Un centre d’immigration francophone… toujours « sans activité majeure »
Deux ans après l’annonce de sa création par Ottawa, le centre d’innovation de Dieppe, au Nouveau-Brunswick, qui devait dynamiser l’immigration en français dans les Maritimes, n’a toujours pas donné de grands signes de vie. À peine six personnes y travaillent; c'est loin des dizaines d'employés promis au départ.

De moins en moins de Canadiens en Atlantique affirment avoir le français comme première langue officielle parlée, selon les plus récentes données de Statistique Canada.
Photo : Radio-Canada / Guy LeBlanc
Le projet avait été annoncé en grande pompe deux jours avant le déclenchement de l’élection fédérale de 2021. Dominic LeBlanc, ministre dans la région, et Ginette Petitpas Taylor, qui allait quelques semaines plus tard retrouver sa place au Cabinet du gouvernement Trudeau, promettaient la création d’un centre d’innovation « d’envergure nationale » qui permettrait au Nouveau-Brunswick d’accueillir plus d’immigrants francophones.
De 30 à 40 employés, rattachés au ministère fédéral de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (IRCC), devaient y travailler. L’ouverture était prévue au début de l’année 2022.
Il faut toutefois attendre novembre 2022, donc plus d’un an après l’annonce initiale, pour que le centre soit officiellement inauguré, dans des bureaux loués à l’hôtel de ville de Dieppe.
Les élus Dominic LeBlanc et Ginette Petitpas Taylor sont de nouveau sur place, cette fois-ci accompagnés de Marie-France Lalonde, secrétaire parlementaire du ministre de l’Immigration.

Dominic LeBlanc, Ginette Petitpas Taylor et Marie-France Lalonde ont annoncé l'ouverture du centre en novembre 2022.
Photo : Radio-Canada
M. LeBlanc décrit alors le projet comme un centre de services qui pourra appuyer non seulement les immigrants, mais aussi les personnes d’affaires, le milieu culturel, la société civile, qui veulent recruter et retenir des immigrants
.
Une enveloppe de près de 13 millions de dollars sur quatre ans est promise.
Les mois passent. Au printemps 2023, des membres de la communauté francophone commencent à s’interroger sur le sort du projet. Le directeur général des politiques en immigration francophone à IRCC, Alain Desruisseaux, est invité en comité parlementaire, à Ottawa, en juin.
Le député conservateur Joël Godin lui demande alors une mise à jour sur le centre. Ce que j’ai cru comprendre, c’est qu’il n’y a pas d’activité majeure
, dit M. Godin.
Non, il n’y en a pas
, reconnaît M. Desruisseaux, qui évoque tout de même un lancement de programme prévu pour l’automne 2023.
Le directeur au ministère précise du même coup que le centre, contrairement à ce que laissait entendre le ministre libéral Dominic LeBlanc, n’est pas un bureau de services
, c’est-à-dire qu’on n’y offre pas de services directs et qu’aucun dossier n’y est traité
.

L'hôtel de ville de Dieppe, au Nouveau-Brunswick, où se situent les locaux du centre.
Photo : Radio-Canada / Gilles Landry
Il y a quelques jours, nous avons approché le ministère de l’Immigration pour obtenir un nouvel état des lieux. Le projet, explique-t-on, est toujours en phase de démarrage. Il n’y a pas encore de site Internet. Au total, nous a-t-on indiqué, six personnes travaillent au centre pour assurer sa mise en œuvre.
On est loin des 30 à 40 employés promis au départ par Ottawa.
Par écrit, le ministère soutient avoir mis en place une équipe [...] chargée de développer et de mettre en œuvre un programme de subventions et de contributions
et que l’approbation de cette programmation est prévue à la fin de l’automne 2023
.
IRCC n’a pas été en mesure d'indiquer la part exacte du budget initial de 12,9 millions de dollars qui a été dépensée à ce jour.
Le gouvernement fédéral prévoit maintenant une enveloppe de 25 millions de dollars pour le centre jusqu’en 2028.
Des francophones déçus et perplexes
C’est décevant, c’est sûr
, indique Nicole Arseneau-Sluyter, présidente par intérim de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB). Son organisation, explique-t-elle, n’a pas eu de contact avec le centre annoncé par le gouvernement Trudeau il y a plus de deux ans.
On n’a jamais eu de relation avec ce centre.
Est-ce que c’est un centre pour le Canada ou pour nous, les Acadiens du Nouveau-Brunswick?
demande Mme Arseneau-Sluyter.

