« Course » aux mégawatts : des projets freinés par la Loi 2

Paul Boudreault s'est déjà fait refuser sa demande pour 12 mégawatts pour un projet d'usine. Il attend la deuxième ronde d'attribution de blocs d'énergie.
Photo : Radio-Canada / Marika Wheeler
« C'est comme une course. On est plusieurs à vouloir la même énergie », dit Paul Boudreault d'un ton agacé. Comme plus de 150 entreprises au Québec, ECO2 Magnesia souhaite obtenir un bloc d’énergie, plus de 5 mégawatts (MW), pour faire fonctionner ses futures installations, mais le projet est « en attente » en raison de la Loi 2 sur l’énergie.
On ne pensait jamais vivre ça
, s’exclame l’administrateur d’ECO2. Il va falloir se battre pour être capable d’en avoir assez pour installer notre usine.
Depuis l’adoption du projet de loi 2, le 15 février dernier, tout projet requérant 5 MW d'électricité ou plus doit être approuvé par le ministre de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon. Auparavant, Hydro-Québec disait oui à toute demande de moins de 50 MW. Québec s’est ainsi doté du pouvoir de choisir quels projets prioriser.
Avec plus de 30 000 MW réclamés depuis février, la demande en mégawatts surpasse l’offre.
Paul Boudreault dit faire face à des critères de sélection qui ne sont pas clairs et des délais inconnus. Des projets comme celui de ECO2, dans lesquels le Québec a investi des millions de dollars, se retrouvent ainsi ralentis. Et selon, un conseiller en stratégie d’affaires consulté par Radio-Canada, les inconnus de l’application de la Loi 2 pourraient inciter des entreprises étrangères à s'installer ailleurs qu'au Québec.
Revaloriser du résidu minier
ECO2 a développé un procédé pour décontaminer et transformer certains résidus miniers issus d'une ancienne mine d’amiante en oxyde de magnésium. L’oxyde de magnésium est une matière prisée, utilisée dans plusieurs industries, notamment pour sa forte résistance aux hautes températures.

Un procédé novateur développé au Québec permet de décontaminer et transformer le résidu minier en oxyde de magnésium.
Photo : Radio-Canada / Bruno Giguère
Le procédé développé par EC02, en collaboration avec l’Institut national de recherche scientifique (INRS), permet de capter le CO2 émis lors d’une étape du procédé de transformation et de l'utiliser ailleurs.
Cette façon de faire, affirme M. Boudreault, permet d’obtenir un produit dont l’empreinte carbone est la plus faible au monde
. Les procédés utilisés ailleurs produisent de l’oxyde de magnésium à partir d’eau de mer ou d'eau salée.
ECO2 a reçu plus de trois millions de dollars en subvention de Québec. Pour commercialiser le produit, l’usine de l’entreprise doit être raccordée au réseau électrique, un projet total de 130 millions dollars qui doit naître sur le site désaffecté de la mine Carey à Tring-Jonction.
Pas d’énergie, pas de projet. C’est aussi simple que ça.
On a vraiment bénéficié d’un support, je dirais même généreux du gouvernement du Québec. On a eu de la chance, notre projet tombait dans les lignes directrices, ou les grandes priorités du gouvernement, pour trouver une solution aux résidus miniers, puis d’arriver avec un produit commercialisable et exportable
, explique M. Boudreault. Il considère paradoxal
le fait que son projet soit maintenant presque paralysé par l’application de la nouvelle sur l’octroi des blocs d’énergie.

Le site de l'ancienne mine Carey à Tring-Jonction contient 30 millions de tonnes de résidu minier qui pourrait être transformé en oxyde de magnésium.
Photo : Radio-Canada / Bruno Giguère
Une surprise très importante
Monsieur Boudreault affirme que l’annonce d’un processus d’attribution de blocs d’énergie pour les projets de plus de 5 MW a causé une surprise très importante
dans l'industrie.
S’il comprend les motivations et l'importance que Québec accorde à une meilleure utilisation de son énergie, il considère que les projets ont été évalués avec un peu d’improvisation
jusqu'à maintenant.
Il ne comprend pas comment les demandes sont étudiées et ne sait pas quand il pourra avoir une réponse définitive à ses demandes d’énergie.
On nous dit que [les critères sont] basés sur des priorités. Tout ça est évalué par un comité, mais on n'a pas vraiment accès à la façon dont c’est fait, quelle est cette liste-là, comment elle est évaluée, puis comment on fait le choix final. On n'a pas cette information
, déplore-t-il.
Processus indépendant
Selon le ministère de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie (MEIE), le processus d'analyse s'effectue de manière indépendante par le Ministère
.
Critères d'analyse du MEIE :
- Capacités techniques et incidences sur le réseau électrique du Québec
- Retombées économiques
- Impacts sociaux
- Développement régional
- Cohérence gouvernementale
Source : Ministère de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie
En août, le MEIE a dévoilé le nom des premiers projets à recevoir des blocs d'énergie sous la nouvelle loi.
11 des 21 projets soumis avant le 31 mars, soit 6 semaines après l’adoption de la nouvelle loi, ont été retenus.
En septembre, le ministre Pierre Fitzgibbon a affirmé qu’aucun autre bloc d'énergie ne serait attribué avant l’élaboration du plan d’action d'Hydro-Québec par le nouveau grand patron, Michael Sabia.

