
Rare milieu naturel dans le décor, la forêt Fairview est l'un des trois seuls boisés qu'on trouve sur le territoire de Pointe-Claire. Près de la moitié du site est peuplé d'arbres centenaires.
En plus des zones boisées et des friches, on y compte trois milieux humides, dont deux marécages arborescents de grande superficie composés d'érables rouges et d'érables argentés.
Seulement 0,5 % du territoire de Pointe-Claire est formé de milieux humides. Ceux qu'on trouve dans la forêt Fairview sont pour ainsi dire les derniers épargnés.
À la mi-octobre, une étude commandée par le Fonds d'héritage pour l'environnement a permis de recenser plus de 240 espèces floristiques et fauniques dans la forêt, dont 35 en péril. Le papillon monarque, la petite chauve-souris brune, l'érable noir et le noyer cendré sont au nombre des espèces en danger identifiées.
À la lumière de ces résultats, la firme TerraHumana Solutions, responsable de l'inventaire, a appelé la Ville à réévaluer le développement planifié de ce boisé et à prioriser sa conservation
.

Au printemps 2023, les citoyens ont vu apparaître une clôture qui longe la quasi-totalité de la forêt. Depuis son installation ainsi que la mise en place de panneaux, les membres de Sauvons la forêt Fairview ne s'aventurent plus sur le terrain, selon Geneviève Lussier.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
La présence de la couleuvre brune, qu'on trouve uniquement dans le Grand Montréal, a quant à elle été relevée par des biologistes du gouvernement. Cette espèce est menacée par le développement urbain, qui provoque la fragmentation et la destruction de son habitat.
Comme plusieurs individus ont été dénombrés dans la forêt, l'ancien ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs a estimé que le site constituait un maillon important
pour assurer le rétablissement de cette espèce au statut précaire.
Inquiétudes autour du REM
Le long de la friche où s'est établie la population de couleuvres brunes, les arbres cèdent la place au gravier où s'érige la station Fairview–Pointe-Claire du REM. Sur cet autre front, la forêt Fairview subit aussi la pression du développement.
La construction de la gare a amputé à ce jour environ 3,5 hectares de la forêt. Une superficie que Sauvons la forêt Fairview aurait aimé que CDPQ Infra, responsable du développement du REM, compense en rachetant des pans du site boisé de Cadillac Fairview.

La construction de la station du REM Fairview–Pointe-Claire, entre l'autoroute 40 et le terrain boisé, fait pression sur la forêt.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Un rapide coup d'œil permet de constater que les travaux sont inachevés et qu'un stationnement devra éventuellement être aménagé.
Comme la forêt se trouve dans une zone TOD, soit une aire de développement à grande densité autour d'une station de transport en commun, les résidents s'attendent à voir un afflux de population dans le secteur. Les gens vont s'installer autour, ils ont plusieurs autos. Ils vont vouloir utiliser le REM, alors il faut bien qu'ils puissent se stationner quelque part
, résume Geneviève Lussier.
On s'inquiète que [CDPQ Infra] continue d'exproprier le terrain boisé de Cadillac Fairview pour construire le stationnement de la gare du REM dans la friche.
Désignant de la main le stationnement désert du centre commercial Fairview Pointe-Claire, de l'autre côté de la rue, Geneviève Lussier dit espérer que les automobilistes pourront y laisser leur véhicule pour prendre le transport en commun. Ce serait bien mieux que le stationnement soit dans cette zone déjà bétonnée et qu'on garde la forêt telle quelle
, soutient-elle.
Or, Cadillac Fairview compte sur ce stationnement pour réaliser son grand projet immobilier.
Un règlement adopté pour geler le développement
Tour à tour, la Ville de Pointe-Claire et la Communauté métropolitaine de Montréal ont adopté en 2022 des règlements de contrôle intérimaire (RCI) qui viennent geler le développement dans la forêt Fairview.
Arrivé au pouvoir en novembre 2021, le maire Tim Thomas avait fait campagne en promettant de mettre la forêt Fairview à l'abri des projets du promoteur.
Compte tenu de la vitesse à laquelle le secteur se densifie autour de la forêt, il m'apparaît absurde de chercher à la raser. Ça n'a aucun sens dans un contexte de crise environnementale.
Si le RCI n'est qu'une mesure temporaire qui peut être levée à tout moment, il permet néanmoins à l'administration de gagner du temps. La Municipalité en est à réviser son plan d'urbanisme, qui établit les lignes directrices du développement sur son territoire. C'est l'occasion d'entendre ce que les citoyens ont à dire à ce sujet, ce qu'ils veulent faire de Pointe-Claire et dans quelle mesure ils veulent une ville verte
, indique le maire Thomas.