Nicole Arseneau-Sluyter, présidente par intérim de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick
Photo : Radio-Canada / Jonathan Dupaul
Manifestement, un flou règne chez plusieurs membres de la communauté quant à la mission même du projet.
Pourtant, la SANB est un acteur clé, qui milite depuis des années pour une augmentation majeure du nombre d’immigrants francophones dans la seule province officiellement bilingue au pays.
Lors du dernier recensement, c’est au Nouveau-Brunswick que la proportion de résidents qui avaient le français comme première langue officielle parlée avait le plus diminué, passant de 31,6 % en 2016 à 30 % en 2021.
De plus, sur 10 241 nouveaux résidents permanents au Nouveau-Brunswick en 2022, environ 22 % étaient francophones.
Face à ce recul, l’arrivée d’immigrants francophones est vue comme une solution essentielle pour freiner le déclin de la langue. On est déjà en retard. On a un rattrapage énorme à faire
, affirme Mme Arseneau-Sluyter.
Même son de cloche du côté de la présidente de la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA), Liane Roy, qui avoue s’être demandé au départ ce que ce centre allait faire
.
Une rencontre a été organisée en juin dernier avec des employés d’IRCC quant au projet, mais Mme Roy reste un peu perplexe
et elle veut s’assurer que les fonds arrivent directement dans les communautés.
On n’a pas entendu parler trop trop de ce qui se passe dans ce centre-là.
La décision de créer un centre d’expertise à Dieppe en a surpris plusieurs, et ce, même au sein du ministère de l’Immigration, selon une source interne d'IRCC qui a été témoin des débuts du projet.
On trouvait que l’expertise, on l’avait déjà et on se demandait ce que le centre allait apporter de plus
, explique-t-elle.
Le ministre Dominic LeBlanc a refusé notre demande d'entrevue, mais son porte-parole indique, par écrit, qu'IRCC a déjà tenu onze sessions d'informations sur le centre avec près de 200 intervenants francophones sur le terrain, comme la FCFA et les Réseaux en immigration francophone. Un plan d'engagement a été développé et mis en œuvre
, ajoute-t-on.

Le ministre Dominic LeBlanc lors de l'annonce du projet le 13 août 2021 à Dieppe.
Photo : Radio-Canada / Maya Chebl
Ginette Petitpas Taylor reconnaît, elle, que les équipes sont encore en train de préparer le terrain
et ajoute que des plans et des nouvelles vont être annoncés cet automne
.
Quand on l'interroge sur la mission du centre, elle répond : Cet automne, ils nous ont dit qu’on va avoir des lignes directrices, puis aussi les plans de travail comme tels.
Le nouveau ministre de l'Immigration, Marc Miller, qui est en poste depuis quelques semaines, croit pour sa part qu'il faut être patient dans la mise en œuvre de ce genre projet : je dirais que le succès d’une institution, aussi ambitieuse soit-elle, ne se mesure pas en mois. C’est clair qu’il y a six personnes qui travaillent maintenant, mais leur objectif, ça va être [entre autres] de réformer un système, où on n’a jamais bien exercé notre juridiction.
C’est tout croche
, déplore l’opposition
Le député conservateur Joël Godin déplore ce qu’il appelle l’improvisation
et le manque de clarté dans ce dossier. Honnêtement, je ne sais pas ce qu’ils ont fait avec l’argent
, dit-il en entrevue à Radio-Canada.

Le député conservateur de Portneuf–Jacques-Cartier Joël Godin lors de la période de questions le 24 novembre 2022
Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld
Plus de deux ans après l’annonce initiale, poursuit-il, on n’est même pas capable de bien définir à quoi va servir ce centre d’expertise. C’est tout croche!
Ce qui est clair, c’est que ce n’est pas clair.
M. Godin croit que les millions de dollars auraient été mieux investis s’ils avaient été versés directement aux organismes communautaires sur le terrain qui sont déjà efficaces
.
Au Bloc québécois et au Nouveau Parti démocratique (NPD), on dénonce ce qu’on voit comme de l’opportunisme politique.
C’est une espèce de patente qu’on a lancée deux jours avant une élection fédérale. En gros, c’est un pitch politique
, critique Alexis Brunelle-Duceppe, député du Bloc québécois.
C’est cynique d’avoir annoncé ça juste avant une élection
, estime de son côté la députée néo-démocrate Niki Ashton.
Elle rappelle qu’avec la nouvelle Loi sur les langues officielles adoptée au printemps dernier, le gouvernement fédéral doit voir à ce que l’immigration francophone soit assez importante à l’extérieur du Québec pour assurer non seulement le maintien, mais aussi l'accroissement du poids démographique des communautés en milieu minoritaire.