« Envoye, Kevin, continue comme ça! » : le mème « Bonne fête Kevin » a 15 ans

La vidéo « Un mot pour Kevin » a été mise en ligne le 28 septembre 2008.
Photo : YouTube
Le 28 septembre 2008, la vidéo Un mot pour Kevin était téléversée sur YouTube. L’artéfact phénomène cumule aujourd’hui plus de 2 millions de vues, « la preuve qu’elle touche à une corde de l'identité québécoise », qu’on l’assume… ou pas, analyse le docteur en sémiologie Jean-Michel Berthiaume.
Pour moi, c’est le plus important court métrage québécois du 21e siècle.
Dans cette vidéo, on plonge les internautes dans une fête de cour arrière au Québec, décorée de banderoles à l’effigie de la bière Molson Dry – même le spa en est enveloppé. L’espace accueille une vingtaine de fêtards et fêtardes qui rendent hommage à tour de rôle devant la caméra au fêté, Kevin, 24 ans.
Bâtie comme un whodunit
, un genre littéraire qu’on peut traduire par qui l’a fait
, en français, la vidéo a une histoire, une intrigue bien ficelée sur 3 minutes 58, filmée en plan-séquence, décrit Jean-Michel Berthiaume. Tu te fais passer personnage après personnage, qui te dit un mot sur Kevin. Mais tout le long, tu ne sais pas qui est ledit Kevin, et tu le cherches.
Cela donne lieu à toutes sortes de rencontres qui mènent à des remerciements, à une blague de saucisse, à des insultes bon enfant, et même à la phrase inédite : Il est beau ton serpent, je vais l’acheter dans deux semaines.
Tu pourrais refaire les Belles-sœurs avec ces gens-là
, croit celui qui enseigne aussi à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Jean-Michel Berthiaume aimerait bien voir naître un long métrage de « Bonne fête Kevin », comme cela a été fait pour « Farador », récemment.
Photo : Radio-Canada / Christian Côté
Toutes les minutes qui passent au Québec, je suis convaincu qu’une personne prononce la phrase : "Envoye, Kevin, continue comme ça!"
Au milieu de la vidéo, on assiste à un moment pivot
, pointe le spécialiste : un homme, Claude Asselin, prononce spontanément les mots : Envoye, Kevin, continue comme ça!
, une phrase à laquelle la vidéo doit beaucoup de son succès.
Puis, c’est la grande révélation : une femme dans le spa admet avoir mis tant d’efforts à essayer de le frencher
et lance un regard au fameux Kevin, lui aussi dans le spa.
C'est une seule prise, tu ne peux pas scénariser quelque chose d'aussi parfait que ça
, insiste Jean-Michel Berthiaume, qui n’hésite pas à qualifier la vidéo de Citizen Kane de la culture québécoise
. L'œuvre d'Orson Welles est souvent citée comme le meilleur film de tous les temps, notamment pour la symétrie de sa réalisation.
On s’y reconnaît
Pour le docteur en sémiologie, Un mot pour Kevin est un document ethnographique qui étale la vérité de l’identité québécoise [...] dans toute son ambiguïté et sa complexité
.
Il rappelle que pour être emporté par la viralité, un contenu doit avoir un ou des éléments de vérité dans lesquels les gens se reconnaissent au point de vouloir le partager.
Qu’on l’assume ou non, on reconnaît une partie de notre identité dans ce petit film.
Dans ce cas-ci, les gens retournent l’écouter et revisitent la vidéo, comme on écoute encore 23 décembre de Beau Dommage
. Ça fait partie du patrimoine québécois.
Une viralité lourde à porter
Cette viralité a toutefois un coût. Contacté par Radio-Canada, Claude Asselin, l’auteur de la phrase Envoye, Kevin, continue comme ça!
, a décliné la demande d'entrevue, mentionnant avoir déjà tout dit
.
En 2021, il avait refait surface sur le web dans une vidéo, en collaboration avec l'entreprise de vêtements Poche & fils, qui a créé une poche de chandail à son effigie. Nous avons retiré sa poche du site web
, a indiqué un représentant de l'entreprise, sans fournir davantage de détails.
Un jour, tu sors de chez vous, et t’es reconnu partout parce que tout le monde a partagé la vidéo dans laquelle tu te trouves. [...] Les gens qui sont devenus des phénomènes viraux à leur insu, il n’y a personne qui vit bien avec ça.
Jean-Michel Berthiaume lui-même se heurte à des refus, alors qu'il s’affaire à écrire un livre sur l’histoire de la viralité au Québec : Momo de « Pas l’temps de niaiser », « Mon père est riche en tabarn*** », « J’ai l’doua »… 100 % des [vedettes de] mèmes que j’ai contactées pour mon livre pour le moment ont refusé de s’entretenir avec moi
.
Pourtant, le Québec est reconnu pour sa culture qui respecte la célébrité, en n’étant pas trop insistante sur la vie privée
, pointe-t-il.
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Il ajoute qu'aux États-Unis, la viralité est abordée différemment. Les personnes qui apparaissent dans des mèmes deviennent des influenceurs et influenceuses. Les jetons non fongibles (JNF, ou non-fungible token, NFT, en anglais) ont aussi permis à ces personnes de finalement monnayer toute l’attention qu’elles recevaient.

Dans un documentaire, Ghyslain Raza, surnommé le Star Wars Kid, sort de l'ombre pour se réapproprier son double numérique.
Photo : Capture d'écran / Documentaire «Dans l'ombre du Star Wars Kid»
Une vedette québécoise de mème a brisé le silence récemment dans un documentaire. Il s'agit de Ghyslain Raza, alias « Star Wars Kid », considéré comme le patient zéro de la viralité en ligne. Ça transparaissait à l’écran, le sacrifice qu’il faisait pour être dans ce documentaire
, souligne le spécialiste en culture populaire.
Une gêne qui pourrait s’expliquer par le fait que les vidéos virales au Québec sont souvent humiliantes pour leur vedette. Une humiliation qui continue dans les sections commentaires, un espace que Jean-Michel Berthiaume décrit comme ayant le potentiel d'être un dépotoir
et de déshumaniser
.
Sous la vidéo Un mot pour Kevin, les plus récents commentaires souhaitent surtout des retrouvailles, ou soulignent encore l’anniversaire de Kevin.
On est dû pour écouter cette vidéo autrement. La regarder, la célébrer, à l’extérieur du contexte de sa viralité, afin de constater la valeur de cet artéfact [qui nous plonge] dans le langage populaire
, croit Jean-Michel Berthiaume.
Alors bonne fête, Kevin qui, selon nos calculs, a aujourd'hui 39 ans.