Le regroupement Sauvons la forêt Fairview aimerait que le stationnement du centre commercial Cadillac Fairview Pointe-Claire devienne le site du futur stationnement de la gare du REM.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Comme le terrain où se trouve le centre commercial et son stationnement est également soumis au RCI, Cadillac Fairview a décidé en 2022 de porter l'affaire devant les tribunaux. Le litige l'opposant à la Ville de Pointe-Claire n'a pas encore connu son dénouement.
Prudent, le maire Thomas évite de se prononcer sur les avenues considérées pour dénouer l'impasse. Face à un conseil municipal dominé par des élus en faveur du développement proposé par Cadillac Fairview, M. Thomas plaide que ses pouvoirs sont limités.
À ce stade-ci, la Ville ne considère pas faire une offre d'achat au promoteur, comme le souhaiteraient les citoyens de Sauvons la forêt Fairview.
En vertu des pouvoirs qui lui incombent, la Ville de Pointe-Claire pourrait décider de modifier le zonage du terrain pour interdire la construction de résidences et de commerces. Elle deviendrait toutefois exposée à une poursuite pour expropriation, à l'instar de nombreuses municipalités du Grand Montréal qui se sont retrouvées dans un bras de fer avec des promoteurs.
Pour l'heure, nous ne savons pas ce que veut faire Cadillac Fairview. Aucun plan officiel ou définitif précisant ce que [le promoteur] veut construire sur ce terrain n'a été soumis au conseil municipal
, assure M. Thomas.
Questionné pour savoir si son projet a été revu depuis 2020, Cadillac Fairview n'a pas donné suite aux demandes d'entrevues de Radio-Canada. Dans un communiqué datant du 25 octobre dernier, le promoteur indique ne détenir aucun permis de construction pour aller de l'avant avec son projet.
Autorisé à remblayer des milieux humides
Cadillac Fairview bénéficie néanmoins d'une autorisation du ministère de l'Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) pour procéder au remblayage de 384 mètres carrés de milieux humides dans la forêt Fairview.
Après avoir rejeté une demande de certificat d'autorisation du promoteur en 2018, le ministère a produit en octobre 2022 un document autorisant le remblai sur la totalité d'un des trois milieux humides, un petit marécage de 117 m2, ainsi que sur 267 m2 d'un marécage à érable rouge d'une superficie totale de 6300 m2.
Cadillac Fairview a dû verser près de 76 750 $ pour compenser la destruction de ces milieux, comme l'exige la Loi sur la qualité de l'environnement.
En vertu de cette autorisation, le promoteur n'est pas en droit d'effectuer des travaux sur le plus vaste des milieux humides, un marécage de plus de 15 000 m2, dont une partie a été détruite par le REM.
Le Ministère a jugé que ce plan répondait aux attentes en matière de minimisation des empiétements, notamment en évitant l’entièreté du MH2, un milieu humide de grand intérêt écologique
, explique un porte-parole du MELCCFP.

Geneviève Lussier estime que la protection de la forêt Fairview est essentielle pour atténuer les effets des îlots de chaleur qui sont concentrés dans le nord de la ville de Pointe-Claire.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Tandis que Cadillac Fairview juge l'autorisation très restrictive
, le regroupement Sauvons la forêt Fairview s'inquiète de voir le ministère ouvrir la porte à la destruction de milieux humides.
Le gouvernement du Québec, rappelle Geneviève Lussier, a pourtant annoncé des investissements de plus de 650 millions de dollars pour la protection des milieux naturels. Ces sommes devraient permettre de soutenir Pointe-Claire dans l'acquisition du terrain de la forêt Fairview, fait valoir la citoyenne.
Plutôt que d'assumer la facture à elle seule, la Ville de Pointe-Claire doit obtenir l'aide des différents ordres de gouvernement, selon Geneviève Lussier.
Ils ont fait des promesses à la COP15. Là, il faut vraiment agir. Le patrimoine naturel de Montréal disparaît à vue d'œil, comme on le voit ici.
Le MELCCFP recommande plutôt aux citoyens et à la municipalité de se tourner vers les organismes de conservation, financés par le gouvernement, pour obtenir de l'aide dans leurs démarches.
Pour le moment, les relations entre le promoteur et la population sont au point mort. Les derniers échanges ont eu lieu lors d'une séance publique tenue en 2021 à l'intention des citoyens inquiets.
Cadillac Fairview, qui a inauguré son centre commercial de Pointe-Claire en 1965, dit faire partie de la communauté depuis 60 ans
, soulève Geneviève Lussier. On s'attend à ce qu'il le prouve par des actions.
Il doit se rendre compte que la communauté se mobilise pour cette forêt, ajoute-t-elle. Nous en avons besoin.
Avec la contribution de Laurianne Croteau