Le ministre Pierre Fitzgibbon doit approuver lui-même toute demande de raccordement au réseau d'Hydro-Québec nécessitant 5 MW ou plus. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel
On a alloué maintenant pas mal tout ce qu’on avait. Je ne veux pas allouer des mégawatts sur des sources qu’on n’a pas
, a expliqué le ministre Fitzgibbon.
Depuis le 31 mars, le MEIE indique avoir reçu 134 demandes, totalisant 7100 MW, du jamais vu dans l’histoire du Québec,
selon le ministre.
La boîte noire
des critères
Le gouvernement a fait le bon choix
en se dotant d'un meilleur contrôle sur l'attribution de son énergie selon le conseiller en stratégie d’affaires, Philippe Dancause. Mais la façon de mettre ça en œuvre et les impacts que ça peut avoir, il ne faut pas les minimiser.

Philippe Dancause, conseiller en stratégies d'affaires.
Photo : Radio-Canada / Marika Wheeler
Le conseiller, qui compte parmi ses clients de grandes entreprises au Québec, considère que le processus de sélection pour l’attribution des mégawatts se compare à une boîte noire
.
C’est comme si on avait un cube, une boîte, et les critères sont écrits sur les faces du cube, mais on ne voit pas ce qui se passe à l'intérieur.
Philippe Dancause craint que le manque de clarté laisse place à de l’influence extérieure.
Je suis aussi préoccupé de la place des lobbys dans tout ça. Parce que quand on a des zones où on sent qu'il peut y avoir de l'influence, c'est là que les lobbys s'installent. C'est là que les entreprises qui veulent faire avancer les choses engagent du monde pour venir convaincre des gens. Puis là, on rentre dans une zone un petit peu plus grise.
Impact sur le développement régional
Un des critères de sélection est le développement régional, mais comment est-il évalué? Ni M. Dancause, et M. Boudreault, ni l’Union des municipalités du Québec ne le savent.
Pour l’instant, on sait juste que c’est un critère. Donc, il y a une liberté sémantique très très large dans tout ça. C’est quoi les sous-critères? C’est quoi la gradation? C’est un critère "on, off," donc vous rentrez dans un critère de développement régional dès que vous êtes hors des grands centres?
Selon le MEIE, ce critère tient notamment compte des salaires offerts aux travailleurs embauchés ainsi que du taux d’emploi et du salaire médian de la MRC d’implantation
.
Une évaluation détaillée est effectuée pour chacun des critères établis
, affirme le porte-parole Jean-Pierre D'Auteuil.
L’UMQ réclame des critères plus transparents
L’Union des municipalités du Québec (UMQ) affirme être inquiète de l’impact de la loi sur des projets à venir ou déjà amorcés. Dans un premier envoi écrit, elle explique qu’elle ne voudrait pas qu’ils soient mis en péril à cause de délais indus qui les retarderaient ou les mettraient carrément à risque
et affirme que la latitude décisionnelle conférée au ministre nous apparaît très peu balisée
.
Le milieu municipal se questionne sur les critères qui servent à la prise de décision et à l’arbitrage du ministre, et ce, dans une perspective d’équité territoriale et de prise en compte des effets sur le développement économique régional.
L’UMQ souhaite non seulement que les critères soient plus transparents, mais également [voudrait] être impliquée dans le processus décisionnel afin que les spécificités régionales soient prises en compte
.
Refroidir les intérêts internationaux
Selon Philippe Dancause, l’incertitude créée par ce nouveau processus d’attribution de mégawatts pourrait nuire à l’attractivité du Québec envers les entreprises internationales qui souhaitent s’installer ici.
Si la province a toujours pu jouer la carte de l’énergie
, pour attirer des entreprises en offrant de l’énergie verte
, en grande quantité, et à bas prix, elle vient selon lui d’ajouter un risque en lien avec la prévisibilité réglementaire
.

Depuis l’adoption du projet de loi 2, Québec a reçu pour plus de 30 000 MW de demandes (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Daniel Thomas
Les entreprises ne sont pas certaines d’obtenir l’énergie requise, et ignorent le temps nécessaire pour l'obtenir.
[Ce sont] deux variables de risques qui sont très agaçantes pour les entreprises internationales en raison du choix qu'elles ont
, explique M. Dancause.

Du résidu minier (à gauche) est transformé en oxyde de magnésium (à droite) par un procédé développé au Québec.
Photo : Radio-Canada / Marika Wheeler
Chez ECO2, on sait qu’on ne fait pas partie des premiers blocs attribués. M. Boudreault affirme qu’il cogne à toutes les portes possibles pour faire avancer le dossier. S’il a bon espoir de se voir allouer le 12 MW qu’il requiert pour construire l’usine à Tring-Jonction, l’attente à un impact sur le projet.
On n’a pas encore notre réponse, donc c’est un point d'interrogation qui nuit beaucoup au développement du projet
, se désole Paul Boudreault.
ECO2 pensait pouvoir débuter la construction de son l’usine en 2025, mais elle est maintenant reportée, au bas mot, en 2026, en raison des délais engendrés par l'attribution de l’énergie sous la nouvelle loi.